Emborio, mardi 16 juin, 14h30, 28° et 969 millibars à ma table de travail.

Me voilà – enfin ! – de retour « chez nous ». À Nisyros. Au calme. Mon ordinateur est sur la table devant laquelle ouvrent des fenêtres. Bleues, et les murs sont blancs, bien sûr. Juste en dessous – la maison est à 380 m d’altitude, sur le versant extérieur du cône volcanique – le feuillage vert vif et dentelé d’un figuier. Je n’ai pas encore vu les vaches ; car les vaches, savez-vous, adorent les feuilles de figuier.

Dans Le Plongeon, mon deuxième roman en partie écrit à Nisyros (à Nikeia à l'époque, l'autre village des hauteurs), je fais dire à l’un de mes personnages que l’odeur du figuier le rend fou ; je ne suis pas loin d’être comme lui. Je lui fais aussi raconter la légende rapportée par le chrétien Clément d’Alexandrie – pour s’indigner de l’indécence païenne bien sûr. Un jour, Dionysos veut aller embrasser sa mère aux enfers, mais la route est dangereuse et il a besoin d’aide. Il demande celle d’un jeune homme courageux de la ville de Sicyone, Prosymnos. Celui-ci accepte, tout en y posant une condition : à son retour sur terre, le dieu devra se laisser… enculer. Dionysos trouve le marché équitable. Mais lorsqu’il revient sur terre, il constate que Prosymnos est mort. Un dieu n’en doit pas moins tenir ses promesses. Dionysos réfléchit, saisit une branche de figuier de diamètre convenable, y sculpte la forme adéquate, la polit avec soin, puis il évoque Prosymnos et s’acquitte de sa dette envers lui, inventant le godemiché et établissant du même coup Sicyone en capitale de la prostitution masculine.

Rien de tel à Nisyros, je vous rassure ! Mais les Turcs, qui l’occupèrent jusqu’au débarquement italien de mai 1912 dans le Dodécanèse, l’appelaient l’île aux figues.

Plus bas, derrière le figuier, les collines moutonnent – herbe déjà jaunie, mais certaines pentes sont toujours vertes : il a encore plu la semaine dernière. Ce qui n’arrive jamais ici après le début mai, sauf l’année dernière et cette année. Quant aux collines qui moutonnent, elles sont parsemées d’amandiers, de caroubiers, de pistachiers-térébinthe, d’oliviers, de chênes verts… Les terres volcaniques sont fertiles.

Au-delà, le bleu de la mer, sans une ride, ni une crête blanche aujourd’hui. Le vent est tombé cette nuit. Strongili, un îlot tout rond – comme son nom l’indique –, la côte de Kos, enveloppée dans une légère brume de chaleur. Kos, c’est la patrie d’Hippocrate et l’on y visite le sanctuaire d’Asklépios, le dieu guérisseur, foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité plusieurs mortels, puis lui-même ressuscité et devenu immortel après que son père Apollon eut fléchi son grand-père Zeus. Le sanctuaire est installé sur trois terrasses qui dominent le détroit séparant Kos d’Halikarnasse, la turque Bodrum. Un site superbe.

À droite, l’Asie Mineure, plus précisément la presqu’île de Knide, dont le fameux temple d’Aphrodite abritait une non moins fameuse statue de Praxitèle. Les anciens nommaient la région Karie ; aujourd’hui, c’est la Turquie. Comme dit Frédéric… lorsqu’il est là : à gauche, l’Europe ; à droite, l’immense Asie hostile. Et nous sommes juste sur la faille où l’Europe passe sous l’Afrique (ou le contraire, je ne sais plus bien), perle orientale du collier égéen de volcans – Méthana en Argolide, Milos, Santorin, Nisyros.

Pas d’autre bruit que le crissement des cigales et le chant des oiseaux, que domine le croassement des corneilles – l’oiseau sacré d’Apollon. Nisyros est un morceau de Kos jeté par Poséidon sur Polyvotis, au temps de guerre des dieux et des titans : c’est lui qui, sous nos pieds, travaille encore dans la forge d’Héphaïstos.

Comme écrit Séféris, ici « tout est plein de dieux ».

Embarqué au Pirée samedi à 17h00, je suis arrivé dimanche à 7h45. La voiture de location d’Élias, que je connais depuis plus de vingt ans, m’attendait sur le port. J’ai emmené deux Espagnols sans motorisation jusqu’à leur chambre, à Pali, le deuxième village de bord de mer. Au bout de cinq minutes nous vouions de concert la Troïka aux gémonies, tombions d’accord sur la nécessité, pour la Grèce, comme pour l’Espagne et la France, de mettre fin à l’absurdité de l’euro, et nous séparions en appelant de nos vœux une prochaine victoire de Podemos.

Puis je suis retourné faire mes premières courses à Mandraki, la capitale de l’île, elle aussi au bord de mer, avant de monter chez nous. Ouverture de la maison, nettoyage, hier désherbage du jardin et découverte – satisfait – de ce qui a survécu à l’hiver, aux premières chaleurs et aux chèvres, des plantations de l’an dernier. Premier bain de mer, sur le soir – la mer est pour moi vitale, comme le soleil, la chaleur. Impression immédiate de recharger les accus. Après avoir remercié Hermès de m’avoir amené à bon port, j’ai invoqué Poséidon et Apollon.

Aujourd’hui, je suis redescendu à Mandraki pour les courses de bricolage. Demain matin, plomberie. Puis j’ai donné un coup de main au garçon venu me livrer l’eau minérale, un des élèves que j’avais « guidés » à Paris lors du voyage de fin de dernière année de lycée – c’était au début de la « crise », avant que tout ne bascule ici. On est toujours heureux de se revoir.

À Nisyros, il n’y a pas d’eau courante ; la maison a sa citerne, remplie des pluies d’hiver, et un moteur avec un réservoir rouge, qui amène l’eau jusqu’aux robinets. Il s’est remis en route sans trop de peine, contrairement à cet hiver et à l’été dernier, mais il fatigue. Je l’entends. Il y a trois ou quatre ans, le démos (la commune) a installé un réseau d’adduction depuis la citerne municipale, un peu en-dessous du cimetière. Auparavant, quand la citerne était vide, il fallait faire monter le camion ; maintenant, il suffit d’actionner une vanne. Mais je tiens à ma citerne et à mon moteur. Pour moi, son bruit – celui d’un gros porteur au décollage, comme j’écris dans mon prochain roman –, qui se déclenche n’importe quand… qui vous réveille en sursaut quand on a oublié de débrancher la pompe, comme la nuit dernière, est indissociable de mon bonheur d’être ici. De même qu’user de cette eau avec parcimonie ; de bassines en seaux, celle de la douche ou de la lessive sert aux toilettes ou au lavage des sols.

Mais qu’il s’agisse de notre citerne ou de celle du démos, cette eau-là ne se boit pas ; en arrivant, la première tâche est donc de faire rentrer de l’eau minérale – 35 packs, qu’il faut apporter depuis le petit parking ombré par un pin, en descendant les escaliers, puis en tournant vers la droite.

Ce matin, j’ai aussi fait le plein d’un autre liquide, au distributeur automatique, comme tous les Grecs qui le peuvent, au cas où… Un ami, à Athènes, m’a appris qu’il avait retiré tout son avoir pour le confier à un proche chargé de le mettre en sûreté dans l’ambassade où il travaille. On se souvient ici du hold-up du siècle commis par l’Union européenne sur les économies des Chypriotes, on sait que les banques sont virtuellement en faillite et ne tiennent que grâce au refinancement de la BCE que celle-ci peut restreindre ou couper à tout moment, on parle du retour à la drachme comme d’une éventualité, d’une probabilité, avec crainte ou espoir, mais l’idée est bien là, dans toutes les têtes.

Voilà donc comment débute cet été pas comme les autres – pour les Grecs pour la Grèce, pour notre avenir à tous, peuples d’une Europe qui ignore et maltraite les peuples, dont le destin dépendra de ce qui se passera dans le laboratoire grec des docteurs Folamour de Berlin, de Bruxelles, de Francfort, du FMI. Et l’idée, dans les travaux d’écriture que j’entreprends – un nouveau roman, celui que j’ai terminé cet hiver est en lecture à plusieurs endroits –, est de poster des chroniques de « notre » île, où se mêleront les impressions d’ici et les échos du monde extérieur qui y parviennent.

Ici, c’est une île, une vraie, pas trop grande, pas trop petite, une île pour « islomane » au sens que Durrell donne à ce mot dans Vénus et la mer (Buchet/Chastel, 1962, traduction de Roger Giroux ; il y consacre d’ailleurs quelques pages à Nisyros). L’islomanie désigne « une affection de l’esprit » qui frappe des gens « sur qui les îles exercent un attrait irrésistible », que « le seul fait de se savoir dans une île, dans un petit univers entouré par la mer, (…) remplit d’une ivresse indescriptible », le « bon islomane » se soumettant « entièrement aux lois de l’incohérence ».

Pas d’Internet à la maison et le wi-fi du démos ne porte pas jusqu’à nous ; il faut aller sur la plateia du village où se trouvent les deux tavernes – celle de Iannis et Triandaphyllos où je dînerai ce soir, celle de Katina et Dimitri, où j’ai dîné dimanche soir – le balkoni qui domine la caldeira aux flancs abrupts et au fond plat comme la main, couvert d’oliviers, avec, au fond, les cratères où Polyvotis continue à trimer – fumées, odeur de soufre et bruit de cocotte-minute en attestent. Mais le wi-fi du démos rame, il a des sautes d’humeur, il est instable. Les chroniques nisyriotes dépendront donc autant de son kéfi (à la fois humeur, entrain, plaisir, enthousiasme, inspiration, souffle et plus encore en positif, ou le contraire en négatif) que du mien.