J'avais adoré Drôle de Félix, randonnée libertine, ouverte à tous les possibles, d'un jeune beur dieppois à la sensualité rayonnante, traversant la France à pied pour rencontrer son père. Je l'avais adoré aussi, parce que ce n'est pas le but qui compte, mais le chemin dont on jouit. Toute une philosophie de la vie.

J'avais adoré Coquillages et crustacés, vu chez de chers amis un premier janvier, au coin d'une cheminée crépitante : une seconde fois, je me sentais en parfaite communion avec Olivier Ducastel et Jacques Martineau, avec l'impression qu'ils veulent filmer les pédés comme j'essaye de les écrire. Peut-être est-ce une question de génération - à 4 ou 5 ans près, nous avons le même âge.

Aussi quand j'ai appris qu'ils sortaient un film "sur" la déportation homosexuelle, ai-je eu très peur. D'autant plus après avoir entendu les critiques contrastées du "Masque et la plume", je crois.

Pendant trois ans, j'ai été juré dans un prix de la nouvelle créé par les promoteurs de la Journée mondiale contre l'homophobie, et pendant trois ans, toutes les nouvelles (il y en eut beaucoup) portant sur la déportation homosexuelle ont été mauvaises.

Non qu'elles fussent mal écrites. Elles n'étaient pas des nouvelles, mais des mises en fiction, à peine, du témoignage incroyablement bouleversant de Pierre Seel, recueilli naguère par Jean Le Bitoux, fondateur récemment disparu d'un Gai Pied dont l'équivalent, de notre époque, manque tant. Ou bien des remake à peine maquillés de ''Bent'' ; elles n'échappaient jamais à une orgie descriptive de violences et de tortures. Elles me laissaient toujours dans un profond état de malaise, incapable de me déprendre de l'impression qu'il y avait dans ces mots décrivant la violence et la torture, comme une manière... de complaisance, au mieux ; de fascination, au pire.

Et puis la question est marquée aujourd'hui par un tel confusionnisme... je ne veux pas ici rentrer dans le jeu des chiffres et de la concurrence des victimes. Les victimes sont toutes égales, quel que soit le motif pour lequel elles l'ont été d'un système monstrueux. Il n'est pas nécessaire, comme, je crois, ces nouvellistes en herbe en éprouvaient l'impérieux besoin, de s'appesantir sur la cruauté des bourreaux pour démontrer l'innocence des victimes.

Quant aux chiffres... Il y a tant de confusion sur la question (voir mon développement dans le billet précédent sur l'histoire et la mémoire) ! Disons pour faire simple que, en attendant qu'on me prouve le contraire, les homosexuels déportés pour homosexualité l'ont été au titre du paragraphe 175 (voir mon billet précédent) du code pénal allemand, c'est-à-dire de textes qui ne se sont appliqués qu'à l'intérieur des frontières du Reich. Contrairement au reste de la France - occupée, placée sous le régime de territoires interdits, ou laissés à l'administration de Vichy -, l'Alsace-Moselle fut annexée au Reich, le paragraphe 175 y fut donc appliqué - et c'est à cette situation particulière que Pierre Seel, son compagnon que les SS firent, par jeu, dévorer par leurs chiens, et tant d'autres homosexuels alsaciens ou mosellans durent d'être déportés.

Quant au reste de la France, si des homosexuels y furent déportés, ce ne fut pas en raison de leur seule homosexualité. En la matière, Vichy se borna à relever l'âge de la majorité sexuelle pour les relations homosexuelles. L'homosexualité ne fut donc pas, en France, poursuivie en tant que telle ; elle ne fut pas non plus un discriminant politique : bien des résistants, parmi les premiers, les fondateurs de réseau, les cadres, peut-être le plus illustre d'entre eux étaient homosexuels ; ils ne sont pas entrés en résistance, parce qu'ils étaient homosexuels. Bien des collabos l'étaient aussi, séduits par la plastique des vainqueurs teutons, l'esthétique d'un Arno Brecker ou d'une Leni Rifensthal. Souvenons-nous que Radio Londres en français avait surnommé l'académicien Abel Bonnard, ministre de l'Instruction publique, thuriféraire de Pétain s'il en fut... Gestapette.

Cette époque est rien moins que simple !

Aussi ai-je eu très peur en apprenant que Ducastel et Martineau avaient choisi la déportation homosexuelle comme sujet de leur dernier film. Mais voilà, Ducastel et Martineau sont des bons !

Car L'Arbre et la forêt, qui était projeté au festival niçois de cinéma gay et lesbien IN&Out, auquel j'ai déjà consacré mes deux derniers papiers, sait éviter tous les écueils.

Pas de complaisance : le film commence par la rencontre d'un Guy Marchand magistral et d'un chien loup dans une forêt ; on le voit "visiter" le camp du Struthof où il a été détenu... Pour le reste, tout passe par les mots, les regards, la musique - Wagner que le héros n'a pas voulu laisser à ses tortionnaires. Ce film est très littéraire - ce qui, sous ma plume, ne peut être qu'un compliment : il ne montre rien, suggère et laisse tout deviner.

Pas d'amalgame ni de caricature : Marchand a été libéré du camp. Les homosexuels étaient sans doute parmi les plus durement traités, dans les camps. Ils pouvaient mourir à tout instant, à cause de l'arbitraire, du caprice de tel ou tel des tortionnaires tout-puissants - comme le compagnon de Pierre Seel. Mais ils n'étaient pas voués à l'extermination, comme les Juifs ou les Tsiganes.

Dans la logique pathologique du nazisme, il s'agissait non d'êtres à éliminer mais de pervers à "rééduquer" - ainsi que l'ont précisé Ducastel et Martineau lors du débat qui a suivi la projection. Pierre Seel, après avoir vécu le pire, fut libéré et enrôlé de force parmi les Malgré Nous, envoyé combattre le bolchevisme.

Ce film est une pleine réussite, d'abord par son scénario, par la tension dramatique qu'il installe, par la justesse de ce parcours de vie accidenté, puis dissimulé, aux siens, à ses enfants et petits-enfants, qu'il révèle - tellement caractéristique d'une époque, pas seulement de la guerre, mais de l'avant et de l'après.

Il est aussi une pleine réussite parce qu'il est servi par une distribution épatante (la première scène de famille nous a fait peur, à Frédéric et moi, elle nous a semblé sonner faux, à côté ; impression vite oubliée tant, ensuite, chacun des comédiens joue à merveille sa partition). Marchand et ses airs, parfois, de Mitterrand sur le retour, est au-delà du sympathique ou de l'antipathique ; ses yeux, ses silences, ses provocations disent bien plus que n'importe quelle image par quelle machine à déshumaniser il est passé, que personne ne peut sortir indemne d'une telle machine. Françoise Fabian est incroyable d'humanité, Catherine Mouchet enfin, campe avec un talent fou un personnage ironique et tendre, mais tout les autres sont également impeccables.

Bref, ce fut une excellente soirée niçoise, une de plus !