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lundi 29 juin 2015

Chroniques nisyriotes (4) - Alexis et le noeud gordien

Gaullien ! voilà le premier mot qui m'est venu à l'esprit, lorsque j'ai entendu Tsipras à la radio.

Ce n'était pas tout à fait en direct. Je m'étais couché vers 23h00 sur mon moni - le lit traditionnel du Dodécannèse - on y monte par un petit escalier ; autrefois, en hiver, on mettait les bêtes dessous pour assurer le chauffage central. J'avais lu pendant une bonne heure les passionnantes Histoires grecques de Maurice Sartre, éteint vers minuit...

Je me suis réveillé vers 3h30, pourquoi ? Ca ne m'arrive jamais ici. Frédéric était lui aussi réveillé, dans la pièce d'à côté, la radio à l'oreille. Lorsqu'il m'a entendu bouger, il m'a crié : - Tsipras a annoncé un référendum.

- Quoi ?

- Un référendum.

J'ai cru rêver.

- Sur quoi ? La sortie de l'euro ???

- Sur les propositions des institutions...

On s'est mis à discuter... une semaine avant le vote, c'est constitutionnel ? Je n'ai pas ma Constitution grecque ici. Pas de vraie campagne, quelles conséquences...

On ne s'est rendormit que lorsque le char d'Apollon pointait au-dessus de la presqu'île de Cnide. Le vieil Homère et l'aurore aux doigts de rose... Comment mieux dire les choses ? Hier, je me suis aussi replongé, pour mon prochain projet romanesque, dans Mémoires d'Hadrien... A vous décourager d'écrire, Yourcenar, tellement c'est beau, bien, juste...

Mais revenons à nos moutons.

Gaullien, Alexis. Devant un problème qui met en jeu l'avenir de la nation, devant le chantage des vautours, devant l'ultimatum de l'eurrocrature qui, chaque jour depuis cinq mois, montre un peu plus son hideux visage paratotalitaire - propagande, négation de la souveraineté des peuples, adhésion exigée à son projet européen de destruction systématique de l'Etat social et de la démocratie -, il en appelle au peuple.

Impardonnable pour l'eurocrature. Lorsque Papandréou en avait eu la velléité - le seul moment où il aurait pu s'élever au-dessus de son triste destin de laquais, de collabo, il s'était rapidement couché, avalant l'humiliation infligée par la patronne Merkel et son roquet Sarko qui lui avaient interdit de consulter le peuple sur le plan d'aide et lui avaient intimé l'ordre de ne le faire que sur la sortie de l'euro, puis se retirant devant un banquier qui faisait entrer l'extrême droite au gouvernement - pour la première fois depuis la chute de la dictature en 1974, et sans que cela n'émeuve personne à Bruxelles, à Berlin, à Paris.

Alexis, lui n'a pas cédé. Alexis n'est pas un Gauleiter d'une province périphérique de "l'Empire". Alexis n'est pas un comptable, c'est un politique. Il a préparé le kairos, et il l'a saisi. Il ose parler de souveraineté, de chantage, d'humiliation, de dignité.

Alexis, c'est Alexandre devant le noeud gordien. Un noeud indénouable, on le tranche.

Maintenant la parole est au peuple. J'espère qu'il donnera la bonne réponse : celle du courage, de la dignité, du refus de l'humiliation continuelle et de la mort lente, sans fin, que signifierait la perpétuation des politiques criminelles de déflation. C'est maintenant au peuple de dire - ou pas - le grand NON de Kavafis dont je parlais dans mon précédent billet. Le OXI, comme le firent les Grecs le 28 octobre 1940 face à l'ultimatum fasciste.

Dimanche nous avons écouté le débat au Parlement, retransmis toute l'après-midi et une partie de la nuit; en direct, sur l'ERT, qui avait été fermée par le collabo Samaras et qui a recommencé à émettre le matin du jour où je partais d'Athènes vers Patras.

Deux discours sortaient du lot, celui du ministre de la Défense, Panos Kaménos, des Grecs indépendants, ces gaullistes grecs qui ont eu le courage de transcender les clivages partisans pour appuyer et participer à la politique de sursaut national de Syriza et qui sont, depuis le début, bien plus proches des positions de la plate-forme de gauche que de celles de l'aile "modérée" de Syriza dont toute la tactique de Berlin et de Bruxelles visait à ce qu'elle trahisse pour gouverner, selon les Diktats de Bruxelles et Berlin, avec le parti fantoche Potami. Cette tactique-là aussi a échoué.

Kaménos a beaucoup parlé des îles, qu'étoufferait une nouvelle hausse de la TVA, au mépris du pribncipe de la continuité territoriales dont bénéficient toutes les autres îles européennes - à commencer par la Corse. Il a parlé des coupes budgétaires qui empêcheraient les avions de l'armée grecque de voler, les bateaux de sortir des ports... qui livreraient les îles grecques à la moindre provocation d'un pouvoir turc qui pourrait bien chercher dans l'aventure extérieure une solution à ses problèmes internes. Il a parlé en somme de salut public. Des sanglots dans la voix.

Et puis il y a eu le discours de Zoé Konstantopoulou, la présidente du Parlement, qui elle a parlé de la crise humanitaire, des mesures imposées par la Troïka qui sont contraires aux principes de la Charte des Nations Unies, d'une logique mortelle pour les plus faibles...

A côté de cela, les pitreries dérisoires de la droite, la rage du Pasok qui a perdu son âme et son honneur depuis si longtemps, et la bêtise à front de taureau du KKE (communistes orthodoxes) renvoyant une fois encore dos à dos Syriza et la droite étaient franchement pitoyables.

Maintenant la parole est au peuple. ici tout est calme. Les gens parlent beaucoup, avec passion. Dans un sens ou dans l'autre. Il y a ceux qui ont peur : on leur a tellement répété que recouvrer sa souveraineté monétaire entraînerait une catastrophe biblique ! Alors que les pays qui vont bien en Europe sont ceux qui ont su conserver leur souveraineté monétaire ! Alors que le reste de l'euro a plongé dans la croissance molle puis dans la récession sans fin en même temps qu'elle adoptait l'euro ! Et puis il y a ceux qui préfèrent vivre debout qu'à genoux, en obéissant, à la schlag, aux Diktats de Bruxelles et Berlin, même s'ils savent qu'il y aura une période difficile à passer avant de renouer avec la vie...

J'espère de tout mon coeur que les seconds seront, dimanche, plus nombreux que les premiers !!!

vendredi 26 juin 2015

Chroniques nisyriotes (3) – Schäuble, Copernic, le kontosouvli et moi

Emborio, jeudi 25 juin, 13h00, 24° et 970 millibars à ma table de travail

« Si on sort de l’euro, vous croyez qu’on aura droit à l’été ? » On a bien ri, avant-hier soir, avec Iannis, le fils de Katina (la meilleure cuisinière de l’île) et Dimitri, au Balkoni, la taverne d’où l’on a un point de vue imprenable sur la caldeira et les cratères au fond. Iannis nous racontait qu’il avait vu cette phrase commentant, sur Internet, une photo d’Athènes sous la pluie. Athènes sous la pluie à la fin juin ! Décidément, plus rien ne va dans ce pays depuis que les communistes sont au pouvoir !!! – comme on dit rageusement au SPD allemand, où l’on n’est pas plus avare de clichés qu’au journal conservateur Die Welt, lequel accusait récemment la Grèce de n’avoir pas cessé de déstabiliser « l’ordre européen », depuis le soulèvement contre les Turcs en 1821, ce qui est tout de même un comble pour un journal du pays qui, deux fois en un siècle, a conduit l’Europe et le monde au chaos et à la boucherie. Comme on disait chez moi, c’est l’hôpital qui se fout de la charité.

Cela dit, chez nous aussi l’été se fait attendre. Ici, c’est le vent d’ouest qui souffle – fort – sans désemparer depuis plusieurs jours : plus de cigales ; avant-hier soir, Frédéric a remis le pantalon long et nous avons sorti tous les deux les sweats ; hier à 17h30, je frissonnais sur le balcon où je travaillais ; et le soir pas une seule de ces petites chouettes – des chevêches d’Athéna, à chaque fois le bonheur de ces rencontres est identique – posées au milieu de la route et qui nous font nous arrêter parfois plus de dix fois lorsque nous remontons, de nuit, de Mandraki à Emborio.

Nous étions allés faire des courses, nous étions aussi allés relever le courrier Internet. Au village, le wi-fi est en panne depuis une semaine. Apparemment c’est le relais de Giali, l’île de pierre ponce et d’obsidienne, en face, entre Kos et nous, qui est en carafe. Pour combien de temps ? Dans ma boîte aux courriels, il y avait un message venant de Rhodes : c’est confirmé, le 14 juillet j’y parlerai de mes livres, de la Grèce, de l’actualité, aux francophones de l’île. Et cela se passera au consulat, c’est-à-dire à la magnifique Auberge de France, siège des institutions de la « nation de France » au temps de l’État chevalier, sis dans l’odos Ippoton (rue des Chevaliers), cet ensemble incomparable d’architecture occidentalo-médiévale en Orient. J’en suis à la fois heureux et fier !

Il y avait aussi un message d'une journaliste du Figaro, qui souhaitait avoir mon avis sur le fait de savoir pourquoi la Grèce n'avait jamais fait les "réformes" - ce mot magique de la novlangue européenne pour destruction de l'Etat social et de la démocratie - que d'autres ont faites depuis si longtemps. Vous devinez ma réponse...

À part cela, samedi dernier, je suis allé à Kardaména, sur l’île de Kos (patrie d’Hippocrate), pour aller chercher Frédéric qui arrivait le soir de Paris. J’en ai profité pour acheter un citronnier, un bougainvillier et une lavande, que j’ai plantés à notre retour. J’en ai profité aussi pour aller me baigner à Therma, à l’extrémité orientale de la côte qui fait face à Nisyros. Là, au pied de la falaise blanche, sur laquelle les chèvres font de la varappe pour aller brouter la moindre touffe d’herbe poussée sur la paroi, une source d’eau brûlante et soufrée se mêle à la mer dans un cercle de rochers, alors que des chapelets de bulles s’échappent du fond pour venir éclater à la surface… comme dans une baignoire de champagne. J’ai trempé là plus de deux heures, alternant (en compagnie d’une improbable oie blanche qui y éprouvait, elle aussi, une manifeste félicité !) les allers et retours du plus chaud – à peine supportable – au débouché de la source, vers le cercle de rocs entre lesquels pénètre la fraîcheur de la houle, et partant de temps à autres faire quelques brasses en pleine mer.

Détente, bonne fatigue, relâchement de tout le corps, vacuité de l’esprit, bien-être, impression d’harmonie avec le monde… Et comme lorsque, à Nisyros, nous allons visiter Polyvotis (voir la première des chroniques nisyriotes), le plaisir de sentir, ensuite, l’odeur du soufre sur ma peau. Car j’adore l’odeur du soufre… indice de ma nature démoniaque sans doute.

La traversée du matin, je l’avais faite sur le Panaghia Spiliani (du nom de la Vierge de la caverne, vénérée dans une église semi-troglodyte qui domine Mandraki… je vous raconterai l’histoire une autre fois), le bateau de l’île qui fait l’aller et retour chaque jour avec Kos. Nous étions là, en janvier dernier, lorsqu’une très forte tempête l’a malmené : tant que lorsque le capitaine a voulu l’emmener à Giali, dans un mouillage moins exposé, il a été brossé contre le quai. Il a passé plusieurs semaines en réparation ; il est comme neuf.

Or, à bord du Panaghia Spiliani, samedi matin, il y avait Iannis (un autre), un copain, qui se rendait à une réunion de cadres de Syriza à Patmos. Iannis appartient à la plate-forme de gauche, il souhaite la sortie de l’euro depuis bien avant la victoire de janvier dernier, parce qu’il sait bien que, dans l’euro, aucune autre politique n’est possible, et que Syriza a été élu pour mener une autre politique. Nous avons discuté pendant toute l’heure de traversée de la situation, des « négociations » en cours, de l’accord tout juste signé avec Poutine sur le gazoduc vers l’Italie et l’Europe danubienne. Ce jour-là, il croyait que Tsipras ne céderait pas, que la sortie de l’euro serait pour bientôt.

(On l’a croisé aujourd’hui, quelques heures après la rédaction de ce billet, en remontant de la plage : il est beaucoup moins sûr et craint que Tsipras ne cède ; ainsi vont les choses en Grèce, ces temps-ci : incertitude, expectative, perplexité : un signe donne de l’espoir sur la résolution des gouvernants et, le moment d’après, un autre plonge dans l’inquiétude sur leur détermination, leurs désaccords et leurs fins ultimes).

Il m’a dit aussi qu’un « plan B » était prêt, notamment sur les questions cruciales de la période de transition – qui, à n’en pas douter, sera difficile – que sont les importations d’énergie et de médicaments… J’espère qu’il a raison, je le lui ai dit, et que grandissait, en France, le nombre de ceux qui pensent que l’euro et l’UE sont une catastrophe pour les peuples européens, qui sont solidaires des Grecs, qui espèrent qu’ils sont bien en train d’ouvrir le chemin, qu’ils ne caleront pas.

Puis alors que le bateau commençait sa manœuvre d’accostage, Iannis s’est mis à parler avec un voisin qui, en se levant pour sortir… s’est exclamé : « le Schäuble, on va l’embrocher et le faire cuire en kontosouvli », l’équivalent d’un méchoui.

En réalité, depuis dix jours que je suis ici, ce qui me frappe c’est combien les gens parlent facilement de cette sortie de l’euro. Avec exaspération, souvent, à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe et à l’égard de l’Allemagne. Quelques jours après mon arrivée, c’était un troisième Iannis, qui loue une quinzaine de chambres, que je connais depuis 20 ans, qui a deux fils, Odysséas (Ulysse) et Orestis, et que je n’avais jamais entendu parler politique. Il me confiait avoir vu sur Internet que mes livres marchaient bien et me demandait s’il pourrait bientôt les lire en grec. Je lui répondais que plusieurs éditeurs grecs s’étaient montrés intéressés, mais qu’ils avaient renoncé en raison du coût de la traduction, que j’avais bien été inclus dans le programme d’aide à la traduction Jacqueline de Romilly de l’Institut français d’Athènes, mais que l’aide en question ne couvrait qu’une partie de ce coût et que le reliquat restait un risque trop important pour un éditeur grec dans la situation actuelle. « Ils pourront le faire quand on sera enfin sortis de l’euro », m’a-t-il alors répondu. J’ai bien sûr approuvé, dit que j’avais voté contre, que la France devrait sortir aussi. « C’est le système, a-t-il repris : il a été bâti seulement pour l’Allemagne, il ne profite qu’à elle. »

Et puis hier, chez l’épicier, avec lequel je n’ai jamais parlé politique non plus depuis 20 ans, le poste de télévision montrait les palabres de Bruxelles. Je l’interrogeais sur ce qui se passait… Il a littéralement éclaté : « Des conneries, toujours les mêmes conneries, et ça durera tant qu’on n’aura pas quitté l’euro ! » J’approuvai. « Ils nous étouffent depuis cinq ans, reprit-il en mettant ses mains autour de son cou comme pour s’étrangler, et ils continueront à nous étouffer jusqu’à ce qu’on soit morts ». Là encore, je dis qu’il en allait de même en France, même si nous étions un plus grand pays et que c’était moins violent, plus progressif, que j’avais voté contre Maastricht (les Grecs, eux, n’ont pas eu de référendum). « De toute façon, ça fait partie d’un plan – reprit-il – pour assurer la domination de l’Allemagne, et ça remonte loin. Si on sort, on aura deux années difficiles… » Je l’interrompis pour dire qu’à mon avis, c’était plutôt six mois ou un an. « Moi, je dis qu’on aura deux années difficiles mais ensuite on repartira de l’avant, vers le mieux ; si on reste, ils continueront à nous étouffer jusqu’à la mort. » Nous nous sommes séparés en nous serrant la main plus chaleureusement que jamais.

Bien sûr, cela n’a pas valeur de sondage ; bien sûr, d’autres disent que le gouvernement fait fausse route, qu’il faut garder l’euro à tout prix, mais la nouveauté, depuis janvier, c’est que la volonté de sortie de l’euro se diffuse de plus en plus largement, qu’elle se dit ouvertement, s’affiche, se revendique.

Lors du débat organisé par Mediapart, le 5 mars dernier, j’avais avancé que, en obtenant la fin de la Troïka dans « l’accord » de février, le gouvernement Syriza/Grecs indépendants n’avait pas obtenu qu’une concession sémantique, mais qu’il avait opéré une véritable révolution copernicienne. Le journaliste de Mediapart s’était étonné de cette expression et m’avait demandé, après la fin du débat, si je n’exagérais pas un peu. L’économiste allemand du SPD – qui condamnait assez hypocritement l’intransigeance de Merkel avec laquelle son parti gouverne et n’avait pas résisté à placer un stéréotype malodorant (aussi malodorant que ceux du Bild ou Die Welt) sur le fait que les Allemands consentiraient plus volontiers à « aider » la Grèce si les aveugles n’y étaient pas chauffeurs de taxi – m’avait répliqué qu’il ne savait pas si Tsipras opérait une révolution copernicienne ou s’il en revenait au géocentrisme de Ptolémée, mais qu’il lui faudrait bien revenir sur terre.

Or, jusqu’à cet « accord de février », la Troïka arrivait en Grèce avec ses recettes éculées, ultralibérales, déflationnistes, antisociales. Celles-ci étaient compilées dans des mémorandums de centaines de pages, sans qu’on se soit même parfois donné le mal de les traduire en grec, et les parlementaires grecs devaient adopter ces catalogues sous la forme d’un article unique – le pistolet sur la tempe. On s’assoyait ainsi sur la Constitution grecque, l’État de droit, le droit d’amendement des parlementaires qui est au fondement même de la démocratie représentative, c’est-à-dire sur les principes dont se réclame cette soi-disant Europe qui installait, en fait, une administration de type néocolonial.

La révolution copernicienne de « l’accord de février » c’est que le gouvernement grec proposerait désormais les « réformes » et que, si les « institutions » conservaient le pouvoir de les accepter ou de les repousser, elles abandonnaient celui d’imposer les leurs. Le gouvernement grec ressaisissait ainsi une part essentielle de souveraineté que ses prédécesseurs avaient abandonnée – sans avoir le droit d’y consentir. Parce que, comme en d’autres époques, la caste dont ils étaient issus voyait dans la soumission extérieure le moyen de pérenniser sa position dominante à l’intérieur.

Et depuis février, grâce à cette révolution copernicienne, le gouvernement grec fait la démonstration que les « institutions » ne veulent pas réformer en Grèce – mettre fin au clientélisme des partis que Bruxelles, Berlin et Paris tenaient tant à maintenir au pouvoir et voudraient tant y voir revenir, à la corruption qui a tant profité aux marchands d’armes, entrepreneurs de travaux publics, etc., français et allemands, à l’évasion fiscale organisée au niveau européen par l’ancien Premier ministre du Luxembourg devenu…, mettre fin à la sous-fiscalisation du capital et aux privilèges fiscaux des plus riches… Elles ne veulent pas des « réformes » proposées par le gouvernement grec démocratiquement élu ; elles veulent leurs réformes, idéologiques, que le peuple grec a repoussées en portant l’actuel gouvernement au pouvoir. En faisant des concessions – importantes, chaque fois davantage – ce gouvernement a en outre démontré que les institutions n’en sont jamais satisfaites, qu’en réalité elles ne veulent pas négocier, mais obtenir une capitulation. Et c’est bien le résultat de cette révolution copernicienne et du processus pédagogique qu’elle a enclenché qui se dit dans ce que j’entends ces derniers jours à Nisyros.

Maintenant la question se pose de savoir si le gouvernement ira au bout de sa logique. Tout accord avec les institutions, aujourd’hui comme hier, quel que soit son contenu, serait un mauvais accord, parce qu’il poursuivrait dans la logique délirante des médecins de Molière – purge, saignée, purge, saignée… Une logique qui rendra nécessaire, dans six mois, un nouveau plan « d’économies » et de hausses d’impôts puisque le précédent aura aggravé la spirale déflationniste qui contracte l’activité et donc les recettes fiscales. Le gouvernement ne peut l’ignorer. Et il ne peut ignorer qu’il n’y a pas d’autre politique possible à l’intérieur de l’euro, que conduire une autre politique suppose de sortir de la cage de fer de l’euro. Il se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins.

Mon sentiment c’est qu’il a créé les conditions dans lesquelles le peuple suivrait, parce que la révolution copernicienne de février et ses suites ont convaincu bien des Grecs que c’était la seule solution, et que beaucoup d’autres, même s’ils ont peur, même s’ils bronchent, ne veulent pas d’un retour en arrière – d’un retour à l’humiliation quotidienne qu’ont incarnée les gouvernements du socialistes Papandréou, du banquier Papadimos, de l’ultradroitier Samaras.

Pour les Anciens, il y avait, dans toute entreprise osée, un moment favorable, le kairos. Nous y sommes. Pour Kavafis, le poète grec d’Alexandrie, il y a dans la vie d’un homme le moment de dire le grand Oui ou le grand Non. Si le gouvernement, demain, ne disait pas le grand Non, il raterait le kairos, il enfoncerait un peu plus le pays dans la déflation, il refermerait ce qui n’aurait été qu’une parenthèse de six mois d’espoir et il en paierait bientôt le prix.

Ce serait plus qu’une erreur ; ce serait une faute.

samedi 20 juin 2015

Chroniques nisyriotes (2) – Résumé des épisodes précédents

Voyage à Kos pour acheter des plantes et récupérer mon homme... Je tâcherai de vous poster ce soir un autre billet sur la traversée où il fut question de Grexit et de Schaüble en kontosouvli. En attendant, voici celui d'avant-hier ; le wi-fi du village est en carafe depuis trois jours...

Emborio, jeudi 18 juin, 18h30, 26° et 962 millibars à ma table de travail

Tiens, en écrivant la date, je me rends compte que c’est l’anniversaire de l’Appel. Comme alors, nous sommes dirigés par des gouvernements de rencontre qui pensent que la sagesse est de capituler devant l’Allemagne. Qu’il n’y a pas d’autre solution que l’Europe allemande. Car Vichy fut un gouvernement profondément européen et l’Europe, celle de l’Ordre nouveau, fut un des thèmes majeurs de la propagande vichyste. Quant à Robert Schuman – un de ces « pères de l’Europe » comme il y a des « pères de l’Église » – vota les pleins pouvoirs à Pétain. Pendant que de Gaulle et les premiers résistants, de la France libre ou de l’intérieur, de gauche et de droite, les communistes désobéissant au Parti comme les maurassiens refusant de voir Maurras remiser son nationalisme intégral au motif que la soumission à l’Allemand permettait d’avoir enfin la peau de la Gueuse, entraient en dissidence au nom de la nation, de la souveraineté et de la dignité nationales bafouées, de la République et de la démocratie trahies. La prise de conscience de ce qu’était le nazisme viendrait plus tard ; c’est le réflexe national qui a fait la Résistance, au départ. Rien d’autre.

Avant-hier, taille des figuiers et nettoyage du jardin ; hier, dépose du lavabo pour changer le vieux robinet ; aujourd’hui, rénovation de la table de jardin à l’huile de lin : je travaille beaucoup de mes mains ici, et j’aime ça. Ça me lave la tête.

Hier, je suis aussi allé chercher du miel, celui de Fortunis, à Pali, qui balade ses ruches entre Nisyros et Tilos, l’île voisine, en fonction des floraisons. Le miel sur un yaourt de brebis, avec la peau plissée sur le dessus, et un abricot juteux : un petit-déjeuner de nabab !!! Et aujourd’hui, en partant, vers 16h00, j’ai fait s’envoler, au coin de la ruelle, à 10 m de la maison, une compagnie d’une dizaine de perdrix : couinements et froufrou de plumes d’un toujours laborieux décollage ; les petits ne sont pas encore bien gros. J’avais pour double objectif d’aller me baigner à Avlaki, un petit port abandonné, en bas de Nikeia, qui me fait toujours penser à Tintin et l’île noire, même si, en reprenant Tintin et l’île noire, j’ai constaté, surpris, que ce petit port dont je croyais me souvenir n’y était pas ; puis de remonter à la taverne qui est à l’entrée de Nikeia pour y acheter cinq litres d’huile : ils la font venir du Péloponnèse, elle est extra. Mais chou blanc ; des deux cotés. En arrivant à l’embranchement de la route qui descend à Avlaki, j’ai vu Nikeia prise d’assaut, en quelques minutes, par une masse de nuages sombres, bas, épais, poussés par le vent du sud. De là à ce qu’il pleuve ! Pas étonnant que certains des bleuets et des coquelicots soient toujours en fleurs. Quant à l’huile, leur stock de la saison n’est pas encore arrivé…

Pour le reste il faut que je m’excuse de n’avoir guère alimenté ce blog depuis plus d’un mois, auprès de ceux qui ont eu la gentillesse de m’écrire que ma prose leur manquait. C’est que je n’ai guère cessé de courir derrière le temps. Au début mai, je suis d’abord allé à Thessalonique où le consulat général et l’Institut français m’avaient invité à présenter La Grèce et les Balkans au salon international du livre. Grâce au consul général, M. Le Rigoleur (fin connaisseur de la Grèce, perspicace observateur de la situation et… lecteur enthousiaste de mes trois tomes, ce qui ne gâche rien !), j’ai pu rencontrer là-bas plusieurs universitaires et intellectuels, dont le professeur d’histoire, à l’Université Aristote, Iannis Mourélos. J’étais d’autant plus heureux de le rencontrer que je l’avais largement utilisé pour mes développements sur le dichasmos, la guerre civile larvée de 1915-1917 et l’intervention franco-anglaise qui y met fin, ainsi que sur les fantasmagories d’intervention dans les Balkans qui, en 1939-1940, agitaient un état-major français sûr de ses concepts stratégiques périmés… qui allaient nous conduire à l’effondrement de juin 1940. Comme les Gamelin et Weygand qui nous gouvernent aujourd’hui agitent leurs fantasmagories de reprise et de croissance, en refusant de remettre en cause leurs certitudes néolibérales et eurolâtres qui nous conduisent à l’effondrement de demain.

La présentation au salon, en dialogue avec Iannis Mourélos, fut un succès, et je suis fort reconnaissant à lui, au consul, comme à tous ceux qui ont préparé cet événement à l’Institut, à tous ceux du consulat et de l’Institut qui m’ont accueilli avec chaleur, témoigné l’intérêt qu’ils avaient pris à la lecture de mes livres.

Mais ce qui m’a surpris, c’est la résolution de mes interlocuteurs grecs. Sans doute, tous ne partagent-ils pas ma conviction qu’aucune autre politique n’est possible dans l’euro et que toute autre politique suppose la sortie de cette monnaie stupide et ravageuse pour les économies européennes, à l’exception de celle de l’Allemagne et des satellites de son Lebensraum. Sans doute tous ne pensent-ils pas, comme moi, que l’UE est déjà morte et qu’elle ne fait plus que courir comme un canard auquel on a coupé la tête. Mais incontestablement, pour tous les interlocuteurs que j’ai eus là-bas, des universitaires au prof de français dans une école privée, ou à l’agricultrice des confins bulgares, il n’y a pas de retour en arrière possible et le temps de l’humiliation est terminé.

Incontestablement, la victoire de Syriza et des Grecs indépendants en janvier, leur refus de céder aux injonctions criminelles des créanciers, leur combattivité, leur hargne à défendre, enfin, les intérêts vitaux du peuple qui les a élus, ont provoqué dans ce pays un déclic psychologique, et suscitent un soutien qui dépasse très largement les limites de la majorité qui a porté ce gouvernement au pouvoir. Ce que ce gouvernement ne peut ignorer ; si bien que je pense que ce gouvernement ne dilapidera pas ce capital en acceptant un Diktat, même déguisé, dont il sait qu’il ne réglerait rien, qu’il ne ferait qu’enfoncer davantage le pays dans la spirale déflationniste où les précédents Diktats l’ont plongé et qu’il rendrait inévitable de futurs Diktats… puisque la logique délirante des créanciers est de ne tenir aucun compte des réalités.

De l’histoire de cette Grèce, et de ses rapports complexes avec l’Europe occidentale, qui sont si importants pour comprendre la situation d’aujourd’hui, je suis aussi allé parler, à l’invitation de Bertrand Renouvin, aux Mercredis de la NAR, qui avaient déjà reçu Panaghiotis Grigoriou (voir plus bas), pour une soirée riche en échanges, amicale et chaleureuse.

Cette Nouvelle Action Royaliste, je l’avais un peu perdue de vue depuis mes jeunes années, alors que, face à la disparition du gaullisme dans la trahison libérale, droitière et eurolâtre, le gaulliste de gauche que je n’ai cessé d’être se sentait avec ces « royalistes de gauche », comme avec un Chevènement ou un Seguin, un attachement commun – fondamental et transcendant tous les désaccords – à l’indépendance, à la souveraineté, à la justice sociale. À la conviction que la nation est – aujourd’hui en tout cas – le seul lieu de la démocratie, que le capitalisme n’est pas indépassable, qu’une société n’est pas un marché… bref, avec qui je suis d’accord sur presque tout, sauf sur le but ultime de la restauration monarchique. Car je suis et je reste un républicain, mais un républicain qui sait – aussi – ce que la France doit à la monarchie, dans les moments, en tout cas, où elle sut incarner la nation et ne pas se confondre avec l’égoïsme des privilégiés.

Mais il en va de même, là-dessus, de la République… qui peut être sociale ou réactionnaire, qui peut incarner la défense du bien commun comme sa négation, le courage ou la trahison – ce qu’illustrent aujourd’hui, une fois de plus, ceux qui se sont affublés du nom de Républicains, alors qu’ils ne défendent que des intérêts de caste et qu’ils incarnent la soumission à Bruxelles, à Berlin, à Washington… Pourvu qu’ils aient quelqu’un ou quelque-chose à qui ou à quoi se soumettre – tropisme qu’ils partagent avec ceux qui se disent socialistes et avec qui ils forment le -encore trop - grand parti de l’abandon et de la régression sociale.

De Grèce et d’Europe encore, j’ai causé à Port-de-Bouc, invité par la médiathèque Boris Vian, le cinéma Le Méliès et l’association Hiphaïstia – à l’initiative de Jean-Alex. Merci à lui, à tous ceux qui ont préparé cette soirée, au libraire de L’Alinéa, à tous ceux qui sont venus m’écouter parler du temps long, puis, après la projection de sept poignants courts-métrages de jeunes réalisateurs grecs sur la crise, des conséquences tragiques des politiques conduites par l’UE depuis cinq ans, de la situation actuelle et des incertitudes de l’avenir.

Et puis il y a eu ma contribution à corriger et mettre au point pour les actes à paraître d’un colloque de la Fondation Res Publica de Jean-Pierre Chevènement sur la soutenabilité de l’euro à l’épreuve du cas grec, l’année de cours à terminer avec mes étudiants retraités de l’Université interâges de Créteil, les paperasses pour les impôts, le régime social des écrivains, la vie, mes parents qui vieillissent…

Jusqu’au 9 juin dernier où j’ai pris l’avion pour Athènes. Le lendemain, Odile et Iannis nous avaient invités dans leur librairie, To Lexikopoleio, Panaghiotis Grigoriou et moi, à parler, autour de nos livres, des échanges ininterrompus et des malentendus qui tissent la relation Grèce-Europe occidentale. Panaghiotis est le rédacteur du blog greekcrisis.fr, indispensable pour prendre la mesure de ce qui advient en Grèce depuis cinq ans et sur quoi la propagande des médias dominants ne lève pas la langue. Il en a tiré un livre, La Grèce fantôme, paru chez Fayard à peu près au moment où sortaient mes trois tomes – sélection de ses chroniques d’autant plus saisissante qu’on y prend conscience à quelle vitesse et avec quelle brutalité la « stratégie du choc » a été appliquée, sous prétexte d’Europe, au peuple grec.

Panaghiotis n’est pas optimiste, c’est peu dire ; et moi qui ne le suis guère, je me fais l’effet, à côté de lui, d’une espèce de ravi. Il n’est pas optimiste parce qu’il pense que le gouvernement grec n’ira pas à la rupture et que tout continuera sur son erre – pour le pire. Je continue à parier que rien n’est joué. La librairie était pleine et la discussion fut ardente. Comme à Thessalonique, j’ai senti cette volonté de ne pas revenir en arrière, ce que la résistance du gouvernement signifie de dignité collective recouvrée et qu’on ne veut plus reperdre. En même temps que s’exprime l'appréhension – ô combien cultivée par les médias dominants depuis cinq ans – du saut dans l’inconnu qu’implique la logique poussée à son terme de cette résistance : la rupture, le défaut, la sortie de l’euro.

Ce qui s’est dit aussi, c’est que les demandes des créanciers sur la table ce soir-là, et que le gouvernent venait de repousser à l’heure où nous commencions, ne pouvaient être que repoussées. Augmenter la TVA dans les îles, c’est à la fois nier le coût de la continuité territoriale et asséner un rude coup au tourisme – un des derniers poumons économiques du peuple grec qui fonctionne à peu près ; couper dans les retraites qui ont déjà été amputées de 30 à 50 %, c’est jeter dans la misère noire des milliers de familles pauvres de chômeurs non indemnisés dont le seul revenu est la retraite des parents ; augmenter une fois de plus la TVA sur l’électricité, c’est priver de lumière et de chauffage des milliers de famille alors que les coupures d’électricité, l’absence de chauffage l’hiver, la généralisation des chauffages de fortune, les incendies et les asphyxies qui en résultent, sont déjà un des résultats des politiques conduites depuis cinq ans.

Toute l’ambiguïté du moment historique est là : on sait depuis longtemps le compromis « honorable » impossible mais on a continué à le souhaiter ; on voudrait un changement de politique, incompatible avec ce qu’est l’euro, tout en voulant croire qu’on pourrait changer de politique et conserver l’euro. Mais on arrive au bout de cette logique.

La rupture, le défaut, la sortie de l’euro sont à mes yeux la condition d’une sortie du processus sans fin de mort lente que prolongerait tout « compromis », quel qu’il soit, avec les créanciers. On peut comprendre que cet inconnu-là, fasse peur, mais ma conviction est que, désormais, les Grecs sont prêts : ils auraient préféré autre chose mais ils ont vu que leur gouvernement à fait des concessions et que ce que veulent les "autres" ce ne sont pas des concessions, une négociation mais une capitulation et la poursuite, moyennant aménagements symboliques, de la même politique criminelle. Or cela, les Grecs n'en veulent pas, ils ne veulent pas continuer, ils ne reviendront pas en arrière. Donc s'il faut sortir de l'euro, ils sortiront. Je crois calmement. C'est la vertu de ce que j'ai appelé, dès le début, la vertu pédagogique de la politique de l'actuel gouvernement.

Et je suis persuadé que ça réussira.

Le 11, j’ai pris la route de Patras, où j’étais invité par l’Association des francophones d’Achaïe – Grecs, Franco-Grecs, Français. Ici, c’est Georgia Rigopoulou, professeur à l’Institut français, que j’avais rencontrée l’an passé, pour ma présentation sur le toit athénien de Lexilogos, qui avait lancé le projet. C’est pour moi une surprise de voir combien, depuis quelques mois, les « amis Facebook » se sont matérialisés. Georgia est de ceux-là mais, désormais, à chaque étape de mon odyssée, en France comme en Grèce, je rencontre de vrais gens qui étaient jusque-là des contacts virtuels. Je dois avouer qu’en arrivant sur ce « réseau social », je n’y croyais pas. C’est une surprise, un bonheur ; c’est aussi un moyen de lutter contre la propagande des médias dominants, en permettant aux informations et aux analyses alternatives de diffuser par rhizome.

Patras est une vieille ville industrielle, une ville sinistrée par la « crise », une ville où arrivent les « migrants » (3000 ? plus ?) que le pouvoir turc laisse obligeamment passer, au plus grand profit, des passeurs turcs qui s’enrichissent notablement dans ce trafic d’êtres humains – sans qu’on n'entende beaucoup parler Bruxelles sur la question, alors que contrairement à la Libye, où l’irresponsable aventurisme franco-anglais a détruit l’État et installé le chaos, la Turquie a un État. Et quel État ! Cet État, sur lequel on pourrait faire pression, est d’ailleurs en même temps un des principaux soutiens de Daesh, nonobstant son appartenance à une soi-disant coalition anti-Daesh (à laquelle « participent » aussi le Qatar et l’État wahhabite d’Arabie, parrains de tous les intégrismes), puisqu’on sait que, par la Turquie, entrent les armes de Daesh et que les Turcs achètent le pétrole de contrebande, ensuite revendu aux Occidentaux, qui fournit à Daesh une part importante de ses revenus. Cet État turc avec lequel on continue – contre toute apparence de bon sens – à parler d’adhésion à l’Union européenne.

Mais revenons à Patras. Une fois entrés en Grèce, grâce à l’obligeance turque, les « migrants » cherchent à en partir. Quel avenir y a-t-il dans un pays que ses propres nationaux, surtout les plus éduqués, quittent en masse pour des cieux plus gris mais où le travail est moins rare et mieux payé ? Pourtant, si la Grèce appartient à l’espace Schengen, elle n’a point de frontière terrestre avec d’autres pays de la zone. Les « migrants » s’y trouvent donc dans une nasse, dont ils ne peuvent sortir qu’en s’embarquant sur les ferrys vers l’Italie, clandestinement. Patras c’est Calais. Les friches industrielles, créées par la politique européenne, abritent les « migrants » dont la politique européenne laisse cyniquement la charge exclusive à un État grec que sa politique de déflation a ruiné. Et les « migrants » continuent à tenter de franchir les grilles du nouveau port les soirs de départ de ferrys.

Patras est la 3e ville de Grèce par la population et elle a un maire communiste depuis les élections locales du printemps 2014. En Grèce, le parti communiste s’est coupé en deux en 1968. Une partie a constitué le noyau originel de Syriza. L’autre – le KKE canal historique – est restée figée dans un dogmatisme qui lui fait dire aujourd’hui que Syriza c’est la même chose que la droite – ou pire. Si bien que, au 2e tour des élections locales, l’an passé, Syriza a fait voter pour le KKE, arrivé en tête du 1er tour à Patras, alors que le KKE a préféré voir le maire sortant, appuyé par la droite et le PASOK, rester en place à Athènes plutôt que de faire voter Syriza.

Ce 11 juin, à mon départ d’Athènes, le KKE avait déployé sur la façade du ministère de l’Économie, place Syntagma, face au Parlement, une immense toile représentant Papandréou, frappé d’un « Mémorandum 1 », Samaras, frappé d’un « mémorandum 2 », et Tsipras, frappé d’un « mémorandum 3 ». Ce 11 juin, dans les rues de Patras, maire en tête, le KKE défilait contre les concessions du gouvernement Syriza/Grecs indépendants. Alors que, à ma connaissance, le gouvernement Tsipras n’a toujours pas cédé. Mais si, par malheur, il venait à céder, le KKE d’un côté et Aube dorée de l’autre, sont en embuscade ; car la mise ne sera ramassée, j’en suis sûr, ni par la droite et son appendice socialiste déconsidérés, ni par Potami, le parti fantoche des oligarques des médias que Bruxelles a sans doute financé et dont on rêve, chez les oligarques européens, qu’il devienne le partenaire de coalition des « réalistes » – au sens germano-eurolâtre – d’un Syriza qui aurait éclaté.

Puis, le 12, après avoir passé une journée avec Georgia, son mari et ses fils qui m’ont reçu chez eux avec une incroyable gentillesse, et m’ont fait voir leur ville, nous sommes arrivés au café où avait lieu la présentation préparée par Géraldine et son équipe. Ébahi ! car il y avait là une bonne centaine de personnes.

Vanghélis Politis, professeur de géographie à l’Université de Patras, une des meilleures du monde, m’a présenté, mes romans, mon rapport à la Grèce. Vanghélis connaît tout le monde à Patras et il a beaucoup fait pour le succès de cette soirée ; nous nous sommes tout de suite entendus et nous sommes d’accord sur bien des choses. Et puis l’avocat et historien Christos Moulias a exposé avec une grande cordialité et l’acuité d’un regard grec d’érudit les grandes lignes de ma trilogie.

Quant à moi, on m’avait demandé de commencer le quatrième tome en parlant de ce qui s’est produit depuis la sortie des trois premiers à l’automne 2013. Exercice périlleux et qui, je pense, n’a pas dû mécontenter celui des trois députés Syriza d’Achaïe qui est venu assister à cette soirée. Il avait peu avant déclaré qu’il refuserait de voter, au Parlement, un nouveau paquet de mesures, fût-il présenté par le gouvernement qu’il soutient, qui serait contraire aux engagements qu’il a pris devant ses électeurs.

Voilà, il est 21h00 passé ; le front nuageux n’a, semble-t-il, fait que passer, le ciel est redevenu clair. La nuit tombe. Les nuits sans lune, sur le balcon d’Emborio sont une pure merveille. Pas d’éclairages artificiels alentour, la voie lactée, les myriades d’étoiles qui trouent l’obscurité que laisse Apollon derrière lui en s’embarquant pour faire le tour du monde et reparaître demain à l’Orient, les étoiles filantes – toujours le même vœu, cette année, mais je ne vous dirai pas lequel.

jeudi 18 juin 2015

Chroniques nisyriotes (1) – Prolégomènes

Emborio, mardi 16 juin, 14h30, 28° et 969 millibars à ma table de travail.

Me voilà – enfin ! – de retour « chez nous ». À Nisyros. Au calme. Mon ordinateur est sur la table devant laquelle ouvrent des fenêtres. Bleues, et les murs sont blancs, bien sûr. Juste en dessous – la maison est à 380 m d’altitude, sur le versant extérieur du cône volcanique – le feuillage vert vif et dentelé d’un figuier. Je n’ai pas encore vu les vaches ; car les vaches, savez-vous, adorent les feuilles de figuier.

Dans Le Plongeon, mon deuxième roman en partie écrit à Nisyros (à Nikeia à l'époque, l'autre village des hauteurs), je fais dire à l’un de mes personnages que l’odeur du figuier le rend fou ; je ne suis pas loin d’être comme lui. Je lui fais aussi raconter la légende rapportée par le chrétien Clément d’Alexandrie – pour s’indigner de l’indécence païenne bien sûr. Un jour, Dionysos veut aller embrasser sa mère aux enfers, mais la route est dangereuse et il a besoin d’aide. Il demande celle d’un jeune homme courageux de la ville de Sicyone, Prosymnos. Celui-ci accepte, tout en y posant une condition : à son retour sur terre, le dieu devra se laisser… enculer. Dionysos trouve le marché équitable. Mais lorsqu’il revient sur terre, il constate que Prosymnos est mort. Un dieu n’en doit pas moins tenir ses promesses. Dionysos réfléchit, saisit une branche de figuier de diamètre convenable, y sculpte la forme adéquate, la polit avec soin, puis il évoque Prosymnos et s’acquitte de sa dette envers lui, inventant le godemiché et établissant du même coup Sicyone en capitale de la prostitution masculine.

Rien de tel à Nisyros, je vous rassure ! Mais les Turcs, qui l’occupèrent jusqu’au débarquement italien de mai 1912 dans le Dodécanèse, l’appelaient l’île aux figues.

Plus bas, derrière le figuier, les collines moutonnent – herbe déjà jaunie, mais certaines pentes sont toujours vertes : il a encore plu la semaine dernière. Ce qui n’arrive jamais ici après le début mai, sauf l’année dernière et cette année. Quant aux collines qui moutonnent, elles sont parsemées d’amandiers, de caroubiers, de pistachiers-térébinthe, d’oliviers, de chênes verts… Les terres volcaniques sont fertiles.

Au-delà, le bleu de la mer, sans une ride, ni une crête blanche aujourd’hui. Le vent est tombé cette nuit. Strongili, un îlot tout rond – comme son nom l’indique –, la côte de Kos, enveloppée dans une légère brume de chaleur. Kos, c’est la patrie d’Hippocrate et l’on y visite le sanctuaire d’Asklépios, le dieu guérisseur, foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité plusieurs mortels, puis lui-même ressuscité et devenu immortel après que son père Apollon eut fléchi son grand-père Zeus. Le sanctuaire est installé sur trois terrasses qui dominent le détroit séparant Kos d’Halikarnasse, la turque Bodrum. Un site superbe.

À droite, l’Asie Mineure, plus précisément la presqu’île de Knide, dont le fameux temple d’Aphrodite abritait une non moins fameuse statue de Praxitèle. Les anciens nommaient la région Karie ; aujourd’hui, c’est la Turquie. Comme dit Frédéric… lorsqu’il est là : à gauche, l’Europe ; à droite, l’immense Asie hostile. Et nous sommes juste sur la faille où l’Europe passe sous l’Afrique (ou le contraire, je ne sais plus bien), perle orientale du collier égéen de volcans – Méthana en Argolide, Milos, Santorin, Nisyros.

Pas d’autre bruit que le crissement des cigales et le chant des oiseaux, que domine le croassement des corneilles – l’oiseau sacré d’Apollon. Nisyros est un morceau de Kos jeté par Poséidon sur Polyvotis, au temps de guerre des dieux et des titans : c’est lui qui, sous nos pieds, travaille encore dans la forge d’Héphaïstos.

Comme écrit Séféris, ici « tout est plein de dieux ».

Embarqué au Pirée samedi à 17h00, je suis arrivé dimanche à 7h45. La voiture de location d’Élias, que je connais depuis plus de vingt ans, m’attendait sur le port. J’ai emmené deux Espagnols sans motorisation jusqu’à leur chambre, à Pali, le deuxième village de bord de mer. Au bout de cinq minutes nous vouions de concert la Troïka aux gémonies, tombions d’accord sur la nécessité, pour la Grèce, comme pour l’Espagne et la France, de mettre fin à l’absurdité de l’euro, et nous séparions en appelant de nos vœux une prochaine victoire de Podemos.

Puis je suis retourné faire mes premières courses à Mandraki, la capitale de l’île, elle aussi au bord de mer, avant de monter chez nous. Ouverture de la maison, nettoyage, hier désherbage du jardin et découverte – satisfait – de ce qui a survécu à l’hiver, aux premières chaleurs et aux chèvres, des plantations de l’an dernier. Premier bain de mer, sur le soir – la mer est pour moi vitale, comme le soleil, la chaleur. Impression immédiate de recharger les accus. Après avoir remercié Hermès de m’avoir amené à bon port, j’ai invoqué Poséidon et Apollon.

Aujourd’hui, je suis redescendu à Mandraki pour les courses de bricolage. Demain matin, plomberie. Puis j’ai donné un coup de main au garçon venu me livrer l’eau minérale, un des élèves que j’avais « guidés » à Paris lors du voyage de fin de dernière année de lycée – c’était au début de la « crise », avant que tout ne bascule ici. On est toujours heureux de se revoir.

À Nisyros, il n’y a pas d’eau courante ; la maison a sa citerne, remplie des pluies d’hiver, et un moteur avec un réservoir rouge, qui amène l’eau jusqu’aux robinets. Il s’est remis en route sans trop de peine, contrairement à cet hiver et à l’été dernier, mais il fatigue. Je l’entends. Il y a trois ou quatre ans, le démos (la commune) a installé un réseau d’adduction depuis la citerne municipale, un peu en-dessous du cimetière. Auparavant, quand la citerne était vide, il fallait faire monter le camion ; maintenant, il suffit d’actionner une vanne. Mais je tiens à ma citerne et à mon moteur. Pour moi, son bruit – celui d’un gros porteur au décollage, comme j’écris dans mon prochain roman –, qui se déclenche n’importe quand… qui vous réveille en sursaut quand on a oublié de débrancher la pompe, comme la nuit dernière, est indissociable de mon bonheur d’être ici. De même qu’user de cette eau avec parcimonie ; de bassines en seaux, celle de la douche ou de la lessive sert aux toilettes ou au lavage des sols.

Mais qu’il s’agisse de notre citerne ou de celle du démos, cette eau-là ne se boit pas ; en arrivant, la première tâche est donc de faire rentrer de l’eau minérale – 35 packs, qu’il faut apporter depuis le petit parking ombré par un pin, en descendant les escaliers, puis en tournant vers la droite.

Ce matin, j’ai aussi fait le plein d’un autre liquide, au distributeur automatique, comme tous les Grecs qui le peuvent, au cas où… Un ami, à Athènes, m’a appris qu’il avait retiré tout son avoir pour le confier à un proche chargé de le mettre en sûreté dans l’ambassade où il travaille. On se souvient ici du hold-up du siècle commis par l’Union européenne sur les économies des Chypriotes, on sait que les banques sont virtuellement en faillite et ne tiennent que grâce au refinancement de la BCE que celle-ci peut restreindre ou couper à tout moment, on parle du retour à la drachme comme d’une éventualité, d’une probabilité, avec crainte ou espoir, mais l’idée est bien là, dans toutes les têtes.

Voilà donc comment débute cet été pas comme les autres – pour les Grecs pour la Grèce, pour notre avenir à tous, peuples d’une Europe qui ignore et maltraite les peuples, dont le destin dépendra de ce qui se passera dans le laboratoire grec des docteurs Folamour de Berlin, de Bruxelles, de Francfort, du FMI. Et l’idée, dans les travaux d’écriture que j’entreprends – un nouveau roman, celui que j’ai terminé cet hiver est en lecture à plusieurs endroits –, est de poster des chroniques de « notre » île, où se mêleront les impressions d’ici et les échos du monde extérieur qui y parviennent.

Ici, c’est une île, une vraie, pas trop grande, pas trop petite, une île pour « islomane » au sens que Durrell donne à ce mot dans Vénus et la mer (Buchet/Chastel, 1962, traduction de Roger Giroux ; il y consacre d’ailleurs quelques pages à Nisyros). L’islomanie désigne « une affection de l’esprit » qui frappe des gens « sur qui les îles exercent un attrait irrésistible », que « le seul fait de se savoir dans une île, dans un petit univers entouré par la mer, (…) remplit d’une ivresse indescriptible », le « bon islomane » se soumettant « entièrement aux lois de l’incohérence ».

Pas d’Internet à la maison et le wi-fi du démos ne porte pas jusqu’à nous ; il faut aller sur la plateia du village où se trouvent les deux tavernes – celle de Iannis et Triandaphyllos où je dînerai ce soir, celle de Katina et Dimitri, où j’ai dîné dimanche soir – le balkoni qui domine la caldeira aux flancs abrupts et au fond plat comme la main, couvert d’oliviers, avec, au fond, les cratères où Polyvotis continue à trimer – fumées, odeur de soufre et bruit de cocotte-minute en attestent. Mais le wi-fi du démos rame, il a des sautes d’humeur, il est instable. Les chroniques nisyriotes dépendront donc autant de son kéfi (à la fois humeur, entrain, plaisir, enthousiasme, inspiration, souffle et plus encore en positif, ou le contraire en négatif) que du mien.

jeudi 4 juin 2015

Le temps me manque toujours...

Alors lisez Romaric : la meilleure source francophone et quotidienne sur l'évolution du rapport de force.

Une fois de plus, son papier d'aujourd'hui est remarquable !

"En réalité, ce blocage n'est dû qu'à ce biais idéologique que portent les créanciers et qui centre la solution sur une vision comptable de l'économie. La solution au problème des retraites, comme aux autres maux de la Grèce, est pourtant ailleurs : il est dans la relance de l'économie grecque, dans sa reconstruction, dans la restructuration de sa dette publique et privée et dans la lutte active contre le chômage. Dès lors, une réforme des retraites deviendra possible. Mais la situation semble avoir échappé à toute logique. Et c'est bien pourquoi Alexis Tsipras estime que seul le plan grec est une base « réaliste » à la discussion."

Demain, RDV à Port-de-Bouc.

lundi 1 juin 2015

le temps me manque...

Désespérément pour écrire le papier que je voudrais écrire sur la situation en Grèce...

En attendant, je vous renvoie à celui de Romaric Godin qui, comme d'hab, analyse avec intelligence et perspicacité le dilemme du moment.

Après Rajoy, Renzi : au suivant !

Encore une défaite pour les partis de la nomenklatura pro-européenne.

Hier, en Italie, 47 % des électeurs se sont abstenus (36 % en 2010), et seulement 22,5 % ont apporté leurs suffrages au PD de Matteo Renzi. Encore un "social-traître" qui se prend une baffe : l'année dernière, lors de son triomphe aux élections européennes, j'écrivais que "l'effet belle gueule", principal facteur de ce succès, ne résisterait pas longtemps à la réalité, toujours aussi têtue, des politiques euro-allemandes. Pari gagné.

Quant à Forza Italia, elle recueille péniblement 11,5 %. La débâcle des partis institutionnels se poursuit donc : 34% de 53 % des électeurs pour la gauche et la droite institutionnelles.

Encore faut-il préciser que, à l'intérieur de ces deux partis, il y a des partisans affichés d'une sortie de l'euro.

Dans chaque pays, en fonction de l'histoire et du contexte, l'échec des partis eurolâtres profite à des partis différents, c'est ici 5 étoiles (20 %) et la Ligue (13 %) qui ramassent la mise, ces deux partis réclamant un référendum sur l'appartenance à l'euro. Mais comme il ne sert à rien, en France, de tenir un discours moral sur la montée du Front national (qui a remporté hier aussi, au premier tour, une élection municipale avec près de 60 % des voix), il ne sert à rien, en Italie, de déplorer cette situation.

La réalité c'est que l'échec de l'euro, l'échec de l'UE, l'échec des politiques économiques imposées par l'UE et l'euro, le caractère irréformable de l'euro et de l'UE - parce qu'ils ont été créés et conçus pour servir à quoi ils servent : vider de tous sens la souveraineté populaire en empêchant toute alternative à la politique unique coulée dans le bronze des traités, détruire l'Etat social -, entraînent partout une rupture du pacte démocratique qui se traduit par une abstention massive, et/ou la montée d'une opposition populaire de plus en plus massive qui profite ici à Syriza ou Podemos, là à des forces de droite plus ou moins radicales ou extrêmes.

Et il n'y a qu'une seule solution pour empêcher la montée au pouvoir de ces forces de droite radicale ou extrême : changer de politique économique, c'est-à-dire sortir de l'euro qui les conditionne et dénoncer les traités scélérats européens qui privent les peuples de leur souveraineté.