Emborio, le 22 septembre

Hier matin, avec des amis qui ont rembarqué vers Kos à l’heure où les nuées noires commençaient à s’amonceler dans le ciel bleu, nous avons fait une de nos balades préférées. D’habitude, nous la faisons avec Frédéric, cette balade-là, à chacun de nos séjours – mais cette fois-ci septembre était trop chaud. Ou nous trop fainéants. La température a un peu baissé et mes visiteurs, arrivés la veille des élections, voulaient faire une randonnée avant de repartir. Alors j’ai profité de cette session de rattrapage.

Le temps était idéal : légère brise du sud, ciel sans nuage, azur plus limpide que ces derniers jours permettant de voir clairement la côte turque et, de l’autre côté, Giali, Kos, de distinguer Kalymnos… J’étais juste un peu en retard au départ, ayant découvert au lever qu’une chèvre, après plus de deux semaines d’essais infructueux, avait apparemment trouvé dans la nuit une voie d’accès au jardin. Mais par où, grands dieux ?!!! En tout cas, elle m’avait croqué quelques géraniums et une « oreille » tout juste poussée d’un figuier de barbarie planté en juin… Elle avait néanmoins dû être dérangée avant d’avoir pu se réattaquer au citronnier (heureusement ! il est si bien reparti après les dévorations caprines non moins qu’aoutiennes et j’attends avec une telle impatience l’éclosion des premières fleurs !), au bougainvillier, à la lavande…

En réalité, il s’agit sans doute du bouc gris que nous avons surpris en plein festin, le jour de notre retour, au début du mois. Le voisin qui a arrosé pendant notre absence d’août, m’avait dit alors que ce sacré bouc n’avait trouvé une voie d’accès que deux jours plus tôt… j’avais renforcé les défenses, avec succès… jusqu’à ce matin.

Du coup, avant de partir en balade, j’ai bâché de draps ou de plastics toutes mes plantations, puis, au retour de la balade, je suis allé acheter des grillages que j’ai posés en rentrant… et jusque bien après la nuit tombée, afin de perfectionner les défenses, de rendre le jardin… impénétrable ? Est-ce vraiment possible ou l’intelligence satanique du bouc nisyriote aura-t-elle aussi raison de ma Ligne Maginot ? Suite au prochain épisode !

La randonnée, elle, fut superbe, nous sommes montés au petit plateau de Nymphias entre Emborio et le Diavatis, nous sommes allés y rendre visite à la petite église troglodyte, lieu de culte probablement depuis l’époque minoenne, au pilier central taillé dans la masse, plus épais en son sommet qu’à sa base, fracturé par les tremblements de terre mais remplissant toujours son office. Nous avons poussé jusqu’au balcon sur le volcan – un volcan que je leur ai fait visiter en détail, en deux fins d’après-midi, les jours précédents, Stéphanos d’abord, les trois autres ensuite ; un volcan qui les a époustouflés par ses couleurs, jaune, vert, pourpre…, par son bruit, à certains endroits, de cocotte-minute, par ses multiples fumerolles qui sortent jusque haut, très haut, par les roches traversées de filons brûlants qu’on sent en posant la main au bon endroit, par les fleurs de soufre aux architectures cristallines invraisemblables où perlent, au bout des épines, des gouttelettes de la vapeur exhalée par Polyvotis (voir chronique précédente) et revenue à l’état liquide.

Mes visiteurs ont été époustouflés et moi, il m’a semblé, peut-être à cause de notre récente conversation avec le sismologue (voir chronique précédente), que je n’avais jamais vu Polyvotis si… en forme.

De Nymphias, nous sommes ensuite repartis par le chemin qui franchit une croupe pour redescendre vers le monastère de l’Évanghélistria par le chemin, en sens inverse, grimpe jusqu’au sommet du Diavatis, entre bouffées de soufre et odeurs du maquis concentrées par la chaleur accumulée de tout l’été, levant ici ou là, quelques perdrix qui ont échappé aux chasseurs arrivés mercredi dernier de Kalymnos et de Kos. Puis nous avons dévoré de bon appétit un gyro à Mandraki et j’ai attendu avec eux le bateau sur le port… Ils ont fait la traversée jusqu’à Karadaména sur une mer d’huile mais sous un ciel déjà plombé.

Les premières gouttes depuis le début juin, une semaine avant mon arrivée, sont tombées vers 22h00… les éclairs illuminaient depuis longtemps déjà le ciel de l’Asie Mineure – en silence. Puis on a entendu de sourds grondements, encore lointains. Je me suis endormi. C’est le Zeux tonnant qui m’a réveille à 6h00 ce matin. Il commençait à pleuvoir dru. Je me suis dit que les chèvres allaient trouver à boire et à manger plus facilement, qu’elles seraient probablement moins motivées à percer la Ligne Maginot. Et puis je me suis levé pour tout débrancher.

En 1998, durant les deux années où j’ai habité Nikeia, l’autre village des hauteurs, la foudre était, un jour, tombée sur les fils du téléphone, et les avaient suivis jusqu’à la carte modem de mon ordinateur… Alors que je déjeunais à trois mètres de ma table de travail, j’ai vu une lueur intense puis une fumée blanche sortir de mon ordinateur, en même temps qu’une détonation m’assourdissait. Choqué. Il m’a fallu au moins trois verres de la grappa d’Ornella (voir chronique précédente) pour me remettre à peu près d’aplomb.

L’ordinateur, lui, avait rendu son âme à Zeus et ses entrailles ne produisaient plus qu’un pathétique bruit de ferraille lorsqu’on le secouait. Quant à la carte modem, que j’ai pieusement conservée, son fil était soigneusement déchiqueté sur toute sa longueur. Bref, ce n’est pas une expérience que je suis très impatient de revivre, et j’ai moyennement confiance dans la prise anti-foudre.

Or donc, après avoir tout débranché, je me suis ensuite rendormi comme un loir, bercé par la pluie et le tonnerre qui ne me pouvait plus rien. J’ai laissé l’eau du toit couler dans la rue par le chéneau : les poussières s’y sont accumulées durant l’été, ainsi que le sable d’Afrique apporté par les vents du sud du printemps. Lorsque je me suis de nouveau réveillé, vers 9h30, elle coulait claire. J’ai rebranché le coude qui la conduit du chéneau à la citerne. Bricolage, peinture, déjeuner… Les orages passent, se succèdent, grondent, s’éloignent, ciel noir, nuages qui s’effilochent et courent vers Kos, pluie battante, rideau épais qui empêche de voir à dix mètres, accalmie, voile noir qui se déchire pour laisser apparaître le bleu, arc en ciel qui pose un pied sur la côte turque, nouvelle bourrasque sombre, Kos et l’Asie Mineure s’escamotent de nouveau dans les nuées. Je profite d’un moment de répit pour rebrancher l’ordinateur et charger la batterie, je débranche à un nouveau grondement… Surtout, j’adore travailler en entendant le bruit de l’eau qui tombe dans la citerne. Le regard qui y donne accès est juste de mon dos, et c’est un peu comme si je travaillais sur le bord d’un torrent. (Le lendemain, après mesure de l’eau dans la citerne : il restait 76 centimètres avant hier, j’en ai 1,28 mètre… 52 centimètres en une journée, c’est effectivement tombé très fort !)

L’été va donc vers sa fin. D’après la radio, cette vague d’orages qui ont apparemment pris des allures catastrophiques dans le Péloponnèse – notamment à Patras : je pense à Georgia et à sa famille, j’espère que tout va bien –, à Skopélos, à Lesbos, déjà éprouvée par l’afflux de réfugiés qui ne se ralentit pas. Orages, réfugiés, attente de l’annonce du nouveau gouvernement : ce sont les trois titres du jour aux infos.

Le soir de ces élections j’ai participé, sur France-Culture, à l’émission d’Olivia Gesbert : « Dimanche et après ». J’y intervenais avec Gabriel Colettis et M. Sieffert de Politis. Tous deux ont dit des choses sensées. Il y avait aussi un eurodéputé du parti dit socialiste, de sa « gauche » si j’ai bien compris. Navrant. Ce monsieur continue à soutenir Tsipras et c’est bien son droit de penser que le rôle de la gauche, radicale ou non, est d’appliquer les politiques de droite germano-européennes, dont, comme Tsipras, ils semble convaincu qu’elles nous mènent à la catastrophe, mais qui doivent malgré tout être conduites puisque c’est pour la plus grande gloire de l’Europe et de l’euro.

Ce monsieur a dit à plusieurs reprises que, s’il continuait à soutenir Tsipras, c’est parce qu’il se distinguait des autres responsables européens en retournant au peuple. Ce que j’ai écrit moi-même à la veille du référendum ; sauf que ce monsieur a omis de préciser que, si Tsipras était retourné au peuple pour lui demander de refuser les conditions posées par les Germano-européens à une nouvelle « aide », il s’était assis sur la réponse, une semaine plus tard, en acceptant des conditions bien pires que celles refusées par ce peuple. Et ce monsieur a encore oublié que si Tsipras revenait au peuple avec ces élections, c’est qu’il ne pouvait faire autrement, puisqu’une partie de ses députés refusait d’endosser la politique déterminée par sa capitulation et qu’il n’avait plus de majorité, sauf à s’allier avec la droite et ses annexes. Ce qui serait revenu à signer son arrêt de mort politique à très brève échéance.

Ce monsieur a semblé choqué par mon pessimisme ; c’est sans doute qu’il ne connaît rien de ce pays que ses semblables, tous aussi hors-sol que lui. Ce monsieur a déformé mon propos en affirmant que j’avais dit que Tsipras avait violé la Constitution. Alors que j’ai dit que l’Europe avait, depuis cinq ans, en Grèce, imposé des mesures violant la Constitution et les principes mêmes de la démocratie parlementaire – alors que l’État de droit et la démocratie font, en théorie, partie des principes fondateurs de cette Europe. Mais il est bien vrai qu’après avoir juré que Syriza serait chaque mot de la Constitution, Tsipras a fait adopter son Mélorandum dans les mêmes conditions infamantes qu’ont été adoptés les deux premiers. Avec l’aide technique de Vénizélos, vice-président « socialiste » du gouvernement de droite précédent, qui lui a trouvé l’astuce de procédure permettant de faire adopter ces mesures scélérates – au grand scandale de l’héroïque présidente du Parlement, Zoé Konstantopoulou. Non, Tsipras n’a pas été chaque mot de la Constitution ; et oui, il a choisi plutôt d’être chaque mot du Mémorandum.

Ce monsieur a sombré dans le ridicule en affirmant qu’une alliance Syriza-PASOK n’aurait rien de dramatique puisque le PASOK est de gauche. On en reste pantois. Le PASOK a été de gauche ; il y a très très longtemps, au moment où le PS l’était encore vaguement. Le PASOK est surtout coresponsable, avec la droite de la Nouvelle Démocratie, du naufrage du pays – PASOK et ND que Merkel et Juncker souhaitaient tant et si ardemment voir revenir au pouvoir. Le PASOK qui a fait adopter le Mémorandum I, il a voté le II et le III. Le PASOK vient, pendant trois ans, de jouer les supplétifs du gouvernement le plus à droite que la Grèce ait connu depuis la chute des Colonels. Le PASOK a siégé, sous Papadimos et Samaras, avec des ministres d’extrême droite, membres puis transfuges du LAOS, et alors que le directeur de cabinet de ce même Samaras était en relation permanente avec les néonazis d’Aube dorée. Le PASOK a avalisé la suppression, par un trait de plume de ce même Samaras, de l’audiovisuel public. J’en passe et des pires. Mais pour ce monsieur, le PASOK est de gauche ! Avec des socialistes – de gauche, contestataires, frondeurs… – comme ce monsieur, on n’a décidément plus besoin de droite !

Enfin ce monsieur a allègrement godillé entre la bouffonnerie et le pathétique en nous ressortant la vieille lune de la réforme de l’Europe, de l’Europe de gauche qui adviendra lorsque les poules auront des dents et que les poissons parleront mandarin. Je le répète une fois encore : l’Europe a été faite pour servir exactement à quoi elle sert, vaporiser l’État social par le Marché érigé en divinité et le libre-échange généralisé qui mettent en concurrence des travailleurs protégés avec des semi-esclaves, remplacer la souveraineté des peuple, autrement dit la démocratie (car il n’y a pas et il n’y aura jamais de démocratie européenne), par une technocratie au service des puissances d’argent, le tout étant bouclé par un euro qui enrichit les pays les plus puissants et ruine les plus pauvres, afin de satisfaire le rapport psychiatrique du peuple allemand à la monnaie.

Il ne peut donc y avoir une « autre Europe » – ce n’est qu’une chimère qui permet aux cyniques d’endormir les crétins . Quant aux petites victoires dont s’est enorgueilli le monsieur, eurodéputé « socialiste » de gauche et tout le toutim, on en attend la liste sans doute interminable… Si on m’avait laissé répondre là-dessus j’aurais évoqué, à propos de ses fameuses victoires, le pâté d’alouette : un cheval, une alouette.

Non, décidément, la seule leçon de ces derniers mois c’est que l’euro et l’UE sont un carcan, et qu’un carcan on le brise ou on y crève. On ne le réforme pas. Quant aux résultats de ces élections, je posterai bientôt la deuxième partie de cette chronique qui leur sera entièrement consacrée.