Nous avons encore une diplomatie, parce que nous avons encore des diplomates. C'est la force d'un Etat millénaire comme la France : les serviteurs de l'Etat continuent à servir même quand l'Etat s'affaisse et n'est plus dirigé. Mais nous n'avons plus de politique étrangère. Le hollando-socialisme expéditionnaire est l'héritier de celui de Guy Mollet, comme le sarkozysme expéditionnaire est l'héritier d'une droite expéditionnaire à la Joseph Laniel - dont Mauriac dénonçait la "dictature à la tête de boeuf" ajoutant qu'il y avait "du lingot dans cet homme-là".

Paraît ces jours-ci le livre d'un plumitif du Monde sur la transformation d'Hollande, l'inoffensif radical-cassoulet, en Bush qui déclare la "guerre au terrorisme", ou en impitoyable Poutine qui donne l'ordre de "buter les terroristes jusque dans les chiottes", dans lequel on trouve, paraît-il, un jugement accablant d'Hubert Védrine sur ce qui nous sert de chef de l'Etat depuis déjà trop longtemps : "François Hollande n'a ni corps de doctrine, ni vision, ni système d'anticipation qui lui permet de détecter les alertes. Comme Monsieur Jourdain, il fait du néoconservatisme sans le savoir".

En réalité, le problème dépasse largement la personnalité d'Hollande : sous les haillons d'une Ve République retaillés à la taille de la médiocrité éclatante d'une "classe politique" qui n'a plus pour seule ambition que de persévérer dans l'être et les prébendes, nous en sommes revenus à la IVe, instabilité ministérielle en moins. En politique étrangère, comme alors, nous sommes alignés, sur les Etats-Unis, sur Israël... et en plus sur l'Allemagne. Mais peu importe, au fond, sur qui on s'aligne, pourvu que l'on soit aligné. Ca rassure. Parfois même, comme du temps de Mollet ou de Laniel, nous sommes plus durs que ceux sur qui nous sommes alignés dans les absurdités criminelles sur lesquelles nous nous alignons, afin de donner l'illusion que nous existons encore, que nous avons des marges de manoeuvre.

La philosophie qui sous-tend cet alignement est celle du renoncement à exister par soi-même - dans l'UE, dans l'OTAN, dans l'OMC, peu importe pourvu qu'on soit dans quelque chose -, du renoncement à vouloir, du renoncement à se donner les moyens d'obtenir ce qu'on veut. Il ne s'agit nullement de l'effet inévitable du ravalement - dont Giscard fut le premier chantre voici quarante ans - au rang de puissance moyenne que sa taille condamne à subir. Il ne s'agit pas d'une fatalité, de contraintes tombées du ciel devant lesquelles un dieu méchant nous forcerait à plier, que nous le voulions ou pas. Il s'agit d'affaissement de la volonté, d'esprit de soumission, il s'agit, derrière les condamnations de façade de Vichy et les fallacieuses célébrations de la Résistance, du triomphe (que j'espère provisoire) de Pétain et Laval sur de Gaulle.

La suite ininterrompue de ministres des Affaires calamiteux ou franchement ridicules - ou les deux - depuis maintenant plus de dix ans - Barnier, Douste-Blazy, Kouchner, Alliot-Marie, Juppé, Fabius - en dit long sur ce que le grand historien des relations internationales Jean-Baptiste Duroselle montrait, à propos de la IIIe République finissante et de Vichy, dans deux livres magistraux intitulés ''La Décadence (1932-1939'' et ''L'Abîme (1939-1944)'' ; auxquels feront échos l'excellent livre de l'un de ses plis brillants héritiers intellectuels, Maurice Vaïsse avec son ''La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle''. Or, en réalité, le ressort aujourd'hui est le même.

Je me souviens, dans les années 1980, lorsque je suis devenu directeur des Etudes et recherches de l'Institut Charles de Gaulle, d'une discussion que j'avais eue, entre la gare de Besançon et les Salines royale d'Arc-et-Senans où se tenait un colloque sur la création de la force française dissuasion nucléaire française dont j'assurai ensuite la publication des actes, avec Etienne Burin-des-Roziers, Français libre, grand diplomate, homme d'une immense culture, esprit vif, ouvert à tout et curieux de tout, qui fut secrétaire général de l'Elysée, ambassadeur à Rome puis représentant de la France près les Communautés européennes. Et dans cette voiture, il me définissait la différence entre la politique étrangère de De Gaulle et les diplomaties qui l'ont précédée et suivie comme l'opposition entre une politique des mains et de la parole libres face à une diplomatie d'influence.

La politique étrangère gaullienne suppose une vision du monde - la nation, seul cadre dans lequel a pu se développer la démocratie, est et restera le cadre des relations internationales -, une doctrine, le refus de se laisser entraîner dans des alliances non fondées sur l'égalité des partenaires et contraignant la France à faire des choix qui ne sont pas conformes à ses intérêts ou qui l'entraînent dans des conflits qui ne sont pas les siens - dans l'OTAN comme dans ce qu'il est convenu d'appeler l'Europe, aujourd'hui contre la Russie. Elle suppose des moyens - un réseau diplomatique qui permette de s'informer, de parler et d'agir, un appareil dont, sous prétexte d'Europe, la liquidation est désormais bien entamée, ce qui nous rend à terme sourds, aveugles et muets. Elle suppose une volonté de dire et d'agir de manière indépendante. Elle n'exclut pas, évidemment, les coopérations sur la base d'avantages mutuels et équilibrés, ni l'alliance sur des bases claires et qui ne doivent jamais aliéner la capacité ultérieure, la nôtre ou celle des générations futures, de revenir en arrière (la nation est un trésor que nous avons en dépôt, il nous dépasse et ne nous appartient pas ; la souveraineté populaire en quoi elle s'incarne est inaliénable) sur des choix légitimes à un moment, dans des circonstances données, et qui ne le sont plus dans d'autres circonstances (je pense, on l'aura compris, à "l'amitié franco-allemande" ou à la "construction européenne", deux vaches sacrées qui n'ont plus aucun sens et dont la seule utilité est de justifier la soumission volontaire au néo-impérialisme allemand).

La diplomatie d'influence est la croyance qu'il n'y a pas de salut hors des structures qui vous évitent d'avoir à assumer votre destin et de décider. Elle vous conduit à chercher à vous noyer dans des superstructures - OTAN, UE, OMC, demain TAFTA -, qui donnent à nos dirigeants, lesquels ont construit par là leur impuissance qui discrédite aujourd'hui jusqu'à la démocratie elle-même, le confort de n'avoir plus à décider (la soumission et la veulerie qui la sous-tend, sont aussi un confort, parce qu'il sont le renoncement au courage qu'il y a à vouloir exister). Elle vous conduit à chercher la reconnaissance du maître, à avoir comme ambition de devenir son meilleur esclave, à devancer les désirs que vous lui supposez (Sarkozy en Libye ou Hollande en Syrie), en espérant parvenir ainsi à l'influencer, à obtenir de lui quelques gratifications, à infléchir ses décisions. C'est une illusion ravageuse qui est un perpétuel renoncement, sans jamais parvenir à rien infléchir ni à obtenir la moindre gratification : on n'écoute ni ne gratifie un larbin, le larbin ne récolte jamais que du mépris et des humiliations (Hollande lâché par Obama dans son projet de bombardement en Syrie). C'est l'illusion qui a conduit Chirac puis Sarkozy à réintégrer la France dans l'appareil militaire de l'OTAN, c'est l'illusion qui a conduit depuis quarante ans notre classe politique à sacrifier au culte de l'Europe, à liquider progressivement notre réseau diplomatique et à anéantir la voix de la France dans une diplomatie européenne qui n'est jamais qu'un plus petit commun dénominateur entre des Etats qui n'ont jamais, ni les mêmes intérêts ni les mêmes conceptions, c'est-à-dire une somme d'impuissances. C'est l'illusion des responsables de la IIIe République face à l'Angleterre, de ceux de la IVe face aux Etats-Unis, de Vichy face au IIIe Reich, c'est l'illusion atlantiste, c'est l'illusion euro-fédéraliste, c'est l'illusion qui a conduit Tsipras à capituler le 13 juillet.

Pompidou a ouvert le sas de ce retour vers le futur mais - avec Jobert -, sans oser le refermer. Giscard l'a théorisé. Mitterrand, comme en toutes choses, a louvoyé entre les deux conceptions, croyant que louvoyer c'est gouverner. Chirac, comme en toutes choses, a navigué à vue, sans conviction, en croyant qu'éviter les problèmes c'est les régler, en disant et faisant une chose et son contraire - sauvant parfois, malgré tout, les apparences, grâce à Védrine ou Villepin qui furent nos deux derniers ministres des Affaires étrangères.

Le sarkhollandime expéditionnaire n'est que l'aboutissement provisoire de ce processus : il est bien plus facile de se lancer dans une guerre que de réfléchir, de définir une politique étrangère et de se donner les moyens de la conduire, plus facile de lancer des bombardements que de chercher une solution politique. Mais il est aussi très difficile de sortir d'une guerre lorsqu'en y entrant on n'a déterminé ni ses buts, ni quand, ni comment on en sortira. La transformation du Kosovo en Etat mafieux, les chaos irakien et libyen sont pourtant là pour nous faire réfléchir.

Le sarkhollandisme expéditionnaire n'est plus que l'expression tragique et désastreuse, le substitut violent et erratique, aux conséquences généralement calamiteuses, d'une diplomatie à la godille, sans doctrine ni vision, nécessaire pour prouver qu'on existe encore alors qu'on a renoncé à exister.