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dimanche 23 août 2009

Pizza et tarte aux pommes

Ce n'est pas mon habitude, sur ce blog, de renvoyer à d'autres. Mais je vais faire aujourd'hui une exception.

Il y a, dans la vie d'un écrivain, des moments magiques où le lecteur prend chair - pour reprendre un vocabulaire, qui me l'est, cher. Et qui n'est étranger ni à mes livres ni à ce papier que je vous conseille très vivement de lire.

Des moments comme cela, il y en a eu quelques-uns depuis que j'ai commencé à publier, il y aura bientôt treize ans.

Celui de la lecture, en remontant la rue de l'Ouest, de la lettre d'Eric, que mon libraire grec préféré avait gardé sous le coude durant trois mois, qui m'a fait venir les larmes aux yeux ; la rencontre d'Alain à Lyon et celle d'une bande de Niçois qui ont mobilisé leurs associations pour leur faire découvrir mes livres ; celle de Laurent Bonelli, libraire hélas si tôt disparu, au Virgin des Champs, qui eut un coup de coeur et fit une grande partie du succès de ma Quatrième Révélation, celle d'un Alain et d'un Philippe, à la FNAC de Strasbourg, qui m'accompagnent depuis six ans et qui ont défendu comme personne mon Château du silence ; celle d'un critique littéraire dans un grand quotidien parisien, placardisé pour cause de liberté de penser ; celle de Mélanie et celle de Jean-Mary, amoureux de mes bouquins avant de devenir attachés de presse des suivants ; celle de Régine qui m'a bâti et offert ce site...

Il y a eu aussi la vraie vraie rencontre avec Charles-Louis, que je connaissais sans le connaître, qui m'a raconté (parce que son ami avocat défendait la famille de la victime) le meurtre homophobe qui fut l'un des éléments déclencheurs de l'écriture de La Quatrième Révélation. Il y eut encore, à la FNAC de Reims, sous l'égide de l'association Ex Aequo, la rencontre avec Michel Robert qui me remercia d'avoir accepté de lui accorder du temps et de m'être accroupi devant lui pour mieux l'entendre, à qui je demandai pourquoi diable il me remerciait, lui qui avait lu mes livres et qui m'en disait tant de choses sensibles, lui qui me répondit alors, à moi, éberlué, qu'il me remerciait parce qu'il était contraint de se déplacer en fauteuil et qu'aux yeux de tant et tant, cela faisait de lui un paria, un non-interlocuteur valable. Comme si le cerveau ou le coeur se trouvait dans les jambes, sans doute.

De ce choc, de l'amitié avec Michel, de la constatation que le handicap est totalement absent d'une littérature française faite dans son immense majorité par des gens qui, même lorsqu'ils ne sont pas de pauvres grands garçons riches et cocaïnomanes, trouvent leur nombril bien plus passionnant que le monde, de son aide, de ses réponses à mes questions, est né L'Or d'Alexandre.

Sans savoir encore que cet Or-là me réservait, lui aussi, une intense expérience humaine. Un lecteur de mon précédent livre, un certain Berger, domicilié quelque-part au sud, avait laissé une critique fort flatteuse de La Quatrième Révélation sur le site d'Amazon. J'avais été un peu dépité, à l'époque, de n'avoir aucun moyen de lui dire merci. Il récidiva pour L'Or, mais en en laissant une bien plus troublante encore, bientôt développée sur le site Handigay.

On pourrait finir par croire, en lisant ce papier, que j'ai la larme facile, ce qui n'est pas vrai. Mais la lecture de ce papier-là, puis la conversation téléphonique que nous eûmes ensuite, d'où il ressortait que mon livre présentait de troublantes coïncidences avec sa vie (écran de pub - troublante coïncidence, pour un écrivain, dont on retrouvera l'écho transposé dans mon Comment je n'ai pas eu le Goncourt à paraître le mois prochain - fin de l'écran de pub), est à coup sûr à ranger parmi les moments forts de mon existence. Celle-là fut prolongée par des rencontres à La Gaude puis à Nice, pour des salons du livre, dans l'hôpital des dessus de Cannes où on l'avait opéré pour améliorer sa mobilité. Nous sommes loin l'un de l'autre, mais, comme pour la rencontre de Michel, celle de Gérard s'est transformée en amitié, en complicité. Bref, on s'aime !

Or voilà qu'aujourd'hui, Gérard, que j'appelle familièrement mon Koudoo, devenu l'un des piliers de l'excellent site Les Toiles roses, publie un papier sur son itinéraire intime et familial. Il m'avait déjà parlé de sa sainte famille, et je savais déjà que si L'Or lui semblait parfois calqué sur sa vie, c'était aussi à cause de la mère de Philippe. Mais désormais, grâce à ce papier, j'en sais un peu plus là-dessus et cela vaut le détour.

Ci-dessus, la repro de la couverture de mon Plongeon, sur son fauteuil, dont il illustre son article des Toiles roses, qu'il a réalisée en mosaïques, durant son séjour à l'hosto sus-cité, en atelier d'ergonomie: vous imaginez mon émotion ? Non, n'essayez pas : c'est impossible !

Voilà, j'avais aujourd'hui l'intention de faire un billet sur le fantastique nouveau musée de l'Acropole que j'ai visité début août, mais décidément, même si j'adore les marbres, je leur préfère les hommes de chair et de sang, d'intelligence et de sensibilité. D'ailleurs vous n'avez pas perdu au change puisque vous avez deux papiers à lire au lieu d'un. Et puis, jugez-en, mais il a un foutrement joli brin de plume, mon Koudoo !...

vendredi 21 août 2009

Fou rire afghan !

Vous vous êtes aperçu sans doute combien, depuis six mois un an, le JT de France 2 est devenu un incroyable robinet d'eau tiédasse. Qu'est-ce qui intéresse ces prétendus journalistes, à part les chiens écrasés ? Ce n'est plus un JT, c'est une feuille locale, dans le genre La Vigie fécampoise ou Le Clairon du Bas-Poitou, transposée au niveau national. Si bien qu'après le bébé cuit au micro-ondes par sa maman et par inadvertance ou le scout qui s'est foulé une cheville durant un jeu de piste, le canot pneumatique que le vent a emporté au large sur la plage de Bénodet et la visite de Jacques Chirac au cap Nègre (ça c'est une nouvelle passionnante !), il reste souvent bien peu de temps pour la politique intérieure ou internationale.

On a la télé et les infos qu'on mérite ! C'est comme avec la littérature : voyez ce pauvre grand garçon riche et cocaïnomane lâchement censuré par son éditeur... mais je m'égare.

Bref, hier, malgré tout, au JT de France 2, ils ont trouvé le temps d'un sujet sur les retraites (nous annonçant une réforme pour bientôt : on craint naturellement le pire et je vous fiche mon billet qu'on ne sera pas déçu !). Déjà la chose m'a fait pouffer, quand le robinet d'eau tiède nous a posé la pertinentissime question de savoir pourquoi de plus en plus de gens qui ont accumulé le quota d'années de cotisation nécessaire continuent malgré tout à travailler.

Je veux bien lui répondre au robinet d'eau tiède : c'est parce que, aujourd'hui, quand on travaillé comme une corde toute sa garce de vie comme mes parents qui ont 80 ans, on est dans la gêne. Comme Chirac qui, en plus de se faire héberger gratos par la famille d'un ex Premier ministre libanais d'une moralité irréprochable et à la fortune aussi limpide que la gestion de certaines pièces jaunes, se fait inviter par une richissime ex-vedette de la chanson et sa moitié.

Mais c'est au moment du direct avec Kaboul que j'ai failli m'étouffer. Après nous avoir montré des galipotes glissant leur bulletin de vote dans des poubelles et des lessiveuses afin de réélire un potentat local, merveilleusement habillé par Christian Lacroix et à qui Michèle Alliot-Marie refile régulièrement les bouts de rideaux dont elle se drape, le robinet d'eau tiède interroge sa con-soeur sur le fait de savoir s'il y aurait ou non un deuxième tour à cette parodie de démocratie organisée dans un pays dont les Occidentaux (notamment la moitié de l'ex-vedette de la chanson) sont en train de faire la Suisse du Moyen-Orient.

Et que répond la con-soeur ? je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, que, au vu des sondages... Les sondages, en Afghanistan, non mais vraiment, elle nous prend pour quoi la con-soeur ?

Mais le plus beau c'est que ce matin, ça a continué de plus belle, sur France Culture cette fois, où le con-frère de la con-soeur du robinet d'eau tiède nous a informés que le scrutin s'était déroulé "sans incident majeur", pour ajouter dans le même mouvement que "il y a malgré tout eu vingt-trois morts". Veine ! heureusement qu'en France les scrutins ne se déroulent pas sans incident majeur !

Rappelez-moi comment on appelait ça du temps de bon docteur Goebbels : la Propagandagesellschaft, c'est ça ?

Heureusement que chaque soir on a, sur Culture, Onfray parlant de Nietzsche... ça ne compense pas, mais ça console un peu tout de même.

jeudi 13 août 2009

Il y a trente-cinq ans commençait la deuxième phase de l'invasion turque de Chypre

qu'elle occupe encore aujourd'hui. Singulière Union européenne que celle qui accepte de négocier l'adhésion d'un Etat qui occupe une partie de l'un de ses Etats membres !

Sur les racines profondes de la situation actuelle et la politique britannique dont elle est le résultat, en plus du magnifique Citrons acides de Lawrence Durrell, on pourra lire sur ce site la communication que j'ai faite au colloque, "De Gaulle-Karamanlis", il y a qq années:

http://www.olivier-delorme.com/articles_histo/pdf/chypre_france.pdf

Quant à l'invasion turque de juillet-août 1974 et aux 1619 disparus Chrypriotes grecs, ils sont le résultat de la politique américaine résolue à éliminer l'archevêque-président de la République, Mgr Makarios, en qui nos amis américains, avec leurs perspicacité et subtilité habituelles, voyaient le Castro de la Méditerranée, qui se servit de la bêtise des Colonels grecs pour téléguider le coup d'Etat qui donna à la Turquie le prétexte d'une invasion dont elle rêvait depuis l'indépendance de Chypre.

1619 disparus Chypriotes grecs en quelques jours, c'est deux fois le nombre de disparus américains durant toute la guerre du Vietnam, c'est, proportionnellement à la population de Chypre, deux fois plus que d'Argentins disparus durant les six ans de dictature, cela représenterait, ramené à la population française, plus de cent cinquante mille personnes !!!

Rauf Denktash, appuyé sur Ankara, imposa alors la création d'un Etat fantoche, reconnue par la seule Turquie, qui pratiqua l'épuration ethnique au Nord de Chypre et servit de paravent à l'occupation turque et à une colonisation, comparable à ce qui se continue en Palestine.

Lorsque je l'ai découverte à l'occasion de vacances à Chypre, la tragédie des disparus m'a profondément bouleversé. Tout de suite, j'ai eu le besoin de l'écrire, mais il m'a fallu des années avant de trouver le moyen romanesque de le faire. En est sorti Le Château du silence. De tous mes livres, celui qui reste le plus cher à mon coeur.

Depuis la balafre de bêtise et de violence infligée à l'île par la Turquie est devenue plus poreuse ; les Chypriotes turcs ont commencé à se rendre compte de l'impasse où Denktash et la Turquie les avaient enfermés ; ils se sont choisis des dirigeants moins cyniques qui ont entamé, enfin, un vrai travail de rapprochement des deux lèvres de la plaie, qui ont enfin accepté d'entamer l'indispensable travail de mémoire, de recherche, qui permettra enfin le deuil.

Voici le chapitre 29 de mon Château du silence

« Si tu savais ce que c’est qu’être un Homme,
Et d’être aimé de lui.
Son corps est une grenade mûre,
Tout emplie d’amertume et de miel à la fois.
Son corps est le plus dur et le plus doux
Que j’aie jamais connu
– Qui m’ait jamais étreint.

» Seuls, presque enfouis dans le sable encore tiède du jour,
Bercés par les douces paroles de la mer,
Dormir au creux de lui, se calquer sur sa courbe,
Épouser son sommeil, le regarder dormir.
Et maudire les étoiles
Parce qu’elles aussi le voient. »

Polykarpos avait donc été amoureux. Qui était-il celui-là ? Était-il toujours en vie ?

« C’est dans tes yeux que gisent toutes choses.
Dans tes yeux qu’aujourd’hui j’ai trouvé ce que j’ose. »

Ça n’était pas si mal pour un gamin d’à peine vingt ans !

« Nous étions deux dans la lumière brune,
– Deux sous la lune rousse.
Nous étions deux dans la lumière verte,
– Deux sous l’astre nouveau.

» Nous étions deux dans la lumière rouge,
– Tout barbouillés de sang. »

Je venais de récupérer les cahiers. Je devais rencontrer celui qu’Ismène m’avait dépeint comme le plus proche des amis de Polykarpos. À quatre reprises déjà, il s’était décommandé. Je n’attendais que lui pour partir m’installer à Nikeia.

Originaire de Lapithos, Glafkos avait le même âge que Polykarpos. Il était son ami d’enfance ; le seul. Il commençait à me raconter. Robuste et bagarreur, il avait protégé Polykarpos des avanies que les gosses réservent aux plus faibles d’entre eux. Inséparables, ils étaient tous deux montés chaque matin dans l’autocar pour le lycée de Kyrénia ; toujours l’un à côté de l’autre en classe. Excellent élève, Glafkos avait frôlé le renvoi en passant à Polykarpos les solutions d’un problème de mathématiques lors d’une composition : si le proviseur n’avait pas été un cousin de son père…
– Nous nous comprenions, sans même nous parler. Comme des jumeaux.
Ensemble, ils avaient fumé leurs premières cigarettes, s’étaient prêté des livres défendus. Glafkos avait travaillé trois mois pour se payer le voyage à Munich, afin d’assister au triomphe de Polykarpos – un triomphe dont il était certain pour deux. Et durant la nuit de la défaite, c’est lui qui avait veillé sur la première vraie cuite de son copain. Glafkos n’avait jamais été sportif. L’homme qui était assis en face de moi, dans le bar de l’hôtel, ressemblait à la plupart des Grecs après quelques années de mariage ; rondouillard et joufflu. Glafkos était marié depuis douze ans.
– Et les filles ?
Mon interlocuteur hésitait, visiblement embarrassé.
– Il préférait les garçons, c’est ça ?
J’avais résolu de l’attaquer bille en tête ; il me fallait apprendre si c’était dans ces yeux-là que Polykarpos avait découvert la force d’oser.
– Ah, vous êtes au courant !
Il se tut, je ne bronchai pas.
– Et vous allez l’écrire ?
– Je ne sais pas. Pas encore. Ça dépendra peut-être de vous…
– Ce serait mieux si… oh ! et puis quelle importance à présent. Mais ne croyez surtout pas que lui et moi ! Notre amitié était purement… « platonique ». D’ailleurs moi, je n’ai jamais été intéressé que par les filles. Pourquoi cela sonnait-il juste ? Mystère. Un de plus.

En 1973, Glafkos était parti faire son droit en Angleterre. C’était la première fois que lui et Polykarpos se quittaient vraiment. Mais dès l’annonce du putsch contre Makarios, il avait cherché à rentrer. Il n’y était parvenu qu’après le débarquement turc et le premier cessez-le-feu. Sa mère avait un oncle bien placé ; il avait obtenu son affectation dans l’unité de Polykarpos.
Ils s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre, sous les murs de Saint-Hilarion. Puis le 14 août vers cinq heures du matin, l’enfer avait pris possession de la terre. Le lieutenant leur avait dit qu’il fallait tenir – quoi qu’il advienne. Ils avaient tenu. Malgré l’aviation et les chars qui bombardaient leur position, malgré les assauts répétés, ils avaient tenu jusqu’au coucher du soleil. Mais lorsque le pilonnage avait cessé, le téléphone de campagne était détruit, un tiers de la compagnie hors d’état de combattre et les positions qui les encadraient avaient été réduites au silence.
– Le lieutenant a voulu profiter du répit pour décrocher. Lorsqu’il m’a chargé de vérifier avec quatre hommes si on pouvait tenter de dégager par un sentier de chèvres qu’il avait repéré sur la carte, Polykarpos s’est porté volontaire ; mais le lieutenant ne l’a pas désigné. En une demi-heure on en savait assez : ce serait difficile, à cause des blessés, mais la voie était libre. Et puis, de toute façon, si on ne bougeait pas ce serait la capture ou la mort. On était presque arrivés au campement quand on a entendu la fusillade. On a aussitôt accéléré le pas… Ils étaient quinze dans l’enclos devant la cabane de berger où le lieutenant avait établi son P.C. Quinze. Avec en face cinquante Turcs. Au moins. Glafkos scrutait son verre d’ouzo, comme Mustapha son whisky ou la tante d’Enver ma tasse de café. Sa voix chevrotait. Il leva ses yeux jusqu’aux miens, l’air implorant.
– Excusez-moi de vous obliger à remuer de si mauvais souvenirs. C’est pour Polykarpos. Seulement pour lui. Glafkos replongea dans son verre, le saisit rageusement et le vida d’un trait.
– Ils n’étaient plus que quinze. Une jeep est arrivée, avec un projecteur qui a balayé la forêt. Mais personne ne nous a repérés. Le faisceau de lumière a fini par s’immobiliser sur nos copains. Les Turcs les avaient forcés à se déshabiller. Ils étaient en slip. Les mains derrière la nuque. Le gros Dimitri, celui qui jouait du laouto, était complètement ridicule avec sa graisse qui débordait de partout. Un officier est descendu de la jeep.

« Qui est le chef ? » a-t-il demandé à l’un de ses sous-fifres. « C’est moi » a répondu notre lieutenant. Il parlait bien le turc, il était de Famagouste. « Selon les Conventions de Genève… » L’officier turc lui a donné un coup de crosse dans la mâchoire. J’ai vu Polykarpos frémir et j’ai prié de toutes mes forces la Sainte Vierge pour qu’elle l’empêche de faire une connerie.
» Mais la tête de notre lieutenant a heurté le mur et Polykarpos a bondi. Des soldats se sont rués sur lui. Il valsait entre les rangers, vous savez, comme dans ce jeu afghan où des cavaliers s’affrontent pour une peau de mouton remplie de paille. C’était horrible. C’était horrible et j’étais impuissant. Le gros Dimitri sanglotait et reniflait. Kostas l’a poussé du coude pour qu’il s’arrête.
» Polykarpos était recroquevillé sur le sol ; le Turc a ordonné qu’on le remette debout. Il ne tenait plus sur ses jambes, il était plié en deux par la douleur, couvert de terre et de sang. Alors l’officier turc a repris la parole et un sergent a traduit : « Avis aux amateurs ! le prochain qui la ramène, j’aurai le plaisir de le flinguer moi-même. » Il souriait. Notre lieutenant s’est avancé vers lui : « Vous n’avez pas le droit, les Conventions de Ge… » Un deuxième coup l’a renvoyé au tapis : « Tu vas la fermer ta grande gueule, dis ! tu vas la fermer ! » a vociféré l’officier. Moi aussi je comprends un peu le turc.
» Notre lieutenant s’est obstiné : « Je ne vous demande qu’une chose, de nous traiter conformément aux Conventions… » « Ta gueule, salopard ! » l’a coupé le Turc. « Est-ce que vous vous en êtes préoccupés, vous, des Conventions de Genève en 63, quand vous avez éventré des femmes et massacré des enfants turcs sans défense ?! Maintenant, je te conseille de la fermer pour de bon, Conventions de Genève ou pas, parce que sinon tu vas voir de quoi ils sont capables, ces sauvages de Turcs ! » « Les Conven… » a encore essayé notre lieutenant. « Foutez-le à genoux, ce porc de giaour ! » a-t-il ordonné à ses hommes.

Les yeux de Glafkos demeuraient rivés à son verre vide. Il en commanda un autre. Je songeai que je m’étais retrouvé en slip, à proximité de cet endroit, et puis qu’un soldat turc m’avait offert un quart de café chaud, qu’Enver n’était pas un monstre. Glafkos m’adressa le même regard suppliant que tout à l’heure. Je gardai le silence.
– Pour lui, hein ? Lui, il ne pouvait plus rien. Mais nous ?
– Vous ? qu’est-ce que vous pouviez tenter sinon de sauver votre peau ?
– Avec les munitions qui nous restaient on aurait pu en tuer quelques-uns, l’officier au moins ; et certains des copains auraient peut-être réussi à s’enfuir. Pas le gros Dimitri, il n’aurait pas couru assez vite… mais les autres ? Et même si on avait tous été tués… est-ce que cela n’aurait pas mieux valu ? pour eux en tout cas. Il n’y a pas une semaine, monsieur, pas une semaine depuis vingt ans, où je ne me réveille pas en sueur, au milieu de la nuit.
– Je crois que je devine ce que vous ressentez.
Il me fixa de nouveau dans les yeux et termina son deuxième verre d’ouzo.
– Je ne suis pas sûr que ce soit possible. Notre lieutenant, à quatre ils l’ont empoigné. « Selon les Con… » L’officier ricanait au moment où il… et Polykarpos est tombé à genoux en hurlant. Son cri était inhumain, déchirant, un hululement strident et rauque, une lame chauffée à blanc qui vous perce le crâne. Même les Turcs ne pouvaient le supporter, ce cri. Ils l’ont assommé pour le faire taire. Le gros Dimitri qui s’était remis à pleurer, et Kostas qui avait détourné la tête ont reçu chacun un coup de crosse de fusil dans le ventre. « Allez, la plaisanterie a suffisamment duré, embarquez-les. Et vous abattez le premier qui l’ouvre. » Il était parfaitement calme, à présent, l’officier turc. Comme apaisé.
– Mais le lieutenant ?
– Vous n’avez pas compris ?

J’avais compris que les « deux tout barbouillés de sang », c’étaient Polykarpos et son lieutenant, que mon double avait donc pressenti depuis longtemps une partie au moins de ce qui l’attendait. Le visage de Glafkos était blême
– L’officier turc lui a tiré une balle à bout portant. Dans la tempe.



Le Château du Silence


L’Homme regarde autour de lui.
Un de ses compagnons sanglote doucement,
Celui qu’aujourd’hui encore ils appellent
« Le gros Dimitri »,
Bien qu’il soit plus maigre qu’un clou,
Celui qui, autrefois,
Jouait du laouto.
Mais ici, le laouto,
C’est comme les livres :
On ne peut pas en avoir ;
Malgré les Conventions de Genève.

Non, décidément, jamais ils ne réussiront
À faire de moi une bête,
Pense l’Homme.
Et puis il se remet à lire,
Dans le grand livre ouvert de sa mémoire.

« Si tu savais ce que c’est qu’être un Homme,
Et d’être aimé de lui.
Son corps est une grenade mûre,
Tout emplie d’amertume et de miel à la fois.
Son corps est le plus dur et le plus doux
Que j’aie jamais aimé
– Qui m’ait jamais baisé. »

Depuis toujours
L’Homme aime lire ;
Et tant qu’il sera un homme,
Il aimera cela.
Mais il aime écrire aussi.
Avant, il y a si longtemps,
Il écrivait dans des cahiers d’écolier.
Mais les cahiers, ici,
Malgré les Conventions de Genève…

Aussi l’Homme n’écrit-il plus
Que dans le grand cahier de sa mémoire.

« Nous étions deux dans la lumière brune,
– Deux sous la lune rousse.
Nous étions deux dans la lumière verte,
– Deux sous l’astre nouveau.

» Nous étions deux dans la lumière rouge,
– Tout barbouillés de sang.

» J’ai vécu ta passion
Et depuis, ta mort rôde en moi.
Enterré vif
Et palpitant sous la torture
De ton absence.

» Nous serons deux, un jour,
Dans la lumière claire ;
Ce jour, enfin, où je pourrai
Me fondre en toi. »

Bon voilà, pour un retour, ce n'est pas très gai, mais c'est moi.

Il faut ajouter que le contre-coup positif de cette tragédie fut la chute du régime militaire d'Athènes, responsable du fiasco qui avait fourni le prétexte à l'invasion turque, et le rétablissement de la démocratie en Grèce, qui fête donc aussi, cette année, son 35e anniversaire.