En histoire, les carambolages chronologiques sont souvent signifiants ; je le répète souvent à mes étudiants retraités. Et celui d'aujourd'hui l'est singulièrement.
Car aujourd'hui, la Banque centrale européenne inaugure son palais ceaucescien de Francfort - à un milliard trois cent millions d'euros. Cet édifice de la dictature eurobancocrate est construit sur le sang et la sueur des peuples européens, victimes des politiques d'austérité qui leur sont imposées au nom de l'euro et de traités, adoptés par leur soi-disant représentants qui ne représentent plus qu'eux-mêmes - une Nomenklatura de privilégiés qui ressemble chaque jour davantage, par son autisme, à celle du monde soviétique finissant.
Les manifestations de violence qui accompagnent cette manifestation de l'inconscience et de l'ubris des eurobancocrates sont inévitables. Lorsqu'on pressure les peuples, que l'on détruit les vies et que l'on tue par la précarité et le désespoir, tout en affichant sa morgue, son incurie (car la gestion désastreuse du projet a explosé toutes les prévisions : vive la bonne gouvernance et l'exemplarité !) et sa scandaleuse prodigalité dès lors qu'il s'agit de l'oligarchie, on ne doit pas s'attendre à d'autres réactions. Lorsqu'on vide la démocratie de toute substance par des traités scélérats (point de démocratie hors des traités a dit le grand évadeur fiscal placé à la tête de la Commission, tandis que l'ancien employé de Goldman Sachs l'est à celle de la BCE) dont on extorque la ratification refusée par le peuple, à des assemblées sans honneur, lorsqu'on fait revoter les peuples qui ont dit non jusqu'à ce qu'ils disent oui, puis qu'on prétend que ces traités s'imposent à tous, pour toujours, et qu'ils priment, en toute circonstance, sans possibilité de retour, sur les choix démocratiques, alors il ne faut pas s'étonner que la violence revienne au centre du jeu. Tant il est vrai que la violence des casseurs contre les symboles du gouvernement oligarchique européen est loin d'égaler la violence produite par l'Union européenne et sa banque centrale contre les peuples.
Mettez une cocotte-minute sur le feu, privez-la de toute soupape et étonnez-vous ensuite qu'elle explose - dans la rue ou le vote Front national.
Et si au moins ces oligarques autistes aux hallucinants privilèges, si durs avec les peuples et les pauvres, si doux avec la caste patronale dont ils sont les commis, étaient compétents... Mais même pas. Après la Banco Espirito Santo portugaise, après la Banco Madrid qui a déposé le bilan suite à une « très forte détérioration financière (…) conséquence des importants retraits de fonds de clients », selon la Banque d’Espagne qui en a pris le contrôle le 10 mars, après l'Hypo Alle Adria autrichienne qui est en train de sombrer, voilà qu'on nous annonce la faillite à peine déguisée de la Düsselhyp... Alors que la BCE, au siège à 1,3 milliard payés par les peuples européens mis en coupe réglée par l'Europe bancocrate, avait réalisé des stress-tests à... l'automne dernier, nous assurant que le système bancaire européen était solide et parfaitement sain, que les économies des petites gens ne risquaient rien.
Morgue et incompétence des Draghi, avec leur siège à 1,3 milliard, qui nous préparent allègrement la prochaine crise financière par un QE qui eût été utile il y a cinq ans, pour empêcher la destruction de richesse, les fermetures d'usines, le chômage, la déflation et la dépression dans lesquelles nous sommes englués, mais qui, aujourd'hui, ne fera pas rouvrir les usines, qui ne recréera pas la richesse détruite, qui alimentera juste la spéculation par un afflux de liquidités qui ne peut s'investir dans la production alors qu'on a asphyxié la consommation, qui fera monter la bourse, dans le vide, sans création de richesse en face de la montée des cours, jusqu'à ce que la nouvelle bulle explose. Les actuelles faillites bancaires sur lesquelles les chiens de garde médiatiques font silence ne sont que de ridicules amuse-gueules en regard de ce que nous prépare la BCE, dans son siège à 1,3 milliard d'euro.
Carambolage, disais-je. Oui car le jour même où la BCE affiche ainsi sa morgue et son inconscience, le Parlement grec a adopté la première loi sociale de la nouvelle législature. Excellent signe, comme l'a été hier, la nomination par la présidente du Parlement, la femme remarquable qu'est Zoï Konstantopoulou, d'Eric Toussaint comme coordinateur technique-scientifique de la commission parlementaire pour l'audit de la dette publique. Or Xavier Toussaint, historien, fondateur et porte-parole du Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM), est un des combattants les plus acharnés contre les "dettes odieuses", en Grèce comme ailleurs, dont le but est d'enchaîner les peuples et de vider de tout contenu leur souveraineté - raison pour laquelle l'Europe n'a jamais "aidé" la Grèce, mais cherché, par l'aggravation et la perpétuation de la dette, à enchaîner ce peuple-Prométhée au rocher de la dette qui permet à ses créanciers vautours de lui dévorer indéfiniment le foie. Il faut lire, d'ailleurs, sur la réalité de cette dette, l'utile mise au point de Jean Gadrey, professeur d'économie honoraire à l'Université de Lille I, qui démontre justement combien une partie - à déterminer - de la dette grecque est odieuse et n'a en aucun cas à être payée.
Ce signe est donc incontestablement positif - il n'est pas avant-coureur d'une capitulation... que d'autres signes, contraires, me faisaient craindre dans mes derniers billets. Ce signe est venu après d'autres... entretien de Varoufakis à ''L'Humanité'' (je préfère cette prestation du ministre de l'Economie grec, à celle du même pour Paris-Match...) indiquant que le gouvernement grec n'avait nullement l'intention de renoncer à l'application de son programme, déclaration sybilline de Tsipras au magazine Ethnos indiquant que : "Évidemment, nous avons un plan de rechange. Nous ne laisserons pas la Grèce dans l'étau du chantage de quiconque. Comme je l'ai dit dès la première minute, la République hellénique ne fait chanter personne, mais personne ne la fera chanter. La Grèce est un pays avec des possibilités infinies. La question grecque est européenne et mondiale, précisément parce que la Grèce a un énorme potentiel géopolitique et est en même temps un membre de la zone euro, si bien que nous n'avons pas un problème isolé mais un problème européen. Cependant, je ne crois pas que nous aurons à mettre en œuvre un plan de rechange parce que le problème sera résolu au niveau politique à la fin de la semaine, avant le sommet ou, au besoin, durant ce sommet."
Plan de rechange, il y aurait donc. Je l'espère, et j'espère que ce plan comporte le défaut sur la partie odieuse de la dette, et la sortie de l'euro - à l'occasion d'un ouiquende prolongé, comme Nixon annonça un 15 août la suspension de la convertibilité or du dollar - sans lesquels, à mes yeux, il ne peut y avoir "d'autre politique" en Grèce, sans lesquels le peuple grec ne pourra se libérer de l'étau du chantage de l'UE, dont la Commission est dirigée par le grand évadeur fiscal, et de la BCE... au siège à 1,3 milliard. De cette sortie, on a d'ailleurs parlé à Athènes, le ouiquende dernier, dans une conférence dont Jacques Sapir rend compte ici.
Carambolage donc, entre l'inauguration du siège de la Nomenkaltura eurobancocrate à 1,3 milliard d'euro, et le vote, par le Parlement grec de deux lois sur l'état d'urgence humanitaire en Grèce qui prévoient le relèvement des petites retraites, des aides au logement, un accès aux soins pour les personnes privées de couverture sociale, la fourniture d'électricité (300kw/h gratuits jusqu'à fin 2015), la distribution de bons d'alimentation ou l'étalement en 100 mensualités des arriérés d'impôts pour les foyers les plus modestes.
Carambolage, car hier, un journaliste de Channel 4 News, Paul Mason, rendait public un message au gouvernement que les Grecs se sont démocratiquement donnés d'un dénommé Costello, obscur mais probablement grassement payé, sans problème d'accès aux soins ni d'éclairage, une de ces sangsues bruxelloises sans la moindre légitimité démocratique, gavées du sang des peuples qu'elles pompent sans relâche, représentant de la Commission européenne présidée par le grand évadeur fiscal, un message rédigé à la suite d'une téléconférence des experts techniques de l'Eurogroupe, demandant "fermement" l'ajournement du vote des deux lois jusqu'à la mise en place de "consultations appropriées" (ah la novlangue de la Commission du grand évadeur fiscal et de la Banque centrale au siège à 1,3 milliard d'euros !!!).
Pour ces oligarques, qui ne voient aucun inconvénient à l'organisation de l'industrie de l'évasion fiscale par le Luxembourg sur lequel a régné si longtemps le président de la Commission, ni à la gabegie à 1,3 milliard d'euros de la BCE, que les Grecs les plus pauvres puissent s'éclairer et se nourrir, qu'on desserre un peu l'étau qui les étouffe est proprement insupportable. Scandaleux.
Ces dictateurs en costume cravate, sans char ni police politique, mais plus implacables, inhumains et criminels que bien des tyranneaux galonnés, exigent que les "réformes" se fassent dans le cadre "d'un ensemble complet et cohérent" ; il se moquent que des gens meurent de leur politique qui a échoué, mais ils ne sauraient tolérer que le Parlement grec, expression d'un vote démocratique du peuple, agisse "unilatéralement et de manière fragmentaire, ce qui ne serait pas cohérent avec les engagements pris, notamment à l'Eurogroupe". Et les engagements pris par un gouvernement devant son peuple ? Ils s'en branlent - passez-moi l'expression, mais l'UE, la BCE, les oligarques et leurs larbins socio-démocrates, par les temps qui courent, ont tendance à me faire perdre jusqu'à ma bonne éducation.
Et voilà bien le noeud gordien (pas ma bonne éducation perdue, mais le fait qu'ils s'en branlent) ! La Commission du grand évadeur fiscal et la BCE au siège à 1,3 milliard d'euros ne supportent pas l'exercice par le Parlement de la souveraineté populaire. Il veulent bien tolérer ce gouvernement, ne pas le renverser, comme ils l'ont fait autrefois de Papandréou pour lui substituer un banquier non élu à leurs ordres (et avec des ministres d'extrême droite), pourvu que ce gouvernement leur obéisse. Ils veulent bien renoncer au mot de "Troïka" pourvu que les méthodes de la Troïka demeurent : imposer à des autorités démocratiquement élues des solutions élaborées à l'étranger, hors de tout contrôle démocratique, par les dictateurs en costume cravate. Et ce noeud gordien, il ne se dénouera pas ; il faudra le trancher.
A Athènes, une source gouvernementale a répondu en se demandant ce qu'il restait des " valeurs européennes " " si, en 2015 en Europe, la lutte pour affronter une crise humanitaire est considérée comme une décision unilatérale ". Elle a aussi dénoncé un chantage qu'elle a appelé les députés de tous les partis à rejeter. Or justement, ce soir, on apprend que la première des lois a été adoptée par une majorité bien plus large que celle dont dispose le gouvernement, avec les voix de la droite (devancée de... 22,8 % par Syriza dans le dernier sondage, à 39,8 % contre 17 %) et même celles des soi-disant socialistes du PASOK (3,2 % dans le même sondage).
Quant au président de l'Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, il menace désormais ouvertement le gouvernement grec du blocus monétaire qui avait conduit celui de Chypre à capituler, s'attirant de Gavriil Sakellaridis (originaire de Nisyros et porte-parole du gouvernement) la réponse suivante : « Il serait utile à tous que monsieur Dijsselbloem respecte sa position institutionnelle au sein de la zone euro (...). Nous comprenons difficilement les raisons qui le poussent à faire des déclarations sans aucun lien avec le rôle dont il est chargé. Tout le reste n’est qu’un scénario de fiction. Inutile de rappeler qu’on ne fait pas chanter la Grèce. »
Donc le moment de l'épreuve de force approche. Le moment de vérité aussi : comme céder, pour la Nomenklatura, serait suicidaire, puisque ce serait montrer aux autres peuples, qu'il y a une alternative et que les partis socio-démocrates et conservateurs les trompent depuis trente ans en leur chantant la chanson de Maggie Thatcher revue à la sauce Merkel, il faut espérer que le plan de rechange est prêt.
Les Grecs fêteront le 25 mars leur épanastasis de 1821, qui fut à la fois un soulèvement national contre les Turcs et une révolution contre les "élites" qui servaient de relai à leur domination. Depuis 2010, lorsque cette fête nationale avait été une occasion pour le peuple de manifester massivement sa défiance aux "élites" qui l'avaient trahi, cette fête nationale était strictement encadrée, réservée aux "élites" qui, police et barrières aidant, tenaient le peuple à distance des célébrations mortes d'une Grèce officielle soumise aux petits dictateurs de Bruxelles, Berlin et Francfort. Il se dit que le "gaulliste social" Kamménos, ministre de la Défense "Grec indépendant", que les chiens de garde d'ici ont traité de tous les noms parce qu'il est un résistant à la dictature du grand évadeur fiscal et de la BCE au siège d'1,3 milliards d'euro, prépare une fête nationale comme la Grèce en a peu connu depuis... la Libération, et la fin de la dictature des Colonels. Carambolage ?