Gérard et Bernard avaient décidé de se pacser le jour, ou le lendemain du jour où Caligula allait se pavaner devant les associations de handicapés – après avoir taxé ces mêmes handis, comme tous les malades chroniques, avec sa franchise médicale. Car ce système, grossièrement injuste, prélève le maximum prélevable chaque année sur les revenus des gens qui ont besoin de soins, ou qui crèvent : handicapés, cancéreux, diabétiques, séropos, etc., fussent-ils humbles, alors qu’il ne prélève rien sur les bien-portants, fussent-ils les plus riches : c’est ce que Caligula et Bachelot appellent la solidarité. Quelques jours avant que le même Caligula ne fasse annoncer par d’autres que les malades pris en charge à 100 %, ne seront plus remboursés de leurs traitements à 100 %. C’est-à-dire – traduction en français – que les mutuelles devront payer une part de ces 100 %, donc augmenter leurs cotisations, donc exclure un encore plus grand nombre de gens de l’accès aux soins.

Un grand pas de plus vers la privatisation de la Sécu, bien sûr. Les assureurs en ont tellement marre de ce système archaïque qui les empêche de faire des profits sur le malheur. Attention, ce Gouvernement n’est pas loin de commencer à tuer !

Mais revenons à nos pacsés. Gérard et Bernard se connaissent depuis aussi longtemps que Frédéric et moi… bientôt un quart de siècle. Gérard est ce garçon qui m’a écrit le plus beau papier qu’on puisse écrire sur ''L’Or d’Alexandre'', ce garçon qui m’a dit, au téléphone, que ce livre lui avait donné ses plus beaux moments depuis quatre ans que sa vie a basculé dans le handicap à cause d’un syndrome de Guillain Barret particulièrement sévère. Un syndrome littéraire dans son cas – c’est dangereux, la littérature, on ne le répétera jamais assez –, puisqu’il l’a atteint alors qu’il était en train de lire le volume des Chroniques de San Francisco où ce même syndrome foudroie notre adorable Mouse.

Mais Mouse en sort indemne. Pas Gérard.

Gérard, lui, en a gardé un handicap lourd. Et Bernard est resté à son côté durant tout le long voyage qui l’a mené à la paralysie totale (il n’avait plus que les paupières qui bougeaient), au plus près des rives de l’Achéron. Gérard en est revenu, avec de la chance, grâce à une équipe médicale qui n’a pas lâché prise. Malgré certaines structures hospitalières qui lui ont infligé des traitements indignes d’un pays civilisé. Ah ! la rationalisation financière de la gestion hospitalière… quelles douleurs humaines scandaleuses inflige-t-elle chaque jour, des douleurs dont se foutent Caligula, Bachelot et tous les contrôleurs de gestion. Gérard en est revenu grâce à l’amour de Bernard qui n’a pas flanché. Grâce à sa propre volonté de vivre. Ce fut un long voyage, parsemé d’embûches, de pas en avant et de retours en arrière.

Nous nous sommes rencontrés, tous les trois, à la mi-mai, au salon de La Gaude (voir mon post), et cette rencontre a été un moment rare, dans la vie d’un écrivain et dans la vie d’un homme. Peut-être ce qui m’a le plus ému, ce jour-là, c’est ce qu’ils m’ont raconté sur leur couple, pendant l’épreuve, après, et comment ils s’étaient retrouvés dans ce que j’avais écrit là-dessus à propos de Philippe et Stéphane, dans L’Or.

À La Gaude, Gérard avait voulu venir debout, parce qu’à force d’entêtement, il s’est émancipé de sa « tatamobile ». Et puis, quelques jours plus tard, il s’est cassé le pied. Retour au fauteuil. Cruel. Patience obligée. Qui n’enragerait à sa place de devoir attendre la consolidation pour retrouver la verticalité et la marge de mobilité qu’il a eu tant de mal à se reconquérir ?

Bref, ces deux-là, se rendent au tribunal d’Antibes, le matin du… vendredi 13 juin. Heureux comme quand on part se pacser, puisqu’on n’a toujours pas le droit, dans ce foutu pays, de se marier. Vous remarquez comme l’UMP vous dit que la France doit tenir compte des exemples étrangers lorsqu’il s’agit de précariser les salariés et de démanteler l’État providence. Mais que l’exemple étranger ne vaut rien lorsqu’il s’agit d’accorder l’égalité des droits aux gouines et aux pédés !

Ils vont pour se pacser et ils se retrouvent face à un escalier. Problème.

Ni vous ni moi ne pouvez penser qu’en 2008, un tribunal du beau pays de France est inaccessible à un fauteuil de handicapé. Ni vous ni moi ne pouvez penser que Melle Dati, qui pose en Dior dans Match, enferme tout le monde et n’importe qui, qui traficote ses CV, qui n’en a cure du principe de non-rétroactivité de la loi pénale fondateur de toute démocratie, qui n’est nullement scandalisée qu’en France, au XXIe siècle, on casse un mariage pour mensonge de l’épousée sur sa virginité, ni vous ni moi ne pouvez penser que cette garde des Sceaux-là ne se s’est pas assurée, ni aucun de ces prédécesseurs avant elle, que tous les tribunaux d’une République dont la devise comporte le mot « égalité » soient accessibles aux fauteuils roulants.

Et on imagine que Melle Dati trouverait le moyen de provoquer la lévitation dudit fauteuil si celui qui y est assis était un dangereux récidiviste, un violeur d’enfant ou un quelconque sans papier. Mais un mec qui vient se pacser…

Quant à la ville d’Antibes, au Conseil général, au Conseil régional… sans doute sont-ils bien trop pauvres pour faire cadeau au tribunal d’Antibes d’un plan incliné quelconque, fixe ou amovible, qui permette à tous les citoyens de l’endroit d’avoir un égal accès à la justice de son pays.

C’est la seule explication que je vois, puisque Gérard est resté sur le trottoir, pendant que Bernard partait à l’intérieur, à la recherche d’une solution. Ça c’est sa photo à ce moment-là, et l’on n'a aucun mal à imaginer son état d’esprit.

– J’ai failli réagir comme ton Philippe quand il se retrouve en bas l’escalier du musée, m’a dit Gérard au téléphone. « Une demi-heure plus tard, nous arrivons devant le musée, une ancienne école de pierre grise à la façade percée de quatre hautes fenêtres protégées par des grilles, de part et d’autre de la porte surmontée d’un drapeau grec. La porte… On ne peut imaginer, tant qu’on n’a pas vécu de près le handicap, combien de fois par jour, pour traverser une rue ou passer entre les tapis de caisse d’une supérette, un fauteuil et son occupant sont confrontés à d’infranchissables obstacles. Avec Malika, nous les faisons survoler à Philippe, comme à Venise et comme Aladin sur son tapis volant. Mais lui et moi nous savons aussi que, sans elle, en bas d’un escalier comme celui qui mène à cette porte-là, je suis impuissant – et moi, je sais exactement comment il va réagir. – Attends ! je vais voir à l’intérieur si quelqu’un peut m’aider. Inutile. Furibard, il file déjà vers la place au platane à une allure digne d’un médaillé d’or des jeux paralympiques. – Rien à foutre de ton musée ! » (L’Or d’Alexandre, p. 244)

Oui, mais là, on n’est pas dans un bled perdu de Grèce centrale, on est au tribunal d’Antibes, le 13 juin 2008 !!!

Comment tout cela se termina-t-il ? Par l’apparition d’une bonne fée. Une greffière qui arrivait au boulot. Qui se soucia de Gérard, qui prit les choses en mains, jusqu’à la signature du PACS de Gérard et Bernard… sur le trottoir, devant le tribunal d’Antibes. Il a changé de visage, notre Gérard, non ?

Comme quoi il ne faut jamais désespérer de l’humanité. Il est bien, naturellement, que cette jeune femme ait réagi ainsi, et qu’elle ait évité à Bernard et Gérard, par surcroît, la soupe à la grimace à laquelle nous avons eu droit, Frédéric et moi, lorsque nous nous sommes pacsés en 2000, devant une dame qui jugeait manifestement aussi scandaleux que dégoûtant qu’on nous ait autorisé cette monstruosité. Car le PACS c’est aussi cela : exposer des couples à l’arbitraire, les mettre dans la situation de voir un des jours les plus importants de leur vie entaché par l’homophobie ordinaire d’un gratte-papier quelconque.

Mais l’attitude de cette jeune femme ne change rien à l’affaire. Comme la charité ne supprime pas l’injustice ; elle ne fait qu’en réparer ponctuellement et partiellement les effets en mettant celui qu’on « aide » dans une situation d’infériorité, d’obligé. Ce qui est en cause, ici, c’est l’humiliation qu’on inflige à un citoyen de la République française, la flagrante rupture d’égalité qui fait que, sans la réparation ponctuelle due aux qualités humaines contingentes d’une personne qui aurait pu ne pas être de service ce jour-là, on nie sa dignité à celui qui est obligé de signer son PACS sur un trottoir.

Et ceci est bien sûr inacceptable, en France et en 2008.

Voilà pour ce dernier coup de gueule avant les vacances. Merci à tous ceux qui, depuis le début 2008, sont venus visiter ce site et lire ce blog. Merci d’abord à Régine qui les as créés, qui les fait vivre, qui m’a donné les moyens techniques de m’exprimer ici.

Demain, je pars pour le Festival du Livre de Nice d’où je rentre dimanche soir… avant de repartir lundi matin pour Athènes, Kos et Nisyros, l’île du Plongeon où nous venons, Frédéric et moi, de nous acheter un ermitage.

Au programme : l’installation et le farniente, qui n’est pas ne rien faire ; la mer et le soleil, Poséidon et Apollon, pour retrouver les énergies ; les balades et les émanations de soufre du volcan qui soigneront nos poumons et nos corps encrassés par la pollution parisienne… et puis l’écriture de mon prochain roman que j’espère avoir bien entamé à mon retour fin août. Frédéric, lui, rentrera avant.

Il y a un café Internet, maintenant à Mandraki, avec une connexion ADSL, et j’ai le wi-fi sur mon nouveau portable. Je posterai peut-être quelques articles estivaux. Mais ce blog risque malgré tout de sommeiller un peu d’ici à mon retour.

Bel été à tous et à chacun !