En 2005, l’association des "Bisqueers roses de Reims" m’avait invité, à l’occasion de son festival culturel gay et lesbien, à présenter mon dernier roman, La Quatrième Révélation, dans le cadre d’un forum de la FNAC. Nous étions là trois auteurs, je crois, et après les présentations et les questions du public, les échanges se prolongeaient par petit groupes quand une dame s’approcha de moi et me demanda si j’aurais la gentillesse d’aller parler au monsieur qu’elle accompagnait et qui se trouvait près de la sortie. Le monsieur en fauteuil roulant.
Josine me raconta plus tard que c’est elle qui, me trouvant un air sympathique, avait dit à Michel qu’elle irait me chercher, alors que lui, qui avait lu – et aimé – mes trois derniers romans, ne voulait pas qu’on me dérangeât. Je suivis Josine et arrivai devant Michel Robert. Sa voix n’était pas très forte et je m’accroupis, comme par réflexe, devant son fauteuil à la fois pour mieux entendre ce qu’il disait en raison du brouhaha ambiant et pour parler en face à face. Nous discutâmes, de mes romans, de sa lecture, assez longtemps je crois. Nous échangeâmes téléphones et adresses électroniques.
Puis, au moment où j’allais le quitter, Michel lâcha : « En tout cas, je vous remercie d’avoir accordé du temps et de l’attention à quelqu’un comme moi ». Je restai interdit un instant :
– Comment ça, comme vous ?
– Ben oui, un handicapé.
– Comment ça, un handicapé ? J’ai échangé avec un lecteur, pas avec un handicapé, et avec un lecteur qui m’a parlé de mes livres d’une manière qui me touche…
Ces quelques mots que Michel venait de me dire se sont mis à tourner dans ma tête. Ils ont amorcé un dialogue, une amitié. Nous avons pris l’habitude de nous téléphoner, nous sommes allés le voir, quelquefois, à Ay, où les larges baies vitrées d’un appartement plein de livres et de beaux objets donnent sur le canal. Il est venu me voir à Paris, pour des salons du livre, à la maison. Mais comment diable avait-il pu penser que, parce qu’il était handicapé, je ne lui aurais pas accordé la même attention qu’à un autre lecteur ? J’ai fini par lui poser la question. Il m’a répondu qu’un de mes « collègues », un jour, dans une circonstance identique, l’avait envoyé paître à peine poliment. Puis à force de questions, il m’a, par petites touches, raconté les regards qui se détournent, les réflexions désobligeantes saisies au vol, les gestes d’inattention ou de malveillance qui blessent, qui compliquent l’existence, empoisonnent le quotidien.
Josine, elle, m’a dit combien il avait été ému par ce que j’avais fait naturellement, par réflexe : m’accroupir pour que nous soyons à la même hauteur d’homme. Combien il m’en était… reconnaissant. Josine est son auxiliaire de vie – drôle, truculente même, pleine de vitalité communicative et d’attentions, sans en avoir l’air. Une sacrée bonne femme, pour laquelle je me suis senti en même temps une solide sympathie et une robuste admiration.
Tous mes livres sont nés d’un coup au cœur, d’une colère, de la volonté de rendre la parole à des hommes auxquels on l’a enlevée. Rapidement, après notre première rencontre et ses mots qui m’avaient interloqué, je me suis dit que mon prochain roman aurait un handicapé pour héros. Littérature, télé, cinéma, le handicap était alors absent de la fiction en France. L’Or d’Alexandre est paru en 2008, trois ans avant Intouchables.
Alors un jour, j’ai pris mon courage à deux mains et décroché le téléphone. J’ai expliqué à Michel ce que je voulais faire. Un thriller historique, dans la veine de mon précédent roman, autour du vrai et du faux en art et en archéologie, avec le Louvre (où je venais de passer un an) et le monde des galeristes en toile de fond, dont un handicapé serait le… moteur. Il ne s’agissait pas de raconter la vie de Michel, et je ne voulais pas faire larmoyer Margot sur un « pauvre handicapé ». Je voulais écrire un livre de suspense, d’action, d’amour dans lequel le lecteur se rendrait compte soudain, après une centaine de pages, que le personnage qui mène le jeu vit dans un fauteuil. Je voulais aussi écrire un livre vrai. J’ai expliqué à Michel que je ne pourrais l’écrire s’il ne me disait pas tout. Tout ce qu’était sa vie. S’il ne répondait pas à mes questions, à toutes – les plus naïves, les plus stupides, les plus intimes, les plus désagréables. Je crois vraiment qu’il n’a pas hésité un instant avant de me dire que, bien sûr, il était partant.
Michel était tétraplégique. Il avait perdu l’usage de ses quatre membres à la suite d’un accident d’automobile : fracture des vertèbres C6-C7 ; ses triceps ne marchaient plus, il ne pouvait se mouvoir seul ; mais ses biceps et la pince pouce-index fonctionnaient encore. Il m’a tout raconté : le réveil après l’accident, la souffrance physique, l’angoisse, la volonté de disparaître quand on apprend qu’on ne vivra plus jamais comme avant, la rééducation, les espoirs et les déceptions, la douleur de la dépendance, l’incontinence fécale ou la constipation, les crises d’hypertonie spastique (la jambe qui se tend soudain hors de tout contrôle), le rapport à une sexualité qu’il ne pouvait plus vivre… Il a toujours répondu scrupuleusement à toutes mes questions, sans fausse pudeur, sans jamais éluder, même s’il pouvait souffrir d’avoir à y répondre, même si je ne faisais preuve d’aucune « pitié » pour tenter d’appréhender son vécu dans toutes ses dimensions. Et puis il y avait son rapport avec Josine, qu’il n’appelait jamais que « Madame Deplanque »…
J’ai écouté, regardé ; j’ai fait mon boulot de romancier : digérer, reconfigurer, écrire. Dans L’Or d’Alexandre, Philippe doit tout à Michel et Malika Cherfi doit beaucoup à Josine ; mais Philippe est Michel justement parce qu’il n’est pas Michel. Éviter tout pathos, oser l’autodérision, ou l’autocruauté, qui me frappaient dans certaines de ses remarques. Oser faire sourire de certains mots, maux, situations où le drame le dispute à la comédie.
Encore fallait-il passer l’épreuve de sa lecture. Il attendait impatiemment le manuscrit – probablement aussi avec appréhension. Mais il ne m’en a jamais rien dit. Lorsque j’eus mis le point final, je lui précisai que – évidemment – il pouvait corriger tout ce qu’il voulait, que je supprimerais sans discuter tout ce qu’il pouvait juger inutile ou inopportun. Ce livre n’aurait pas existé sans lui, il ne pouvait exister s’il avait ne fût-ce qu’une réticence à son égard. Il aurait juste à dire et je m’exécuterais.
Je n’ai pas eu longtemps à attendre – sur des charbons ardents – son coup de téléphone. Enthousiaste, ému. Il ne m’a fait qu’une seule remarque : j’avais écrit que le coussin anti-escarres était rempli d’eau, alors qu’il était gonflé à l’air, composé d’œufs indépendants les uns des autres, qui se mettent parfois de travers, nécessitant d’être un peu soulevé pour se retrouver d’aplomb.
Naturellement, L’Or d’Alexandre porte une dédicace : « À Michel Robert. Sans son amitié, son courage et sa confiance, ce livre n’aurait pas existé ». Et jamais dédicace ne fut plus justifiée.
Michel a suivi ma tournée de promotion avec une curiosité gourmande. Le soir de la remise du prix « Handi livres », il était plus impatient que moi. Et lorsque je l’ai appelé pour lui donner le résultat, je l’ai senti plus déçu que moi (cherchant à me cacher sa déception, pour me réconforter) et plus scandalisé que moi (il ne cachait pas sa colère) lorsque je lui ai expliqué que L’Or avait obtenu le vote de la majorité des membres du jury, mais qu’il était arrivé deuxième parce que le sponsor du prix, qui avait voix double, avait inversé l’ordre…
Reste que, pour nous deux, je crois, L’Or d’Alexandre fut une intense aventure humaine – qui vaut largement tous les prix.
Durant les années qui suivirent, notre dialogue s’est poursuivi, à distance le plus souvent. Il m’interrogeait toujours sur ce que j’étais en train d’écrire, il était impatient de lire le prochain roman, ennuyé, je crois, que j’aie consacré tant de temps à La Grèce et les Balkans, ce qui me distrayait de l’écriture romanesque. Je lui ai raconté Tigrane l’Arménien au téléphone : mon prochain roman aura mis trop de temps pour trouver son éditeur. Michel ne pourra pas le lire.
Vendredi dernier, j’étais à Montpellier pour faire une conférence à l’invitation du collectif local de soutien au peuple grec. Et j’ai passé le samedi avec Henri et Olivier, mes amis de H&O qui ont édité mes cinq derniers romans et mon récent essai sur l’Europe. Pendant des années, Michel a acheté tout ce qui sortait chez H&O – la lecture était un des moyens essentiels par lequel il restait présent au monde. Mais à eux comme à moi, Michel disait depuis quelque temps qu’il avait de plus en plus de mal à lire, à se concentrer pour lire. Il avait aussi partiellement perdu l’usage de ses « pinces » ; il avait de plus en plus de mal à conserver un intérêt pour la vie. Sa famille, ses petits-neveux dont il m’avait raconté à plusieurs reprises la joie qu’il éprouvait à les emmener au Louvre, demeuraient pour lui un point d’ancrage essentiel.
Samedi dernier, nous avons constaté, Henri, Olivier et moi que nous n’avions pas de nouvelles récentes de Michel. Depuis plusieurs semaines, je me disais que je manquais à notre amitié, que j’avais laissé passer top de temps. Et puis les urgences, la vie… À Henri et Olivier j’ai dit : « Impérativement, je l’appelle lundi ».
Mais dimanche, en rentrant de Montpellier, j’ai reçu un message de Josine. Je l’ai rappelée avant même d’arriver à la maison : la veille, alors que nous parlions de lui à Montpellier, Michel avait eu un AVC, alors que Josine le préparait pour sa journée. Il était parti pour l’hôpital, encore conscient, en lui disant : « à ce soir ». Puis il s’était enfoncé dans le coma. Sans espoir de retour. Il ne voulait pas d’acharnement. Josine a ajouté qu’il était en train de lire mes 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe – probablement par pure fidélité à notre amitié, car je doute que ces questions-là l’aient beaucoup passionné ces temps-ci. Il est resté un ami fidèle alors que j’étais un ami trop absent.
J’ai dit à Josine qu’elle me prévienne. Lundi, c’est la nièce de Michel qui, respectant ses volontés, m’a rappelé pour me dire qu’il était parti. Et, comme il s’était converti à l’Islam, il y a bien des années, l’inhumation devait se faire rapidement – mardi. Impossible pour moi d’annuler les cours que je donnais ce jour-là, pour aller lui dire au revoir.
Alors voilà, aujourd’hui, j’ai l’impression, amère, d’avoir raté nos derniers rendez-vous, de n’avoir pas été assez présent ces derniers temps. Pardonne-moi, Michel ! Ce texte, c’est mon baiser d’adieu et un bouquet de mots sur ta tombe pour te dire que tu as été quelqu’un d’important dans ma vie. Tu es libéré de ce corps où tu souffrais d’être emprisonné. J’espère, moi le païen, que le paradis des bons musulmans existe et que tu y es heureux.