Ce matin, vaquant à mes occupations ménagères en écoutant une fort bonne "Grande traversée" de France Culture consacrée à l'Iliade et à Homère, j'entends soudain prononcer un nom qui fait tilt... celui, apparemment, du fondateur d'un "Café homérique" décédé récemment. Louis de Balman... mais d'où diable ce nom me dit-il quelque-chose ? Rapide recherche Internet : bon dieu mais c'est bien sûr ! Mon prof de grec et de thème latin en hypokhâgne à Henri IV, en... 1976-77... Ca ne me rajeunit pas !

Et soudain une vague de souvenirs sur ces profs superbes qui m'ont appris à travailler et à qui je dois encore tout aujourd'hui. J'étais admis en khâgne mais je n'y suis pas allé ni n'ai passé le concours d'Ulm - je n'en pouvais plus à la fin de l'année. Mais c'est grâce à cette année-là que j'ai fait fait la fac ensuite, sans avoir l'impression de beaucoup travailler et en décrochant cependant des notes flatteuses, que j'ai eu l'agreg à 24 ans malgré un nombre de postes réduits (c'était juste après l'ère, que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, de la sinistre Saunier-Seïté qui avait entrepris, sous Giscard, de liquider l'agrégation, voire le CAPES), que j'ai acquis la méthode de travail qui m'a permis de préparer le colloque du centenaire de De Gaulle auprès de l'infatigable travailleurs qu'était Bernard Tricot, de créer la collection "Retour aux textes" à La Documentation française ou, plus tard, d'affronter le chantier de l'écriture de La Grèce et les Balkans.

Cette année-là compte dans ma vie pour dix ou pour vingt...

Ce nom entendu ce matin me rappelle le souvenir de ces notes négatives en thème latin qui vous aiguillonnaient, les traductions à vue, sans préparation (on appelait ça, faire du "petit grec"), sous l'oeil d'aigle de ce de Balman, du Sur la couronne de Démosthène, d'un discours de Lysias ou d'un passage de... l'Iliade, la classe au haut plafond, aux colonnes et angelots où nous tâchions de suivre le débit accéléré du prof de philo - M. Gros, il me semble - qui vendait des polycopiés à la récréation ; le tonitruant Max Tacel, qui nous enseignait l'histoire contemporaine et parlait avec vénération des radicaux "les vrais, messieurs, pas les fossoyeurs du radicalisme d'aujourd'hui !", le discret et passionnant Marcel Bordet en histoire ancienne qui savait tout sur Rome - et plus encore -, qui me donnait régulièrement mes meilleures notes qui furent plusieurs fois les meilleures de la classes de 50 élèves, l'hurluberlu à chapeau à la Bruand et cape (je ne me souviens pas de son nom) qui nous enseignait la version latine et la littérature française...

Un jour, alors qu'une semaine sur deux nous avions grec (donc de Balman) et la suivante version latine (l'hurluberlu), les deux se pointèrent, certains d'être dans leur bon droit. S'ensuivit une passe d'armes et de Balman partit en claquant la porte. "Et voilà, messieurs, une fois encore Rome a vaincu la Grèce !" clama l'hurluberlu avant d'en revenir au Pro Milone...

Chacun était un personnage et le jouait avec gourmandise, chacun était un caractère. Je ne suis pas certain qu'il en existe encore de pareils. Je sais en revanche que ce n'est ni par la démagogie de notes gonflées, ni par l'amusement, ni par le souci de plaire, que nous avons acquis ce que nous avons acquis. Mais par l'aiguillon de mauvaises notes qui flagellaient notre ego, par l'exigence, par le travail et encore le travail, par le surcroît de travail qui nous forçait à nous organiser.

Voilà tout ce qu'a ramené cette madeleine aoutienne. Ma dette envers ces hommes-là est immense. Merci M. de Balman ! Merci M. Bordet ! Merci M. Tacel ! Merci M. Gros (si c'est bien votre nom) ! Merci M. l'Hurluberlu !