Voici donc un peu plus d'un mois que nous sommes rentrés, Frédéric et moi, du festival du cinéma gay et lesbien In&Out de Nice...

... et je n'ai pas encore parlé de la soirée pour laquelle les organisateurs de ce festival, qui fut une parfaite réussite (je tiens à me faire bien voir !...), m'y avaient invité (des fois qu'ils auraient l'idée saugrenue de récidiver !).

Mais encore une minute, monsieur le bourreau : avant de parler de Panos Koutras, je voudrais dire qu'une de nos plus étonnantes découvertes de ce festival, à Frédéric et à moi, fut celle des courts métrages de Jean-Gabriel Périot : on pourra en voir quelques-uns sur son site personnel... un brin minimaliste, ce qui en dit déjà beaucoup sur le monsieur.

Son Gay ? concluant un long développement du genre "Je suis gay, je suis bien dans ma peau" par une désopilante conclusion à laquelle j'adhère totalement, dénotait déjà un sens de la provocation peu commun. Et puis le bougre m'avait intrigué en lâchant à un déjeuner sur la terrasse ensoleillée du QG des Ouvreurs, aussi laconique que sibyllin, qu'il n'avait jamais été bon en histoire jusqu'à ce qu'il se mette à faire des films d'histoire... de 3 ou 4 minutes.

L'homme avait au moins le talent d'intriguer. Il en a d'autres ! Cinéma politique, corrosif, ironique, méchant, violent... mais cinéma d'abord ; avec des exigences esthétiques manifestes, qui vous conduisent parfois, qu'il s'agisse de voies ferrées et de routes, ou de matraques, jusqu'au bord de l'hypnose.

M. Périot est un artiste, un vrai, parce qu'il a des choses à dire, contrairement à tant aujourd'hui qui croient que la forme dispense du fond, mais parce qu'il ne les dit pas comme tout le monde, parce qu'il travaille une manière parfaitement originale de les dire. M. Périot n'aime pas la connerie, les truismes, les autorités morales, le capitalisme triomphant ni l'esprit d'entreprise. Moi non plus ; tout cela crée entre M. Périot et moi quelques affinités électives, des connivences qu'on est heureux de se découvrir. Pour le reste, allez donc voir ses films, le cinéma ça se regarde, surtout celui de M. Périot !

Restait donc Panos Koutras. N'étant pas tout à fait pour rien dans le fait que la Grèce fût présente au festival, son talentueux (si avec ça je ne suis pas réinvité...) programmateur, Benoît Arnulf (qui est depuis devenu membre de l'éminent jury de la Queer Palme qui sera pour la première fois décernée à Cannes cette année), m'avait demandé de venir interviouver Panos Koutras entre la projection de son dernier film, ''Strella'', et sa mythique Attaque de la moussaka géante.

C'était la première fois qu'on me demandait pareil exercice, mais la rencontre humaine avec Panos, les connivences évidentes, là aussi, le rendirent tout naturel. Car en plus d'être bourré de talent et de culot, Panos est un vrai Grec. Pas un de ces fainéants qui vivent sans vergogne aux crochets de la vertueuse Allemagne, qui profitent honteusement du travail des laborieux Aryens pour se goberger en d'éternelles vacances méditerranéennes, comme cela se dit dans les couloirs des irréprochables banques, de la très clairvoyante Commission de Bruxelles et de l'infaillible Banque centrale de Francfort. Non, c'est un vrai Grec, c'est-à-dire quelqu'un avec qui le contact est facile, immédiat, chaleureux. Un vrai Grec sans complaisance avec la société à laquelle il appartient, qu'il croque avec férocité, qu'il bouscule virilement (enfin...), mais avec une énorme tendresse.

Nous avons donc vu Strella qui est véritablement un film extra-ordinaire. Humour, tragique, profondeur humaine, émotion, rire, violence, bonheurs simples, dérision, amour, jouissance et tendresse s'y mêlent dans un coquetèle aussi étonnant que détonnant. Subversif, bien sûr - lorsqu'après avoir sans cesse frôlé le mélodrame, la fin impose sa vitale leçon de liberté. Un film pareil ne se raconte pas : réinterprétation du mythe d'Oedipe, difficultés de vivre la transexualité, prostitution, rapport père/fils ou fille, famille génétique ou tribu choisie... Strella est tout cela et bien plus encore, parce que les personnages, les dialogues et les corps, vous prennent aux tripes.

Ensuite, il y eut notre discussion. A moi, en tout cas, elle aura procuré bien du plaisir. Panos m'a confirmé la référence (Strella est un mélange entre le prénom Stella et l'adjectif "trellos", fou) au superbe film de 1955, tourné par Kakoyannis avec Melina Mercouri, ''Stella, une femme libre'' (décors de Tsarouchis, et musique de Hadjidakis, tous deux monstres, peintre et musicien, de la culture grecque contemporaine et homosexuels affichés), un film qui, lui, se finit mal, parce que Stella, non plus, n'a pas voulu renoncer à vivre ses amours - les temps changent, pas toujours en pire. Panos a aussi raconté ses difficultés pour financer le film, trouver l'interprète du père (il a dû avoir recours à un non-professionnel, au demeurant bluffant, les pros ayant tous refusé...). Puis, répondant positivement à ma question de savoir si, dans Strella, il avait utilisé la kaliarda, cette langue que les pédés grecs des milieux populaires s'étaient inventée, dans les années 1920, afin de se comprendre sans être compris des autres, il nous apporta cette précision (pour moi aussi réjouissante qu'admirable) qu'en kaliarda la bouche se dit... chaos.

Que dire de plus ?

Que tous les acteurs de Strella sont épatants, la vieille trans qui a pris Strella sous son aile notamment, émouvante, qui lui fait la morale, antique : l'hybris - ou quand l'homme cède à la démesure, ressort de toute tragédie - ces choses-là sont tabous, elles attirent le malheur, la vengeance des dieux ; avant de balayer sa leçon : et puis, après tout, si vous vous aimez...

Que la réplique du père à Strella lui disant que, grâce à elle, il aura appris toutes les manières dont un père peut aimer son enfant est incroyablement gonflée.

Que nous avons pris un plaisir toujours aussi jouissif à revoir La Moussaka géante (après avoir dégusté celles que les Ouvreurs nous avaient mitonnées, accompagnées d'un ouzo de bon aloi), pur chef d'oeuvre qui n'a pas pris une ride.

Qu'il est le meilleur film politique que je connaisse sur la Grèce (les experts du FMI, de la BCE, de la Commission, Mme Merkel et consorts auraient dû être obligés de le regarder !).

Que La Vraie Vie (I alithini Zoi réalisée par Koutras entre La Moussaka et Strella) est également un film aussi surprenant qu'épatant : Panos y fout le feu à l'Acropole, puis la fait reconstruire, en mieux, par une de ces très riches grecques qui ne payent sans doute pas d'impôt (ce dont se tape le "socialiste" Strauss Kahn du moment que les petites gens, eux, sont mis au pain sec et à l'eau...)

Ah si tout de même, au début de ce mois de mai, l'Académie du cinéma grec a décerné l'équivalent de nos "Césars". Strella y était onze fois nominée (jamais compris pourquoi "nommé" ne suffisait pas). La Grèce n'a pas encore de Pacs pour les pédés et les gouines, elle ne reconnaît pas, comme l'a fait cette semaine le Portugal, le mariage entre individus du même sexe. Mais sa société a bougé, elle y est prête, comme chez nous, les sondages le montrent. Comme chez nous, et comme pour les problèmes financiers, c'est une oligarchie politique (en France comme en Grèce, ne nous berçons pas d'illusions, même si les formes sont moins criantes parce que moins archaïques), totalement déconnectée des réalités, qui s'est approprié la démocratie, qui bloque les vrais changements, l'imagination, les aspirations des peuples au lieu de les traduire dans les faits.

Strella a donc été couronnée, par les "césars grecs" du meilleur maquillage, des meilleurs costumes, des meilleurs décors. Hélas pas du meilleur film ni du meilleur réalisateur. Je n'ai pas vu le film qui les a emportés, je ne peux donc avoir d'avis sur la pertinence de ces choix, mais ce qui m'a réjoui au plus haut point, d'autant plus qu'elle est originaire d'une île qui n'est pas loin de la nôtre, et qu'elle a dû la quitter, chassée par sa famille, c'est que Mina Orphanou, qui incarne Strella avec un stupéfiant talent, Mina Orphanou "transexuelle pré-opératoire", comme elle le dit dans le film et comme le montre le film, a obtenu le "César grec" de... la meilleure actrice.

Une subversion de plus, superbe ! Chapeau bas !!! à Panos d'abord, à Mina surtout, et à tous ceux qui ont voté pour elle !!!