Joyeuses Pâques à tous mes amis grecs !

Bien plus encore que dans le monde catholique romain, Pâques est la plus grande fête du monde chrétien orthodoxe, et donc de Grèce.

Dans Les Ombres du levant (1996 pour l'édition papier chez Critérion, épuisée, et 2013 pour l'édition électronique chez H&O) j'évoquais les si particulières Pâques de 1941, alors que la Wehrmacht déferlait sur l'héroïque Grèce qui avait repoussé l'attaque d'une armée italienne disposant d'une écrasante supériorité numérique et matérielle. Un pays expirant sous la botte allemande (italienne et bulgare), mais qui ne tarderait pas à ressusciter dans une Résistance quasi instantanée et bientôt massive - victime aussi d'une occupation particulièrement meurtrière et sauvage.

Alors oui, amis grecs ! Χριστός ανέστη ! Et qu'une fois encore, la Grèce occupée, martyrisée depuis bientôt dix ans, renaisse enfin, elle aussi !

"Cette année-là, la semaine sainte orthodoxe commença le lundi 14 avril. Cette année-là, comme chaque semaine sainte, chaque Grec flétrit la trahison de Judas et la dérobade de Pilate, revécut dans sa chair la passion du Dieu vivant. Le mercredi saint, le front d’Albanie céda ; le jeudi saint, l’armée yougoslave capitula ; et les nazis déboulèrent sur la Grèce centrale. Les Anglo-Grecs s’arc-boutèrent aux Thermopyles, là où jadis une poignée de Lacédémoniens avait barré la route au Mède, jusqu’à ce que la trahison permît aux multitudes barbares de les prendre à revers. « Passant, va dire à Sparte que tous ici sont morts en respectant ses lois. » Léonidas et Christ. Au son du glas, j’emmenai Rod et Biche, le soir du vendredi saint, à la plus poignante des cérémonies orthodoxes, celle de l’Épitaphios (la mise au tombeau) au cours de laquelle on porte en terre une icône, simulacre du crucifié ; on apprit dans la nuit que le Premier ministre Koryzis, coincé entre ses Weygands qui exigeaient la capitulation et son roi qui refusait de sanctionner les officiers félons, s’était suicidé. « Vous avez compris, vous, Alexandre, si en Grèce, à Pâques, on fête la résurrection d’Adonis, celle de Dionysos, ou seulement celle de Christ ? » me demanda Séféris, juste avant de s’embarquer pour la Crète. En tout cas, cette année-là, c’était bien la Grèce qui vivait sa Passion.

La nuit de Pâques, à Halandri, le faubourg d’Athènes où Éléni m’avait convoqué, je participai au rite nocturne de la Résurrection (ανάστασις). Sans elle : rentrée tout juste de Kalamata, elle y repartait dans l’heure, une histoire de cache, une mystérieuse cargaison ; elle avait tenu à me dire adieu : « Pars maintenant, la suite ne te regarde plus. » Puis elle m’embrassa fougueusement et disparut dans la foule massée devant l’église pleine à craquer malgré les sirènes, malgré la menace des Stukas. À minuit, le pope apparut, un cierge à la main, dans l’embrasure de l’iconostase : « Χριστός ανέστη ! » (Christos anesti ! Christ est ressuscité !) La phrase magique se murmure en confidence, la flamme se dédouble, se multiplie, l’étincelle court au-dessus de la foule. Panaghiotis allume le cierge de Kostas, son voisin avec qui il est en procès depuis cinq ans pour une histoire de clôture, et Iannis à celui de Stratis, bien que tout le quartier sache que c’est à Stratis que Iannis doit ses cornes. Kassiopi tend le sien vers cette garce d’Irini qui lui a pris son frère, pendant que le père Patsaris en profite pour effleurer le décolleté de la mignonne Polyxéni et que Mme Papaioannou, en allumant le sien à celui de Sotiris, le locataire qui n’a pas payé son terme depuis trois mois, lui glisse qu’elle lui laissera encore une quinzaine de grâce. Nikos, l’épicier, se jure de ne plus voler personne – en appuyant d’un index invisible sur le plateau de la balance – jusqu’à la fin de la guerre ; quant à Miltiadis, il promet de ne plus rosser sa femme chaque fois qu’il rentre après l’avoir trompée. Photini prie de toute son âme le Seigneur d’épargner son Dimitri – son fils unique qui se bat et dort dans les montagnes depuis tant de mois, lui qui est si frileux ; et Maria pleure en suppliant le Tout-Puissant qu’il lui rende à temps son Théodoros, avant que son ventre ne commence… Il avait la peau si douce Théodoros, qu’avant son départ au régiment elle n’a pas pu lui dire non encore une fois, mais elle est sûre que son père la tuera si… Et tous pensent aux héros qui sont vaincus mais qui n’ont pas failli, aux frères du nord déjà sous le joug, à la résurrection, à demain. De la loupiote est née une vague de lumière qui déferle à présent sur la place, dans les rues adjacentes ; la rumeur s’enfle en un cri d’allégresse : Χριστός ανέστη ! Et moi je prie pour Éléni, en répétant avec les autres : Χριστός ανέστη ! et pour la France aussi : « la flamme de la résistance ne doit pas s’éteindre », nous a dit de Gaulle. Elle ne s’éteindra plus.

Lundi de Pâques, les œufs rouges s’entrechoquent, le roi part pour la Crète. Χριστός ανέστη ! Papagos démissionne et Tsolakoglou, le Judas, capitule. Tsoudéros, le libéral déporté aux îles par Métaxas, forme un gouvernement peuplé de métaxistes. Χριστός ανέστη ! Les Anglais, les Néo-Zélandais et les Australiens rembarquent ; Wilson quitte Athènes sous les fleurs comme s’il était victorieux et les murs se couvrent d’images de la Vierge. Χριστός ανέστη ! Le 24, John met Rod et Biche à l’abri et me souhaite bonne chance ; les Thermopyles ont cédé, mais qu’importe ? Χριστός ανέστη ! Le 26, Corinthe est prise. Chaque Grec trouve un Anglais à aider, une planque, une crique encore libre. Χριστός ανέστη ! Jour de désolation : le 27, la croix gammée flotte sur l’Acropole. Χριστός ανέστη ! Et le 28, Kalamata, tout au bout, tombe aux pattes des nazis ; mais après des combats acharnés. Encore une fois, l’honneur est sauf. Tout est fini. Χριστός ανέστη ! Puisque c’est maintenant que tout commence."