Marie-Laure Coulmin Koutsafis, qui a sélectionné et traduit les poèmes de Titos Patrikios, pour l'anthologie récemment parue au Temps des cerises, intitulée ''Sur la barricade du temps'' (c'est à Marie-Laure que je dois d'avoir eu le plaisir d'écrire la préface de ce beau volume), vient de m'envoyer ce texte, traduit par elle, de l'itv donnée par Varouf à El Pais. Le voici :

Interview complète de Yanis Varoufakis par Claudi Perez du journal El Pais, paru le 2 Août 2015 sur le site "Thougths for the post-2008 world". (www.yanisvaroufakis.eu)

Pourquoi est-ce que toutes les interviews de vous que j'ai lues commencent par vous demander si vous allez bien puisqu'il est évident, comme je le vois, que vous allez vraiment bien?

Je soupçonne que les journalistes pensent que je suis morose maintenant que je ne suis plus au ministère. Mais je ne suis pas entré en politique pour y faire carrière. Je suis entré en politique pour changer des choses. Il y a un prix à payer si on essaie de changer les choses.

Quel est ce prix ?

Le mépris venant de l'ordre établi. Le sentiment profond de détestation venant des intérêts établis qu'on doit déloger pour changer les choses. Ils se sont sentis menacés. Si l'on entre en politique sans compromis, on en paie le prix.

Vous dites que vous devez changer des choses. Dans ces six derniers mois, avez-vous le sentiment de l'avoir fait ?

Absolument. Pourquoi êtes-vous là ? Vous êtes là parce que quelque chose a changé. Il y a eu un gouvernement qui a été élu pour négocier durement sur les bases d'une ligne d'arguments inacceptable au sein de l'Eurozone. En même temps, l'histoire le rendait absolument nécessaire. Donc vous avez une force irrésistible heurtant un objet inerte. La logique inerte c'est l'irrationalité de l'Eurogroupe et la force irrésistible c'est l'histoire. Le résultat c'est beaucoup de chaleur et de bruit... Espérons qu'il y aura aussi de la lumière.

J'ai lu votre livre, à propos de votre fille... et je me suis mis à calculer. Le plan d'aide s'achèvera en 2018. Ensuite la Grèce sera sous supervision jusqu'à ce que la Grèce paie la majorité de ses emprunts : en moyenne une maturité de 32 ans. Donc l'ex-Troïka, maintenant un quartet et les hommes en noir, seront encore à Athènes jusqu'à ce que vos petits-enfants soient des adultes? Comment vous vous arrangez avec cette idée ?

Ne les appelons plus l'ex-troïka. C'est à nouveau la troïka. Nous leur avons donné une chance de devenir des institutions, de se légitimiser. Mais ils ont insisté pour se conduire comme la troïka indigne de ces cinq dernières années.

Vous n'avez donc pas tué la troïka ?

Bon, nous nous en sommes débarrassés ici à Athènes. Maintenant ils sont de retour, la Troïka est de retour. Ils pourraient avoir agi comme des institutions légitimes. Mais ils semblent préférer nettement agir comme une troïka de créanciers. C'est leur choix.

Mais ils seront là jusqu'à 2050, quand vos petits-enfants seront des adultes.

Non, ils ne seront pas là. Parce que cet accord n'a aucun avenir. Il continue la devinette qui s'éternise et qui prétend faire durer la crise avec de nouveaux emprunts insoutenables et prétendre que ça va résoudre le problème ... Ça ne peut pas continuer pour toujours. On peut tromper le peuple et les marchés pendant un petit laps de temps, mais à la fin on ne peut pas les abuser pendant cinquante ans. Soit l'Europe change, et ce processus est remplacé par quelque chose de plus démocratique, et durable, et gérable et humaniste. Sinon l'Europe n'existera plus en tant qu'Union Monétaire.

Qu'attendez-vous dans les six prochains mois ? On attend un troisième accord sur un plan d'aide à la mi-août.

C'est un programme qui est fait pour échouer. Et donc il va échouer. Ce n'est pas facile pour un architecte de construire un bâtiment solide, mais c'est facile pour lui ou pour elle de construire un bâtiment qui va s'écrouler. N'importe qui peut faire ça. C'était planifié pour échouer, parce que, admettons-le : Wolfgang Schaüble n'est pas intéressé par un accord qui marcherait. Il a déclaré de manière catégorique qu'il voulait redessiner la zone euro et une part de son projet c'est que la Grèce soit jetée hors de la zone Euro. Je pense qu'il est complètement dans l'erreur mais néanmoins c'est ça son plan et c'est un joueur très puissant. L'une des grands sophismes en ce moment c'est de présenter l'accord imposé à notre gouvernement le 12 juillet comme une alternative au plan Schaüble. Je vois les choses différemment : cet "accord" fait partie du plan Schäuble. Bien sûr, ce n'est pas le point de vue conventionnel.

Donc vous vous attendez à un Grexit ?

J'espère que non. Mais ce que j'espère c'est beaucoup de bruit, comme j'ai dit : des retards, des échecs à atteindre des buts inatteignables, davantage de récession, des impasses politiques. Et ensuite les choses vont atteindre un climax et l'Europe devra décider si elle procède avec le plan Schäuble ou non.

Mais quelle est votre hypothèse centrale ? Schäuble condamne-t-il la Grèce à sortir ?

Vous voyez bien qu'il y a un plan appliqué qui est en cours. Aujourd'hui on a appris que Schäuble veut contourner la Commission et créer quelque chose comme un commissaire au budget qui contrôlera les "règles" qui soumettent les budgets nationaux, même quand un pays n'est pas soumis à un "programme". En d'autres termes : transformer tous les pays en pays sous programme ! L'une des grandes réussites de l'Espagne en pleine crise a été que vous avez évité un vrai Memorandum of Understanding (et que vous n'avez eu qu'un tronc limité du programme de recapitalisation des banques). Le plan Schäuble c'est de mettre la Troïka partout, à Madrid aussi, mais surtout... à Paris!

Alors c'est Paris l'enjeu final.

Paris c'est le gros lot. C'est la destination ultime de la Troïka. Le Grexit est utilisé pour créer la peur nécessaire pour forcer Paris, Rome et Madrid à tout accepter.

S'agit-il de sacrifier la Grèce pour sauver l'Europe ?

Pensez-y en terme d'"effet de démonstration" : "c'est ce qui va vous arriver si vous ne vous soumettez pas entièrement à la Troïka". Ce qui est arrivé en Grèce est incontestablement un coup d'état. L'asphyxie de notre gouvernement à travers la pression sur les liquidités, la longue suite de refus de toute restructuration sérieuse de la dette... ce qui a été étonnant c'est que nous avons continué à leur apporter des propositions qu'ils ont sérieusement refusé de discuter, ils insistaient pour que nous ne les rendions pas publiques et dans le même temps, ils faisaient fuiter que nous n'avions aucune proposition. N'importe quel observateur indépendant voyant ça aurait convenu qu'ils n'ont jamais montré aucun intérêt pour un quelconque accord mutuellement bénéfique. En imposant la pression sur les liquidités, ils ont forcé l'économie à rétrécir pour finir par nous faire porter le blâme ... Nous avons régulièrement effectué nos paiements au FMI qui étaient prévus de longue date, malgré des versements qui ne sont jamais arrivés. Donc ils ont continué, en ajournant tout accord, jusqu'à ce qu'on tombe à court de liquidités. Ensuite ils nous ont donné un ultimatum sous la menace d'une fermeture définitive des banques. Ce n'était rien d'autre qu'un coup d'état. En 1967 il y a eu les tanks et en 2015 il y a eu les banques. Mais le résultat est le même, au sens ou c'était renverser le gouvernement ou le forcer à se renverser lui-même.

Et pour l'Europe dans son ensemble ?

Personne ne peut être libre si même une personne reste esclave. C'est le paradoxe bien connu de Hegel sur le Maître et l'Esclave. L'Europe devrait y faire attention. L'Espagne ne peut pas prospérer ou être libre, ou rester souveraine ou démocratique si sa prospérité s'appuie sur un autre membre auquel on dénie sa croissance, sa prospérité ou sa démocratie.

Pour en revenir à l'Espagne, quelles sont les leçons de la Grèce pour l'Espagne ?

... Le peuple espagnol doit considérer la situation économique et sociale en Espagne et fonder son jugement sur ce dont a besoin leur société, indépendamment de ce qui se passe en Grèce, en France... Le danger de devenir comme la Grèce est toujours là et il se matérialisera si on répète les mêmes erreurs qui ont été imposées en Grèce. Punir une nation fière afin d'instiller la peur à une autre, ce n'est pas ce qu'on souhaite de la part de l'Europe.

Rajoy a dit que si les Espagnols votaient pour des partis comme Podemos, nous allons devenir comme la Grèce dans les prochains mois.

Je vous rappelle que la campagne de Mitt Romney en 2012 s'est basée aussi sur "si Obama gagne, les USA vont devenir comme la Grèce". Donc la Grèce est devenu la baballe au pied d'hommes politiques de droite qui essaient d'effrayer leur population. C'est la grande utilité de la Grèce par rapport à la volonté politique de Grexit du Dr Schäuble.

Pensez-vous que Podemos a pu nuir à la Grèce à cause de la peur de contagion politique ?

Je ne dirai jamais que Podemos nous pose problème. Même si Podemos n'existait pas, les forces de réaction en Europe auraient utilisé la peur parce que, soyons clair : quand une province se rebelle, l'empereur et ses favoris se sentent obligés de faire un exemple sur le dos de ceux qui se précipitent vers la liberté. Peut-être que Podemos a intensifié ce processus, mais en réalité, nous n'avions pas d'alternative : nous avions une économie coincée dans une large spirale déflationniste, aucun crédit même pour des affaires rentables, aucun investissement à part quelques spéculations.

Le précédent gouvernement adoptait des mesures de plus en plus autoritaires en fermant par exemple ses propres télévisions et radios publiques. Cette ligne d'austérité autodestructive, qui conduite à d'avantage de pertes de ressources, davantage de dette pour entretenir la bête de l'austérité, ne peut se maintenir qu'en amputant la démocratie. Alors quelle alternative avions-nous ?

Les Grecs ont voté pour nous, non pas parce qu'ils ne savaient pas que nous serions traités avec hostilité mais parce qu'ils en ont eu assez. Quoiqu'il arrive en Espagne, en France, dans les pays Baltes, au Portugal, nous avions le devoir envers notre peuple de dire : nous croyons en l'Europe et nous allons dire aux Européens que nous leur devons de l'argent, nous voulons les rembourser, mais nous ne pouvons pas les rembourser à partir de revenus qui continuent à diminuer. "Si vous continuez à nous étouffer de cette manière inhumaine et irrationnelle, vous allez perdre votre argent et nous allons perdre notre pays." À partir de là, vient le moment où on a juste besoin de dire et de faire ce qui est juste, et si l'Europe dans son ensemble choisit de nous punir pour ça, parce qu'ils ne sont pas prêts à accepter la vérité, alors nous n'avons pas d'autre alternative que de leur dire : "Nous faisons de notre mieux et nous espérons que vous allez trouver les ressources en vous-mêmes pour faire de votre mieux aussi ! "

Je pense que c'est incontestable : vos idées à propos de l'austérité et de l'allègement de la dette, tout le monde dit que vous avez raison.

Si vous m'aviez parlé en janvier, ça n'aurait pas été le cas. La seule raison pour laquelle désormais ce n'est plus contestable, c'est parce que nous nous sommes battus pendant six mois. À ceux qui disent que nous avons échoué, que ces six mois ont été vains, je réponds : "Non, nous n'avons pas échoué". Désormais nous avons en Europe un débat qui ne concerne pas seulement la Grèce, mais tout le continent. Un débat que nous n'aurions pas eu autrement. Un débat qui vaut le poids en or de la Grèce, de notre continent.

Mais en politique ce qui compte ce sont les résultats. Vous avez appelé le premier et le deuxième plan d'aide des traités de Versailles. Comment définiriez-vous le troisième ?

L'Eurozone a vu le jour en 2000. Elle a été mal dessinée et nous l'avons compris, ou nous aurions dû le comprendre, en 2008 quand Lehman Brothers s'est écroulé. Depuis 2009-2010 nous avons été en plein déni alors que l'Europe officielle faisait précisément ce qu'il ne fallait pas. C'est un phénomène européen, c'est un problème à l'échelle européenne. La petite Grèce, 2% du PIB de l'Eurozone, a élu un gouvernement qui a soulevé des questions cruciales pour toute l'Europe. Après six mois de combat, nous avons subi un sérieux recul, nous avons perdu la bataille. Mais nous avons gagné la guerre en changeant l'objet du débat public. Et voici le résultat !

Le résultat c'est le débat?

Certainement ! Je ne peux pas estimer le résultat à votre place. Je ne peux pas vous dire combien ça vaut en milliards. Mais il y a des choses qui ne sont pas mesurées en termes de prix mais en termes d'importance.

Vous aviez un plan B, avec une monnaie parallèle, mais Tsipras n'a pas voulu appuyer sur le bouton, pour résumer l'histoire?

C'est lui le Premier Ministre, c'était à son initiative. Mon travail en tant que son ministre des finances, était de lui fournir les meilleurs outils possibles et ensuite c'était à lui de prendre la décision de savoir s'il choisissait de les utiliser ou non. C'est ce qui compte, il y avait de bons arguments pour utiliser ces outils et il y avait des arguments pour ne pas appuyer sur le bouton.

Quand vous avez fermé les banques, avez-vous pensé à ce moment-là que vous deviez appuyer sur le bouton ?

Je pensais clairement que nous aurions dû réagir en l'espèce quand l'Eurogroup a fermé les banques grecques et je l'ai déclaré, pour les archives. Mais c'est toute l'histoire des décisions collectives. Il y a un cabinet interne qui décide. J'ai exposé mes recommandations mais j'étais en minorité. J'ai respecté la décision de la majorité et j'ai agi en fonction, comme il se doit pour un joueur d'équipe. C'est comme ça que fonctionnent la démocratie et les gouvernements et je l'accepte pleinement.

Mais ce plan B peut-il encore être appliqué ?

Faisons bien la distinction. Il y avait un Plan B, qu'en fait nous appelions Plan X, en opposition au Plan Z de la BCE en 2012, tel que l'a rapporté le Financial Time il y a quelques temps. Le plan X était un Plan d'urgence pour répondre aux agressions de la BCE, de l'Eurogroupe etc. Ensuite il y avait un projet tout à fait distinct d'un nouveau système de paiement utilisant l'interface des impôts. Ce système, comme je l'ai expliqué dans un article récent au Financial time, est quelque chose qu'on aurait dû appliquer de toutes façons. Je pense que l'Espagne pourrait tirer profit de son application, ou bien l'Italie par exemple. Des pays qui n'ont pas de banques centrales peuvent potentiellement tirer profit de cette manière efficace de créer plus de liquidité, et de traiter de manière plus efficace avec des effacements d'arriérés entre l'état et ses citoyens, mais même entre citoyens.

Donc, laissons ces deux "plans" séparés. Le système de paiement pourrait, et devrait, être appliqué demain. Le Plan X, je crois, est désormais passé dans l'histoire parce qu'il était prévu en réponse à d'éventuels actes agressifs qui auraient eu comme objectif de nous obliger à capituler pendant les négociations. Maintenant que nous avons capitulé, c'est devenu un pan de l'histoire de l'économie.

Tsipras a dit au Parlement avant le vote, après le referendum, qu'il n'y avait pas d'alternative au paquet de mesures, mais je pense qu'avec ce plan vous êtes en train de dire au peuple qu'il y a une alternative aux mesures.

Ma pensée politique, depuis mon tout jeune âge, a été modelée par une opposition intellectuelle de principe à TINA - à la logique néolibérale qu'"Il n'y a pas d'alternative" - There Is No Alternative. Cette opposition m'a modelé depuis l'époque où je vivais en Angleterre sous le règime de Margaret Thatcher qui a lancé TINA. Ma pensée politique a toujours était orientée pour contrer... TINA J'ai même concocté une alternative, en disant que je ne croyais pas en TINA mais en TATIANA: "That Astonishingly There Is AN Alternative": qu'étonnamment il y a une alternative ! Alors je n'accepterai jamais le point de vue qu'il n'y a pas d'alternative. J'aurais accepté qu'un premier ministre, prenant en compte toutes les alternatives, choisisse la moins mauvaise. Nous pouvons débattre pour savoir si la sienne était la moins mauvaise ou la meilleure des alternatives. Mais la proposition qu'il n'existe aucune alternative est intrinsèquement étrangère à toutes mes fibres, du corps comme de l'esprit.

Laissez moi vous demander pourquoi cette rhétorique : mafia, criminels...

Je n'ai jamais utilisé le mot mafia.

Terrorisme, waterboarding financier ...

Waterboarding financier : je suis très fier de ce terme. C'est précisément la description appropriée de ce qui s'est passé depuis des années maintenant. Qu'est ce que le "waterboarding" ? Vous prenez un sujet, vous lui plongez la tête dans l'eau jusqu'à ce qu'il suffoque mais vous arrêtez juste avant qu'il meure. Vous lui sortez la tête de l'eau à temps, juste avant la complète asphyxie, vous lui permettez de prendre quelques respirations à fond, puis vous lui replongez la tête dans l'eau. Et vous recommencez jusqu'à ce qu'il ... avoue. Le waterboarding financier, d'un autre côté, n'est évidemment pas physique, c'est financier. Mais l'idée est la même et c'est exactement ce qui est arrivé aux gouvernements grecs successifs depuis 2010. Au lieu d'air, les gouvernements grecs qui soignaient leur dette insoutenable étaient privés de liquidités. Au moment des paiements aux créanciers, ou au moment d'honorer leurs obligations, ils se voyaient refuser les liquidités jusqu'au dernier moment, juste avant la faillite formelle, jusqu'à ce qu'ils confessent, jusqu'à ce qu'ils signent les accords - dont ils savaient qu'ils allaient redonner un nouvel élan à la crise de l'économie réelle. À ce moment la Troïka rallongeait suffisamment de liquidités, comme ils l'ont fait là avec les 7 milliards que le gouvernement grec a reçus pour rembourser ... la BCE et le FMI. Exactement comme le waterboarding, cette liquidité, cet oxygène, est calculé pour suffire à peine pour maintenir le "sujet" vivant, sans faire faillite formellement, mais jamais plus. Et donc la torture continue, avec pour effet que le gouvernement reste entièrement sous le contrôle de la Troïka. C'est comme ça que fonctionne le waterboarding financier et je ne peux imaginer de terme mieux approprié pour décrire ce qui s'est passé.

Par rapport au terme "terreur" que j'ai utilisé, prenez le cas du referendum. Le 25 juin, on nous a présenté un plan compréhensible. Nous l'avons étudié en toute ouverture d'esprit et nous avons conclu que c'était une proposition qui n'était pas viable. Si nous l'avions signée, nous aurions complètement échoué dans les 4 ou 5 mois et alors le Dr Schäuble nous aurait dit : "Vous voyez, vous avez accepté des conditions que vous ne pouviez pas remplir." Le gouvernement grec ne peut plus se permettre ça. Nous avons besoin de regagner notre crédibilité en ne signant que des accords que nous pouvons appliquer. Donc j'ai dit à mes collègues de l'Eurogroupe, le 27 juin, que notre équipe avait convenu et décidé que nous ne pouvions accepter cette proposition, parce qu'elle n'allait pas marcher. Mais dans le même temps, nous sommes des Européistes et nous n'avons pas de mandat ni la volonté ni l'intérêt, de nous affronter à l'Europe. Donc nous avons décidé de porter leur proposition à la décision du peuple grec. Et qu'a fait l'Eurogroupe ? Ils nous ont refusé une extension de quelques semaines afin que nous puissions tenir ce referendum paisiblement, et au lieu de ça, ils ont fermé nos banques. Fermer les banques d'une économie monétisée est la pire forme de terrorisme monétaire. Ça instille de la peur chez les gens. Imaginez qu'en Espagne demain matin les banques n'ouvrent pas à cause d'une décision d'un Eurogroupe qui forcerait votre gouvernement à accepter quelque chose d'insoutenable. Les Espagnols auraient été saisis par un vortex de terreur monétaire. Qu'est-ce que le terrorisme ? Le terrorisme consiste à suivre un agenda politique en répandant une peur généralisée. C'est ce qu'ils ont fait. Pendant ce temps-là, les media systémiques grecs terrorisaient les gens pour qu'ils croient que ce serait l'Armageddon s'ils votaient NON au referendum. Ça a été une campagne basée aussi sur la peur. Et c'est ce que j'ai dit. Peut-être que des gens à Bruxelles n'aiment pas entendre la vérité. S'ils avaient évité d'essayer d'effrayer les grecs, alors j'aurais évité d'utiliser ce terme.

Ce que je veux dire c'est que la rhétorique qui veut qu'on traite le FMI de criminels, comme Tsipras l'a fait, n'est pas la meilleure pour obtenir des résultats dans la négociation. Avec cette rhétorique c'est difficile.

Il n'a pas traité le FMI de criminels. Soyons précis. Il a parlé d'un programme criminellement négligent qui a imposé aux Grecs une crise monumentale, y compris une crise d'urgence humanitaire. C'est exactement ce qu'ont fait les programmes grecs de 2010 et 2012. Mais laissez-moi ajouter un point important : Nous n'avons pas "durci" notre rhétorique (comme avec la remarque de Tsipras) avant la fin juin. Depuis le 25 janvier jusque tard dans le mois de juin, nous avons négocié de très bonne foi, contrairement à la Troïka. Nous avons été spécialement doux et polis, face à une hostilité incroyable et à un dénigrement systématique. Nous nous sommes rendus à toutes les rencontres de l'Eurogroupe avec des propositions solides, en proposant de nous mettre d'accord sur deux ou trois réformes majeures dans l'immédiat (comme la lutte contre l'évasion fiscale et la corruption, une nouvelle direction des impôts indépendante des politiques mais aussi de l'oligarchie). Ils ont rejeté nos efforts et ils nous ont menacés d'interrompre les négociations si nous osions rendre publiques nos propositions, alors que de leur côté ils faisaient fuiter dans le Financial Time que nous n'avions pas de propositions. Ils ont insisté sur un cycle éternel de discussions "techniques", infamantes, sans fin, tout en asphyxiant notre économie. Ils se sont conduits de manière odieuse alors que nous continuions à répondre avec des arguments solides et de manière parfaitement civilisée.

Et nous nous sommes assis là en nous prêtant au jeu, mois après mois. Nous n'avons jamais cessé de faire des compromis. À la fin juin, notre Premier Ministre avait parcouru les 9/10èmes du chemin. Et qu'ont-ils fait de leur côté ? Ils ont reculé loin derrière leurs propres positions, en insistant le 25 juin, par exemple, pour que la TVA sur les hôtels passe à 23% ! C'était un acte d'agression. À ce moment-là nous avons décidé, très rationnellement, de dire la vérité, de parler de la négligence criminelle de leur programme, de faire référence à leur waterboarding fiscal. Il y a un moment où il faut dire la vérité. Les Européens perdent confiance dans l'Europe justement à cause de ce mur de mensonges et de propagande, qui se présente sous la forme d'une terminologie nuancée, alors qu'en réalité ce qui arrivait était en complète violation des règles élémentaires de la logique, des traités de l'UE, d'un comportement poli et de la démocratie.

Mais pourquoi Tsipras a-t-il accepté ça ?

Vous devriez l'interroger si vous souhaitez lui poser des questions. Ce n'est pas correct que je réponde à la place de quiconque et particulièrement de mon Premier Ministre.

Dans l'Eurogroupe, certains ministres vous ont décrit comme difficilement prévisible, avec un train de vie luxueux, de nombreuses photos... Que pensez-vous de ce portrait ?

Ce n'est pas vrai. Personne n'a rien dit de tel dans l'Eurogroupe. Ils ont peut-être raconté ce genre de choses en dehors de l'Eurogroupe, je n'en sais rien et peu m'importe. Chacun, à la fin, est jugé sur la qualité de son discours public. Je vous laisse vous et vos lecteurs juger de leurs manières. Nous devons tous être jugés par nos électeurs, par les peuples d'Europe. Dans mon cas, j'ai la conscience tranquille. Après le troisième Eurogroupe j'ai posté sur mon site mes interventions lors des trois rencontres. Lisez les et dites moi si j'ai été imprévisible, impoli, n'importe quoi. De mon point de vue, mes interventions ont été claires, économiquement au-delà de tout reproche, et constructives. Les lecteurs peuvent les lire et en juger.

Est-ce que les gens comprennent vos photos de Paris-Match par exemple ? Pensez-vous que les gens qui ont voté pour Syriza, qui est un parti de gauche, comprennent ce genre de photos ?

Bon, voulez-vous venir marcher avec moi dans les rues d'Athènes et voir ce que les gens me disent de tout ça ? Notre peuple ne se préoccupe en rien de tout ça, même si j'ai déclaré clairement que l'esthétique de Paris-Match était horrible et que je regrette d'avoir accepté de faire cette séance. Vous ne me croyez peut-être pas, mais, quand j'ai accepté, je ne savais pas ce qu'était Paris-Match - ce n'est pas le genre de presse dont j'ai jamais su grand chose. J'ai demandé à voir le texte de l'article avant d'accepter de faire les photos. Le texte était bien et donc j'ai commis l'erreur d'accepter la séance photos. Je me suis précipité à la maison et je n'avais que 15 minutes à y accorder. Danaé, ma femme, m'a dit que ça ne semblait pas une bonne idée mais je m'étais déjà engagé et donc j'ai décidé de le faire en vitesse, courant d'une pose à l'autre avant de partir pour une réunion avec le Premier Ministre. Mon erreur c'est d'avoir accepté et je m'en suis excusé. Mais toutes ces histoires à propos de Paris-Match et ses photos n'avaient qu'un but : s'assurer que mon message, surtout la critique rationnelle des manières de l'Europe, soit noyé dans des photos horribles et des rumeurs toxiques.

Qu'allez-vous faire pour votre carrière politique ?

La politique ne devrait pas être une carrière. Je suis membre du parlement et extrêmement honoré de la confiance que m'ont portée mes électeurs. Mon engagement envers eux quand je suis entré en politique en janvier dernier c'était de tenir ferme sur mes positions et de me battre à leurs côtés pour la démocratie et la prospérité en Grèce mais aussi dans toute l'Europe. Je suis toujours dans la course, je ne m'en vais pas.

Vous êtes un universitaire, un professeur et un auteur de très bons livres comme le Minotaure. Avez-vous aimé la politique, ce que vous avez vu à Bruxelles ?

Je n'ai pas du tout aimé ce que j'ai vu à Bruxelles et je doute qu'aucun Européen n'aurait aimé s'il avait eu l'occasion de le voir de ses propres yeux. Mais c'est ça que nous avons, c'est l'Union Européenne que nous avons, et il est de notre devoir de la réparer. Le pire ennemi de la démocratie ce sont les citoyens qui disent "C'est un système horrible mais je ne suis pas prêt à y changer quoique ce soit."

Pourquoi n'avez-vous pas d'alliés dans l'Eurogroupe ? Je veux dire, ni la France, ni l'Italie, ni l'Espagne ou l'Irlande... Des pays qui au début voyaient Syriza de manière positive et à la fin c'était 18 contre un.

Ce que vous devez comprendre c'est que cet équilibre à 18 contre un est illusoire. Les 18 sont divisés de manière tranchée en trois groupes. Une toute petite minorité qui croit en l'austérité. Le groupe le plus important ne croit pas à l'austérité mais ils ont imposé l'austérité à leur propre peuple. Et enfin il y a un autre groupe de pays qui ne croient pas à l'austérité et ne la pratiquent pas encore, comme la France. Mais ils craignent que, s'ils nous soutiennent ouvertement, alors l'austérité et la Troïka vont venir chez eux.

Quelle est votre relation personnelle avec Schäuble, de Guindos et peut-être Dijsselbloem ?

Aucune relation n'est envisageable avec Dijsselbloem. Ce n'est pas seulement à cause de son manque d'envergure intellectuelle, mais premièrement parce qu'il n'est pas digne de confiance. Par exemple, il a choisi de me mentir sur la procédure lors de mon premier Eurogroupe. C'est une chose d'être en désaccord avec le président de l'Eurogroupe. C'en est une autre qu'il vous mente sur des procédures extrêmement importantes. D'un autre côté, Schäuble et de Guindos sont deux collègues avec lesquels j'ai beaucoup apprécié la discussion, à un niveau personnel. Nos discussions ont souvent été rudes mais c'étaient aussi des échanges intéressants. En tant qu'universitaire, rien ne m'intéresse plus que les échanges intéressants. Nos désaccords étaient sérieux mais, à un niveau personnel, il y avait du respect mutuel et il y a eu un échange fructueux d'idées. Le problème c'est que quand on met tous ces gens ensemble dans l'Eurogroupe, à cause de cette conception institutionnelle catastrophique de l'Eurogroupe, vous aboutissez à des ratages de gouvernance qui nuisent à l'Europe. Donc, dans un contexte différent, dans un cadre institutionnel différent, je suis sûr qu'avec des collègues comme de Guindos et Schäuble notre relation de travail aurait eu une issue plus fructueuse.

Pour en revenir à la question de l'Espagne. Quelles sont les leçons de la Grèce pour l'Espagne? Le gouvernement espagnol a dit que si les gens votent pour Podemos, il y aura des problèmes et l'Espagne va devenir comme la Grèce en quelques mois.

Je pense que le peuple espagnol doit considérer la situation économique et sociale de l'Espagne et établir son jugement à partir de ce dont leur société a besoin, indépendamment de ce que qui arrive en Grèce, en France... Le danger de devenir la Grèce est toujours là et se matérialisera si on continue à répéter les mêmes erreurs qui ont été imposées à la Grèce. Punir une nation fière pour infliger de la peur à une autre ne devrait pas être le fait de l'Europe. Ce n'est pas l'Europe pour laquelle nous nous sommes engagés, ni l'Europe pour laquelle Gonzalez s'est engagé, ni Papandréou, ni Giscard d'Estaing, ni Helmut Schmidt, etc... Il nous faut retrouver ce que veut dire être Européen et trouver des voies pour recréer le rêve d'une prospérité partagée dans la démocratie. L'idée que la peur et le mépris vont être les principaux ingrédients de la nouvelle Europe va nous mener directement à des années 30 post-modernes. Je crois que les peuples espagnol et grec savent exactement ce que les années 30 leur ont amené.

Vous avez dit un jour que l'héritage de Thatcher c'était les privatisations, les malls (grands centres commerciaux) et Tony Blair. Et je vous demande, quel est l'héritage de Merkel, de son leadership ?

L'Europe est en train de se détourner d'un territoire de prospérité partagée, qui est la manière dont on l'imaginait, pour devenir une cage de fer pour nos peuples. J'espère que Mme Merkel va décider que ce n'est pas l'héritage qu'elle veut laisser derrière elle.

Traduction de l'anglais Marie-Laure Coulmin Koutsaftis.