Emborio, jeudi 25 juin, 13h00, 24° et 970 millibars à ma table de travail

« Si on sort de l’euro, vous croyez qu’on aura droit à l’été ? » On a bien ri, avant-hier soir, avec Iannis, le fils de Katina (la meilleure cuisinière de l’île) et Dimitri, au Balkoni, la taverne d’où l’on a un point de vue imprenable sur la caldeira et les cratères au fond. Iannis nous racontait qu’il avait vu cette phrase commentant, sur Internet, une photo d’Athènes sous la pluie. Athènes sous la pluie à la fin juin ! Décidément, plus rien ne va dans ce pays depuis que les communistes sont au pouvoir !!! – comme on dit rageusement au SPD allemand, où l’on n’est pas plus avare de clichés qu’au journal conservateur Die Welt, lequel accusait récemment la Grèce de n’avoir pas cessé de déstabiliser « l’ordre européen », depuis le soulèvement contre les Turcs en 1821, ce qui est tout de même un comble pour un journal du pays qui, deux fois en un siècle, a conduit l’Europe et le monde au chaos et à la boucherie. Comme on disait chez moi, c’est l’hôpital qui se fout de la charité.

Cela dit, chez nous aussi l’été se fait attendre. Ici, c’est le vent d’ouest qui souffle – fort – sans désemparer depuis plusieurs jours : plus de cigales ; avant-hier soir, Frédéric a remis le pantalon long et nous avons sorti tous les deux les sweats ; hier à 17h30, je frissonnais sur le balcon où je travaillais ; et le soir pas une seule de ces petites chouettes – des chevêches d’Athéna, à chaque fois le bonheur de ces rencontres est identique – posées au milieu de la route et qui nous font nous arrêter parfois plus de dix fois lorsque nous remontons, de nuit, de Mandraki à Emborio.

Nous étions allés faire des courses, nous étions aussi allés relever le courrier Internet. Au village, le wi-fi est en panne depuis une semaine. Apparemment c’est le relais de Giali, l’île de pierre ponce et d’obsidienne, en face, entre Kos et nous, qui est en carafe. Pour combien de temps ? Dans ma boîte aux courriels, il y avait un message venant de Rhodes : c’est confirmé, le 14 juillet j’y parlerai de mes livres, de la Grèce, de l’actualité, aux francophones de l’île. Et cela se passera au consulat, c’est-à-dire à la magnifique Auberge de France, siège des institutions de la « nation de France » au temps de l’État chevalier, sis dans l’odos Ippoton (rue des Chevaliers), cet ensemble incomparable d’architecture occidentalo-médiévale en Orient. J’en suis à la fois heureux et fier !

Il y avait aussi un message d'une journaliste du Figaro, qui souhaitait avoir mon avis sur le fait de savoir pourquoi la Grèce n'avait jamais fait les "réformes" - ce mot magique de la novlangue européenne pour destruction de l'Etat social et de la démocratie - que d'autres ont faites depuis si longtemps. Vous devinez ma réponse...

À part cela, samedi dernier, je suis allé à Kardaména, sur l’île de Kos (patrie d’Hippocrate), pour aller chercher Frédéric qui arrivait le soir de Paris. J’en ai profité pour acheter un citronnier, un bougainvillier et une lavande, que j’ai plantés à notre retour. J’en ai profité aussi pour aller me baigner à Therma, à l’extrémité orientale de la côte qui fait face à Nisyros. Là, au pied de la falaise blanche, sur laquelle les chèvres font de la varappe pour aller brouter la moindre touffe d’herbe poussée sur la paroi, une source d’eau brûlante et soufrée se mêle à la mer dans un cercle de rochers, alors que des chapelets de bulles s’échappent du fond pour venir éclater à la surface… comme dans une baignoire de champagne. J’ai trempé là plus de deux heures, alternant (en compagnie d’une improbable oie blanche qui y éprouvait, elle aussi, une manifeste félicité !) les allers et retours du plus chaud – à peine supportable – au débouché de la source, vers le cercle de rocs entre lesquels pénètre la fraîcheur de la houle, et partant de temps à autres faire quelques brasses en pleine mer.

Détente, bonne fatigue, relâchement de tout le corps, vacuité de l’esprit, bien-être, impression d’harmonie avec le monde… Et comme lorsque, à Nisyros, nous allons visiter Polyvotis (voir la première des chroniques nisyriotes), le plaisir de sentir, ensuite, l’odeur du soufre sur ma peau. Car j’adore l’odeur du soufre… indice de ma nature démoniaque sans doute.

La traversée du matin, je l’avais faite sur le Panaghia Spiliani (du nom de la Vierge de la caverne, vénérée dans une église semi-troglodyte qui domine Mandraki… je vous raconterai l’histoire une autre fois), le bateau de l’île qui fait l’aller et retour chaque jour avec Kos. Nous étions là, en janvier dernier, lorsqu’une très forte tempête l’a malmené : tant que lorsque le capitaine a voulu l’emmener à Giali, dans un mouillage moins exposé, il a été brossé contre le quai. Il a passé plusieurs semaines en réparation ; il est comme neuf.

Or, à bord du Panaghia Spiliani, samedi matin, il y avait Iannis (un autre), un copain, qui se rendait à une réunion de cadres de Syriza à Patmos. Iannis appartient à la plate-forme de gauche, il souhaite la sortie de l’euro depuis bien avant la victoire de janvier dernier, parce qu’il sait bien que, dans l’euro, aucune autre politique n’est possible, et que Syriza a été élu pour mener une autre politique. Nous avons discuté pendant toute l’heure de traversée de la situation, des « négociations » en cours, de l’accord tout juste signé avec Poutine sur le gazoduc vers l’Italie et l’Europe danubienne. Ce jour-là, il croyait que Tsipras ne céderait pas, que la sortie de l’euro serait pour bientôt.

(On l’a croisé aujourd’hui, quelques heures après la rédaction de ce billet, en remontant de la plage : il est beaucoup moins sûr et craint que Tsipras ne cède ; ainsi vont les choses en Grèce, ces temps-ci : incertitude, expectative, perplexité : un signe donne de l’espoir sur la résolution des gouvernants et, le moment d’après, un autre plonge dans l’inquiétude sur leur détermination, leurs désaccords et leurs fins ultimes).

Il m’a dit aussi qu’un « plan B » était prêt, notamment sur les questions cruciales de la période de transition – qui, à n’en pas douter, sera difficile – que sont les importations d’énergie et de médicaments… J’espère qu’il a raison, je le lui ai dit, et que grandissait, en France, le nombre de ceux qui pensent que l’euro et l’UE sont une catastrophe pour les peuples européens, qui sont solidaires des Grecs, qui espèrent qu’ils sont bien en train d’ouvrir le chemin, qu’ils ne caleront pas.

Puis alors que le bateau commençait sa manœuvre d’accostage, Iannis s’est mis à parler avec un voisin qui, en se levant pour sortir… s’est exclamé : « le Schäuble, on va l’embrocher et le faire cuire en kontosouvli », l’équivalent d’un méchoui.

En réalité, depuis dix jours que je suis ici, ce qui me frappe c’est combien les gens parlent facilement de cette sortie de l’euro. Avec exaspération, souvent, à l’égard de ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe et à l’égard de l’Allemagne. Quelques jours après mon arrivée, c’était un troisième Iannis, qui loue une quinzaine de chambres, que je connais depuis 20 ans, qui a deux fils, Odysséas (Ulysse) et Orestis, et que je n’avais jamais entendu parler politique. Il me confiait avoir vu sur Internet que mes livres marchaient bien et me demandait s’il pourrait bientôt les lire en grec. Je lui répondais que plusieurs éditeurs grecs s’étaient montrés intéressés, mais qu’ils avaient renoncé en raison du coût de la traduction, que j’avais bien été inclus dans le programme d’aide à la traduction Jacqueline de Romilly de l’Institut français d’Athènes, mais que l’aide en question ne couvrait qu’une partie de ce coût et que le reliquat restait un risque trop important pour un éditeur grec dans la situation actuelle. « Ils pourront le faire quand on sera enfin sortis de l’euro », m’a-t-il alors répondu. J’ai bien sûr approuvé, dit que j’avais voté contre, que la France devrait sortir aussi. « C’est le système, a-t-il repris : il a été bâti seulement pour l’Allemagne, il ne profite qu’à elle. »

Et puis hier, chez l’épicier, avec lequel je n’ai jamais parlé politique non plus depuis 20 ans, le poste de télévision montrait les palabres de Bruxelles. Je l’interrogeais sur ce qui se passait… Il a littéralement éclaté : « Des conneries, toujours les mêmes conneries, et ça durera tant qu’on n’aura pas quitté l’euro ! » J’approuvai. « Ils nous étouffent depuis cinq ans, reprit-il en mettant ses mains autour de son cou comme pour s’étrangler, et ils continueront à nous étouffer jusqu’à ce qu’on soit morts ». Là encore, je dis qu’il en allait de même en France, même si nous étions un plus grand pays et que c’était moins violent, plus progressif, que j’avais voté contre Maastricht (les Grecs, eux, n’ont pas eu de référendum). « De toute façon, ça fait partie d’un plan – reprit-il – pour assurer la domination de l’Allemagne, et ça remonte loin. Si on sort, on aura deux années difficiles… » Je l’interrompis pour dire qu’à mon avis, c’était plutôt six mois ou un an. « Moi, je dis qu’on aura deux années difficiles mais ensuite on repartira de l’avant, vers le mieux ; si on reste, ils continueront à nous étouffer jusqu’à la mort. » Nous nous sommes séparés en nous serrant la main plus chaleureusement que jamais.

Bien sûr, cela n’a pas valeur de sondage ; bien sûr, d’autres disent que le gouvernement fait fausse route, qu’il faut garder l’euro à tout prix, mais la nouveauté, depuis janvier, c’est que la volonté de sortie de l’euro se diffuse de plus en plus largement, qu’elle se dit ouvertement, s’affiche, se revendique.

Lors du débat organisé par Mediapart, le 5 mars dernier, j’avais avancé que, en obtenant la fin de la Troïka dans « l’accord » de février, le gouvernement Syriza/Grecs indépendants n’avait pas obtenu qu’une concession sémantique, mais qu’il avait opéré une véritable révolution copernicienne. Le journaliste de Mediapart s’était étonné de cette expression et m’avait demandé, après la fin du débat, si je n’exagérais pas un peu. L’économiste allemand du SPD – qui condamnait assez hypocritement l’intransigeance de Merkel avec laquelle son parti gouverne et n’avait pas résisté à placer un stéréotype malodorant (aussi malodorant que ceux du Bild ou Die Welt) sur le fait que les Allemands consentiraient plus volontiers à « aider » la Grèce si les aveugles n’y étaient pas chauffeurs de taxi – m’avait répliqué qu’il ne savait pas si Tsipras opérait une révolution copernicienne ou s’il en revenait au géocentrisme de Ptolémée, mais qu’il lui faudrait bien revenir sur terre.

Or, jusqu’à cet « accord de février », la Troïka arrivait en Grèce avec ses recettes éculées, ultralibérales, déflationnistes, antisociales. Celles-ci étaient compilées dans des mémorandums de centaines de pages, sans qu’on se soit même parfois donné le mal de les traduire en grec, et les parlementaires grecs devaient adopter ces catalogues sous la forme d’un article unique – le pistolet sur la tempe. On s’assoyait ainsi sur la Constitution grecque, l’État de droit, le droit d’amendement des parlementaires qui est au fondement même de la démocratie représentative, c’est-à-dire sur les principes dont se réclame cette soi-disant Europe qui installait, en fait, une administration de type néocolonial.

La révolution copernicienne de « l’accord de février » c’est que le gouvernement grec proposerait désormais les « réformes » et que, si les « institutions » conservaient le pouvoir de les accepter ou de les repousser, elles abandonnaient celui d’imposer les leurs. Le gouvernement grec ressaisissait ainsi une part essentielle de souveraineté que ses prédécesseurs avaient abandonnée – sans avoir le droit d’y consentir. Parce que, comme en d’autres époques, la caste dont ils étaient issus voyait dans la soumission extérieure le moyen de pérenniser sa position dominante à l’intérieur.

Et depuis février, grâce à cette révolution copernicienne, le gouvernement grec fait la démonstration que les « institutions » ne veulent pas réformer en Grèce – mettre fin au clientélisme des partis que Bruxelles, Berlin et Paris tenaient tant à maintenir au pouvoir et voudraient tant y voir revenir, à la corruption qui a tant profité aux marchands d’armes, entrepreneurs de travaux publics, etc., français et allemands, à l’évasion fiscale organisée au niveau européen par l’ancien Premier ministre du Luxembourg devenu…, mettre fin à la sous-fiscalisation du capital et aux privilèges fiscaux des plus riches… Elles ne veulent pas des « réformes » proposées par le gouvernement grec démocratiquement élu ; elles veulent leurs réformes, idéologiques, que le peuple grec a repoussées en portant l’actuel gouvernement au pouvoir. En faisant des concessions – importantes, chaque fois davantage – ce gouvernement a en outre démontré que les institutions n’en sont jamais satisfaites, qu’en réalité elles ne veulent pas négocier, mais obtenir une capitulation. Et c’est bien le résultat de cette révolution copernicienne et du processus pédagogique qu’elle a enclenché qui se dit dans ce que j’entends ces derniers jours à Nisyros.

Maintenant la question se pose de savoir si le gouvernement ira au bout de sa logique. Tout accord avec les institutions, aujourd’hui comme hier, quel que soit son contenu, serait un mauvais accord, parce qu’il poursuivrait dans la logique délirante des médecins de Molière – purge, saignée, purge, saignée… Une logique qui rendra nécessaire, dans six mois, un nouveau plan « d’économies » et de hausses d’impôts puisque le précédent aura aggravé la spirale déflationniste qui contracte l’activité et donc les recettes fiscales. Le gouvernement ne peut l’ignorer. Et il ne peut ignorer qu’il n’y a pas d’autre politique possible à l’intérieur de l’euro, que conduire une autre politique suppose de sortir de la cage de fer de l’euro. Il se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins.

Mon sentiment c’est qu’il a créé les conditions dans lesquelles le peuple suivrait, parce que la révolution copernicienne de février et ses suites ont convaincu bien des Grecs que c’était la seule solution, et que beaucoup d’autres, même s’ils ont peur, même s’ils bronchent, ne veulent pas d’un retour en arrière – d’un retour à l’humiliation quotidienne qu’ont incarnée les gouvernements du socialistes Papandréou, du banquier Papadimos, de l’ultradroitier Samaras.

Pour les Anciens, il y avait, dans toute entreprise osée, un moment favorable, le kairos. Nous y sommes. Pour Kavafis, le poète grec d’Alexandrie, il y a dans la vie d’un homme le moment de dire le grand Oui ou le grand Non. Si le gouvernement, demain, ne disait pas le grand Non, il raterait le kairos, il enfoncerait un peu plus le pays dans la déflation, il refermerait ce qui n’aurait été qu’une parenthèse de six mois d’espoir et il en paierait bientôt le prix.

Ce serait plus qu’une erreur ; ce serait une faute.