Ces jours-ci, on entend répéter que Fillon serait un gaulliste social. Alors que son programme vise, sur le modèle allemand et en application des injonctions de Berlin transmises par Bruxelles à liquider systématiquement l'Etat social mis en place à la Libération, sous l'autorité du général de Gaulle, et construit progressivement, sous la pression des luttes sociales, par des gouvernement de troisième force (droite modérée, centre et SFIO) sous la IVe République, gaullistes entre 1958 et 1969, d'union de la gauche de 1981 à 1983 (plus quelques avancées ambiguës sous Rocard et Jospin)... avant que ne commence la déconstruction progressive que Fillon entend achever aujourd'hui.

Ce cycle de construction de l'Etat social doit bien sûr être mis en rapport avec la force électorale, alors, du Parti communiste français, et celle du syndicalisme CGT qui lui était lié, ainsi qu'avec la guerre froide dans laquelle le capitalisme occidental se trouva contraint à des concessions par la concurrence idéologique du monde communiste et la peur des possédants de "tout perdre" en cas de victoire de ce camp - concessions qui devaient permettre d'empêcher le prolétariat de passer entièrement du côté du PC et de faire émerger des classes moyennes, de plus en plus hégémoniques, fondement électoral de majorités modérées à sous-bassement gaulliste ou socialiste selon les époques.

La remise en cause de cet Etat social est le résultat, sur le plan intérieur de la disparition du gaullisme au profit d'une droite normalisée par l'Europe, libérale plus ou moins honteuse (parce que l'Etat a toujours été moteur en France et que si l'idéologie libérale naît en partie en France, elle a toujours eu le plus grand mal à s'y enraciner), et du dépassement électoral du PC par le PS amorçant un déclin du premier qu'accéléra son ralliement à l'Europe et à l'euro, puissants moyens de la lutte des classes au service des dominants...

Tout cela demanderait évidemment nuances, explications et développements ; le cadre général est pourtant bien celui-là...

Mais on est loin de Fillon, me direz-vous ! Non. Fillon n'est pas un gaulliste social parce qu'il n'y a plus de gaullisme. Comme le ralliement du Parti communiste à l'Europe a tué le Parti communiste, le ralliement des gaullistes à l'Europe a liquidé le gaullisme. Ainsi que je l'écris dans les 30 bonnes raisons pour sortir de l'Europe : "Le gaullisme avait quatre fondements : l’indépendance nationale ; la souveraineté populaire, qui s’exprime notamment par le référendum dès lors qu’une question engage le destin de la nation ; la justice sociale, qui doit trouver son aboutissement dans la participation (encore nommée association capital-travail) des salariés aux décisions et aux bénéfices de leur entreprise ; un État garant de l’intérêt général face aux féodalités et qui, pour ce faire, doit être stratège, investir dans les secteurs d’avenir là où l’initiative privée ne cherche que le profit immédiat, et intervenir si nécessaire dans la vie économique." Or, "si quelques personnalités s’obstinent à marquer une sensibilité gaulliste" dans la droite de Les républicains, "ce parti conservateur et ses caciques sont devenus atlantistes, aussi à l’aise dans leur obéissance européenne à l’Allemagne que décomplexés dans leur soumission aux États-Unis ; ils inscrivent leur action dans le cadre de traités européens à l’évidence incompatibles avec la souveraineté nationale telle que la concevait de Gaulle ; ils ont contribué à la ratification de la copie d’un traité que le peuple avait rejeté par référendum ; ils réclament toujours moins d’État, moins d’État social, moins de droits et moins de protection pour les salariés ; ils communient dans le culte de l’Entreprise, du Marché et de la Concurrence".

Fillon, pas plus que quiconque dans ce parti-là, n'a à se réclamer du gaullisme puisque la politique qu'ils ont menée et qu'ils veulent mener se situe exactement aux antipodes des principes qui ont dirigé l'action du général de Gaulle.

Fillon n'a donc rien d'un gaulliste et encore moins, vu son programme, d'un gaulliste social. Peut-être l'a-t-il été, naguère ou jadis... et c'est là que nous retrouvons Pierre Laval.

Dans sa jeunesse politique, Laval est un homme de gauche, blanquiste, avocat de la CGT, plus jeune député socialiste en 1914, tête de liste en 1919 de la SFIO dans la banlieue parisienne, maire constamment réélu d'une commune ouvrière ancrée à gauche, Aubervilliers, à partir de 1923, tête de liste du Cartel des gauches en 1924 dans le département de la Seine, proche de Jacques Doriot alors figure populaire du PCF...

Pierre Laval reste-t-il pour autant dans l'histoire comme un homme de gauche ? A-t-il gouverné à gauche ?

Laval devient ministre en 1925-1926, dans le gouvernement de Cartel des gauches, puis il participe à des gouvernements de centre-droit ou de centre-gauche qui se succèdent entre 1929 et 1932, après le retrait de Poincaré qui, sur son nom et la stabilisation du franc, avait remporté les élections de 1928. Laval devient président du Conseil (Premier ministre) le 30 janvier 1931, soutenu par une majorité allant de la droite au centre-gauche radical-socialiste.

Grâce au protectionnisme et à la faible ouverture de l'économie française aux capitaux américains, la France a, alors, été beaucoup moins touchée que les autres pays européens par la crise du capitalisme partie de Wall Street en 1929. Et Laval choisit, dans ce contexte où la France connaît une relative prospérité dans un monde en crise, de conduire une politique de rigueur - on dit alors avec moins de scrupules, une politique de déflation - dont le principe essentiel est la compression des dépenses publiques, inspirée par celle qui a englué l'Angleterre des années 1920 dans une interminable récession et un chômage de masse ainsi que par celle du chancelier chrétien-démocrate Brüning (la France de Laval lui apporte même un soutien financier), arrivé au pouvoir en mars 1930, et dont les décrets-lois réduisant drastiquement les dépenses publiques vont ravager l'économie allemande, faire exploser le chômage et conduire les nazis de 2,6 % des voix aux législatives de mai 1928, à 37,3 % et à la première place parmi les partis allemands, à celles de juillet 1932.

En 1931, la magazine américain Time désigne Laval comme "homme de l'année".

Mais sous l'effet de sa politique et des retombées de la crise mondiale qu'elle amplifie, le PIB recule de 3,9 % en 1931, puis de 8,8 % en 1932, la dette et le chômage augmentent : le cabinet Laval tombe en 1932 et les législatives aboutissent à une nouvelle victoire du Cartel des gauches. Pourtant, le conformisme idéologique est tel que la majorité de gauche... poursuit la politique de Laval. Elle l'aggrave même, en 1933, en construisant le Bloc Or, prédécesseur de l'euro : dans un mode en crise où le Royaume-Uni, les Etats-Unis de Roosevelt, puis l'Allemagne d'Hitler se servent de la dévaluation et du déficit budgétaire pour relancer, par l'Etat, l'activité économique, la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Italie, la Suisse, la Pologne et la Tchécoslovaquie s'enferment dans un carcan monétaire (taux de change fixe entre les monnaies de ces pays, et de toutes ces monnaies par rapport à l'or) qui les privent de toute capacité d'ajustement de leur compétitivité par le taux de change.

Dès lors, les radicaux qui gouvernent avec une majorité de Cartel des gauches, n'ont d'autre choix que d'aggraver sans cesse la politique de déflation avec comme principal résultat, comme dans l'Allemagne de Brüning quelques années plus tôt, la montée d'une extrême droite factieuse, celle des Ligues qui, à la faveur de scandales politico-financiers à répétition, exploitent l'immense mécontentement créé par la déflation et par ses conséquences, et l'immense déception suscitée par une majorité élue à gauche et qui gouverne à droite. Les émeutes du 6 février 1934, qui ébranlent la République, sont le résultat de cette situation.

Face au danger des Ligues, un gouvernement d'union nationale est constitué par Gaston Doumergue, dans lequel Laval reçoit le portefeuille des Colonies, puis celui des Affaires étrangères, après l'assassinat de Louis Barthou en octobre 1934.

C'est en juin 1935 qu'il redevient président du Conseil, avec comme politique de provoquer un choc déflationniste - dont est décalqué le programme de Fillon - et l'idée fondamentale - qui est celle de Fillon - que si la déflation a échoué jusque-là c'est qu'on en a pas fait assez, assez fort, assez vite pour qu'elle produise les effets positifs qu'elle DOIT produire.

Le 14 juillet (il s'agit de marquer symboliquement la date de début du "redressement"), puis en août et octobre, sont donc édictés trois vagues de 29, 61 et 317 décrets-lois (on dirait aujourd'hui ordonnances) qui imposent une réduction de 10 % de toutes les dépenses publiques : les salaires des fonctionnaires sont réduits de 3 à 10 %, toutes les subventions à l'économie sont supprimées, certaines taxes augmentent jusqu'à 30 %, certains prix sont autoritairement baissés, les taux d'intérêt augmentés pour permettre le maintien du Bloc Or (que la Tchécoslovaquie, l'Italie puis la Belgique quittent en 1934-1935, les effets récessionnistes de la déflation que la surévaluation monétaire impose devenant économiquement insupportables)...

Le Monde de l'époque, Le Temps, exulte (20 juillet 1935) : « La réduction des dépenses publiques, parce qu'elle allège les charges qui pèsent sur la production, parce qu'elle rend l'aisance au marché des capitaux, parce qu'elle tend à remettre en marche le mécanisme du crédit, ne peut qu'accroître le pouvoir d'achat de l'ensemble des consommateurs ».

Mais le bilan est rapidement catastrophique : les prix baissent de 5 % à 8 % mais les salaires et les pensions de 10 % à 20% ; la consommation et l'investissement s'effondrent ; le chômage dépasse le million et les 14,5 % d'une population active pourtant peu nombreuse du fait des classes creuses conséquences de la guerre ; la récession s'aggrave ; les réserves de change pour défendre le ravageur taux de change de la monnaie diminuent et le déficit budgétaire... atteint des sommets pour la période tandis que la dette frôle les 200 % du PIB... Quant à la production industrielle, par rapport à un indice 100 en 1928, elle atteint son plus bas à 79 (elle remontera avec la politique de rupture du Front populaire et la dissolution du Bloc Or qu'elle entraîne).

La politique de déflation, au Royaume-Uni dans les années 1920, dans l'Allemagne de Brüning et de Merkel, comme dans la France de Laval ou celle de Hollande - que Fillon se propose d'aggraver par un choc aussi brutal que celui de 1935 - est toujours une politique de la rente contre la production et le travail. Elle est avant tout destinée à satisfaire un électorat aisé, âgé - l'électorat de Merkel comme celui de Fillon à la primaire de l'aile droite du grand parti de la capitulation permanente devant l'Euro-Allemagne.

En France, cette politique suicidaire aboutirait immanquablement à une catastrophe, économique, sociale, humanitaire comparable à celle que connaît la Grèce depuis 2009. Car la politique de Fillon, c'est aussi la politique des mémorandums sans mémorandum, appliquée de l'intérieur plutôt que sous le contrôle de la Troïka.

Cette politique, singée de l'Allemagne et dont la seule justification est de satisfaire aux injonctions euro-allemandes, auxquelles on ne peut échapper en restant dans le cadre de l'euro, n'est supportable en Allemagne aujourd'hui que pour cinq raisons :

1/ l'Allemagne est un pays de vieux, alors que la France à des générations de jeunes nombreux à faire travailler ; les intérêts de la rente sont donc dominants dans l'électorat allemand ;

2/ l'Allemagne est une société d'obéissance ; ce que n'est pas la France ;

3/ l'Allemagne a sacrifié ses infrastructures ; ce qu'elle payera fort cher un jour ou l'autre ;

4/ l'Allemagne s'en est remis pour sa défense aux Etats-Unis - ce qu'elle risque également de payer fort cher si Trump dégage ceux-ci de l'OTAN ou exige pour leur maintien que les Européens, au premier rang desquels les Allemands, payent le prix fort ; alors que nous fournissons à juste titre un effort important de défense afin que notre sécurité ne dépende pas d'autrui et que nous puissions remplir les obligations de projection de forces que suppose notre siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU ;

5/ l'Allemagne fait payer une partie du coût de sa politique de déflation aux pays de l'est européen qu'elle a colonisés économiquement, important une main d'oeuvre exploitée ou faisant fabriquer dans les ateliers à bas coût de main d'oeuvre de ces pays les produits semi-finis qui sont ensuite valorisés dans les usines allemandes, ce qui lui permet de conserver sa compétitivité au niveau mondial et d'acquérir sur les autres Européens, grâce à la monnaie unique, l'avantage concurrentiel et l'excédent commercial qui, à leur tour, permettent de rendre acceptable à la société allemande le prix de la déflation.

Mais ce schéma n'est pas reproductible en France ! La déflation Fillon, fille de la déflation Laval, aboutirait à coup sûr également à une catastrophe démocratique dans la mesure où, aujourd'hui, il y a tout à parier que celui qui serait en position de tirer les marrons du feu de cette inéluctable catastrophe économique, sociale, humanitaire, ce serait le Front national.