Quand tu vas à la plage et que, soudain, tu aperçois du chemin qui contourne le cap une chèvre en train de nager bravement, sans savoir comment elle est arrivée là.

Tu t'arrêtes, tu prends une photo, deux... puis tu te rends compte que la pauvre bête est coincée entre deux rochers, incapable de reprendre pattes sur la terre ferme.

Alors tu fais quoi ?

Tu descends la dizaine de mètres de presque à pic de pierre ponce sur le cul, tu enlèves tes espadrilles, tu poses tes clés que tu as oublié de laisser dans ton sac à dos au dessus et tu t'avances sur les pierres glissantes vers la pauv'bête.

Puis quand tu es à portée de cornes, tu saisis virilement une d'icelles et tu tires la chèvre en lui disant de faire un effort.

Elle t'écoute, s'extraie d'entre les deux pierres, prend appui sur ses deux genoux, mais identifiant mal le plus important des dangers qui la menacent, elle t'échappe pour aller se fourrer au fond d'un trou, à moitié plein d'eau et qui se remplit presque à chaque vaguelette (alors si le vent forcit...) et où il lui est impossible de faire demi-tour.

Alors tu fais quoi ?

Tu saisis ce que tu peux : la queue, et tu tires. Tu te dis que tu pourrais toujours t'établir ostéopathe pour chèvre, vu que tu lui fais craquer les vertèbres caudales comme l'ostéo te fait craquer tes lombaires, et elle se met à bêler comme une malade.

Mais toi, tu tiens le bon bout et tu tires jusqu'à ce qu'elle fasse marche arrière.

Et quand elle commence à sortir, tu lui expliques gentiment qu'il faut qu'elle te fasse confiance, que t'es là pour l'aider, pas pour la mettre à la broche et pour la manger farcie au riz comme sa cousine qui t'a régalé dimanche soir.

Quand elle finit par sortir, elle ne tente pas vraiment de t'échapper, mais tu la sens bien un brin paniquée, la pauv'chérie. Et la tu la soulèves, tu te rends compte qu'elle est jeune mais qu'elle pèse tout de même son poids et qu'avec les pierres glissantes...

Alors tu la reposes pour prendre mieux tes appuis, et là elle s'aplatit sur la pierre glissante, les quatre pattes écartées, la tête de côté, visiblement épuisée. Tu sens qu'elle a abdiqué et qu'elle s'en remet à toi. Complètement.

Ni une ni deux, maintenant que tu as des appuis solides, tu la prends sous le bras gauche, contre ton coeur, en fait. Tu la sens palpiter, et ça fait comme une outre, son ventre contre ton ventre, une outre où tu as l'impression de sentir, à l'intérieur, l'eau de mer qu'elle a dû avaler.

Et puis de ta main droite, tu t'appuies sur les rochers... jusqu'à arriver sur un bout de plage. Et tu la vois partir, chancelantes. Et toi tu te tapes la remontée de la dizaine de mètres de presque à pic dans la ponce en t'accrochant comme tu peux aux buissons.

Tu arrives au dessus en soufflant comme un phoque, tu te dis qu'à 60 balais tu es encore capable de sauver une chèvre de la noyade, et que, pour aujourd'hui, tu as fait ce que tu avais à faire.

Et puis cinq minutes après, comme tu es un incorrigible païen, et que tu crois voir plus haut sur la pente, tu te dis que ce n'était probablement pas une chèvre, mais Hermès, le dieu des troupeaux et des bergers, qui est aussi ton dieu tutélaire, qu'il s'était métamorphosé pour te tester, pour voir si tu allais faire ce que tu avais à faire.

Et puis j'en vois qui rigolent ! Non je n'ai pas fait la légion, le sauvetage de la biquette n'a eu aucune contrepartie. D'aucune sorte.