"Casse-toi, pauvre con !" Est-ce bien le langage d'un président de la République défenseur d'une politique de civilisation ? Il paraît. "Casse-toi, pauvre con !" Imagine-t-on le général de Gaulle s'adresser ainsi à un citoyen français qui aurait refusé de lui serrer la main ? "Casse-toi, pauvre con !" Voilà toute la maîtrise de soi dont est capable ce triste sire qui, je le rappelle, a le doigt sur la détente nucléaire !

Un triste sire qui, au début de cette semaine, est allé dans une école pour remettre à l'honneur l'éducation civique et... la politesse.

C'est comme avec les valeurs chrétiennes en somme : je vais lécher les mules du pape et faire l'éloge du catholicisme mais je divorce deux fois pour me remarier une troisième.

C'est comme avec l'honnêteté : je promets une République irréprochable et je fais rentrer Laporte au gouvernement, j'y maintiens Santini après que la Cour de cassation a confirmé sa mise en examen... et je décerne la Légion d'honneur à Isabelle Balkany.

C'est comme pour les nominations : elles devaient être incontestables, ne plus être le fait du prince, dépendre d'une audition au Parlement, d'un consensus des forces politiques ; mais je nomme la compagne du transfuge récompensé d'un plat de lentilles servi au Quai d'Orsay, à la tête de l'audiovisuel public extérieur.

Tout cela relève en fait de la même catégorie : fais ce que je dis mais ne fais pas ce que je fais, et traduit une absence totale d'éthique personnelle qui était déjà largement perceptible dans l'entretien donné, avant son élévation à l'Empire, par Caligula à Michel Onfray pour Philosophie magazine :

Michel Onfray : Je crois au «  connais-toi toi-même  ».

Nicolas Sarkozy  : Fort heureusement, une telle connaissance est impossible, elle est même presque absurde  !

La curieuse obsession sarkozienne pour une morale transcendante vient à mon avis de là. L'absence de toute connaissance de soi, l'absence de toute tentative de se connaître, et de trouver "en soi" - ce gouffre sombre qu'on se refuse à scruter - ses propres bornes, ses propres principes moraux. On a donc besoin d'un père fouettard pour interdire et punir.

Il y a fondamentalement deux visions de la morale, celle des monothéismes, exprimée dans sa forme peut-être la plus vigoureuse et saisissante par Dostoïevski dans Crime et châtiment : "si Dieu n'existe pas, tout est permis". L'homme ne peut alors trouver de bornes que dans l'existence d'un Dieu qui projette sur terre son ordre, sa morale. Cela donne, en désordre, saint Paul, la soumission au pouvoir, quel qu'il soit puisque tout pouvoir émane de Dieu (voir... La Quatrième Révélation), des Eglises ou des autorités religieuses qui se croient légitimes à imposer leur morale dans la loi comme dans l'intimité de chacun d'entre nous, nous dire comment il faut baiser, avec qui et dans quelle position, le droit divin, l'Arabie Saoudite... Bush et Sarkozy.

Et puis il y a celle qui nous vient du "connais-toi toi-même", de la tradition grecque : c'est en soi, par la connaissance de soi, que l'homme doit trouver ses limites, élaborer sa morale, les principes qui permettront d'établir les lois de la cité, un contrat social. Cette morale-là est bien plus exigeante. Contrairement à ce que dit Dostoïevski. Parce que l'absence de Dieu nous laisse seuls responsables de nos actes, parce que l'ordre n'est pas imposé, dicté, garanti de l'extérieur par un Dieu qui récompense ou qui punit ; il doit venir de la réflexion et de l'adhésion volontaire, consciente ; qui commande à chacun, et d'abord à ceux qui prétendent nous gouverner, d'être maîtres d'eux-mêmes - "Casse-toi, pauvre con !"

S'il est capable d'un peu de réflexion - qui est autre chose que la réaction -, je soumets à celle de notre Caligula une autre maxime grecque, de Thalès de Milet (VII-VIe siècles avant notre ère) celle-là : "Si tu commandes, gouverne-toi d'abord toi-même", reprise par Socrate, au Ve siècle, à l'usage d'Alcibiade: "pour prétendre gouverner la cité, il faut apprendre à se gouverner soi-même" et, à la même époque, sous d'autres cieux, par Confucius : "qui ne sait se gouverner soi-même, comment pourrait-il gouverner les autres ?" - "Casse-toi, pauvre con !"

Conseillons-lui aussi la lecture du Fil de l'épée de ce Charles de Gaulle qu'il célébrait hier, sans en avoir rien compris. "Et, tout d'abord, le prestige ne peut aller sans mystère, car on révère peu ce que l'on connaît trop bien. (...) Une pareille réserve de l'âme ne va point, d'ordinaire, sans celle des gestes et des mots. Apparences, peut-être, mais d'après quoi la multitude établit son opinion. Est-ce à tort, d'ailleurs, et n'y a-t-il pas un rapport entre la force intérieure et l'aspect des individus ?" - "Casse-toi, pauvre con !"