Une amie linguiste, prof de russe, Monique Slodzian (auteur notamment de "Les Enragés de la jeune littérature russe", La Différence, 2014) me signale cette dépêche de l'Agence de presse russe Novosti, datée de ce jour à 5h13 du matin, avec de nombreuses occurrences sur le moteur de recherche russe yandex. Grâce à mon homme qui, parmi ses multiples talents, est traducteur du russe, voici en substance son contenu (repris par la presse grecque du jour - To Pontiki, I Efimerida ou la radio de Siryza Stokokkino (En rouge), comme par le site anglo-saxon Zero Hedge, généralement bien informé) : suite au voyage de Tsipras à Moscou la semaine dernière, la Grèce et la Russie ont l'intention de signer un accord bilatéral, mardi prochain, définissant les conditions de prépaiement d'une avance, au titre des droits de transit du gaz par le gazoduc à construire qui prolongerait le Turkishstream vers l'Italie du Sud d'une part, l'ARYM, la Serbie, la Hongir et l'Autriche de l'autre. La construction du gazoduc vers la Turquie a été décidée après l'annulation en décembre dernier, en réponse aux sanctions européennes, du projet Southstream qui devait traverser la mer Noire puis la Bulgarie. L'information viendrait de déclarations d'un haut responsable grec de Syriza au Spiegel. Le fait qu'elle soit reprise par Novosti et les médias russes est bien évidemment intéressant. Un tel versement permettrait, à l'évidence, de desserrer, au moins pour un temps, le noeud coulant par lequel l'ex-Troïka entend étouffer le peuple grec et contraindre son gouvernement démocratique à conduire une politique exactement inverse à celle sur laquelle il a été élu.

Ce papier ayant été écrit en début d'après-midi, l'annonce a, semble-t-il, fait l'objet d'un démenti russe quelques heures plus tard. Il convient donc de rester prudent sur l'issue de cette affaire... La suite de mon analyse publiée ce matin, après la diffusion de cette nouvelle n'en reste pas moins valable. Je la laisse donc inchangée.

Il reste qu'elle vient après un récent voyage à Moscou (le 15, une semaine après Tsipras), du ministre grec indépendant (ANEL) de la Défense, Panos Kamménos, qui a déclaré que la Grèce faisait tout, et allait continuer à tout faire, pour une levée des sanctions européennes, que les programmes gréco-russes de coopération existant en matière de défense seraient poursuivis, que l'OTAN et la Russie avaient pour ennemi commun le fondamentalisme islamiste et devaient coopérer dans la lutte contre le terrorisme qui en résulte, que la Grèce et la Russie avaient en outre des liens historiques et religieux.

Le 21 févier, sur "L'Arène nue" de Coralie Delaume, j'évoquais une éventualité de ce genre. Si elle se concrétisait mardi, elle serait de première importance et confirmerait que le gouvernement grec a acheté du temps... le temps de préparer les conditions d'une émancipation de l'UE, et de rechercher les soutiens qui lui permettraient de résister aux pressions de l'ex-Troïka. Jusqu'où ? Dans ou hors de l'euro ? Avec ou sans défaut partiel sur la dette ?

Le travail parlementaire de la Vouli (aide aux plus pauvres, étalement des dettes fiscales, mise à l'abri de la résidence principale des saisies pour dette, réouverture de l'audiovisuel public sur un format le plus proche possible de celui qu'il avait lors de sa fermeture autoritaire en juin 2013 pour satisfaire aux exigences de coupes budgétaires de la Troïka, réembauche des fonctionnaires licenciés anticonstitutionnellement sous les mêmes pressions, les commissions sur l'audit de la dette qui aboutira sans doute à déclarer illégitime une partie de celle-ci - sinon pourquoi ? -, et sur les dettes de guerre...) montre à l'évidence que le gouvernement grec entend tenir ses engagements électoraux et va à l'affrontement avec l'UE et sa banque centrale qui a, notamment, déclaré que la loi sur les non saisies immobilières de la résidence principale était une ligne rouge.

La énième demande d'une liste de réformes par les Européens, les menaces à peine voilées du FMI, montrent aussi que l'ex-Troïka refuse de rentrer dans la logique du gouvernement grecs. Pour les uns, il s'agit d'obtenir que Syriza et l'ANEL trahissent et capitulent en acceptant de poursuivre la politique des gouvernements de collaboration précédents. Pour eux, TINA. Les réformes proposées par le gouvernement grec ne sont pas "sérieuses" puisqu'elles ne participent pas de l'idéologie néolibérale qui est gravée dans le marbre des traités européens. La logique du gouvernement grec est au contraire de rétablir l'Etat social, le droit du travail, de redonner aux citoyens grecs le droit à la santé, à l'éducation, à une vie digne et à des salaires et pensions permettant de vivre. Pour cela, ils prend le contrepied de la politique qui échoue tragiquement depuis 2009, qui a pulvérisé les classes moyennes, précarisé les centaines de milliers de Grecs, désindustrialisé le pays, installé un chômage de masse, aggravé la dette, provoqué l'effondrement de la productivité - une politique qui tue chaque jour. La logique du gouvernement est au contraire de renouer avec la croissance en allégeant les charges sur les plus modestes qui ont été les principales victimes de la Troïka et des gouvernements de collaboration, tout en remédiant au problème fiscal majeur de la Grèce. Or, ce problème c'est la sous-fiscalisation du patrimoine des plus riches, l'évasion fiscale des grandes entreprises, organisées par l'UE et le président luxembourgeois de sa Commission, la fraude des non-salariés et non-pensionnés (car l'impôt des salariés et pensionnés est retenu à la source. Et notamment la fraude des plus riches, qui fournissent à la fois le personnel dirigeant de l'économie et le personnel dirigeant de l'Etat - celui des partis conservateur et socialiste qui ont alterné au pouvoir depuis 1974 et qui est responsable du naufrage du pays.

Mais aussi celui que Bruxelles, Berlin et - hélas ! hélas ! hélas ! - Paris considèrent comme sérieux, et qu'ils voulaient à tout prix maintenir au pouvoir. Ces réformes que veut faire le gouvernement Syriza-ANEL ne sont pas sérieuses, aux yeux de l'ex-Troïka, pour une seule raison : elles attentent aux privilèges, responsables de la situation grecque, que l'ex-Troïka entend maintenir en Grèce tout en finissant d'y supprimer l'Etat social et la démocratie - processus dont l'UE est à la fois le moteur et le prétexte. Aussi, comme je tente de l'expliquer depuis des lustres, n'y a-t-il aucune réforme possible de l'UE et de l'euro, parce que l'UE et l'euro ont été conçus justement pour servir à quoi ils servent dans le laboratoire grec. Avant de servir de la même manière ailleurs - en France, notamment, où M. Schäuble désire tant qu'on "force", comme on l'a fait en Grèce, le Parlement à adopter les réformes que le néoimpérialisme allemand entend imposer partout en Europe.

Aussi, comme je l'explique depuis le 25 janvier, le gouvernement grec se trompe-t-il s'il pense pouvoir obtenir, par la raison, par la négociation, une quelconque inflexion de ses partenaires européens. Pour pouvoir négocier, il faut être deux, or les partenaires européens ne veulent pas négocier, ils veulent que le gouvernement grec capitule en rase campagne. Comme l'a fait Hollande, sans même faire mine de combattre, le lendemain de son élection, trahissant ses promesses sur une renégociation du traité budgétaire et rendant de ce fait impossible toute rupture avec les logiques mortifères de la colonisation euro-allemande.

Aussi le gouvernement grec n'a-t-il qu'un choix : rompre ou se discréditer, casser le carcan européen ou y crever. A Bruxelles, à Berlin et -hélas ! hélas ! hélas ! - à Paris, on rêve de "forcer" - comme dit Schäuble - Tsipras à se hollandiser, ce qui provoquerait la scission de Syriza. Dès lors, se reconstituerait un gouvernement de collaboration composé de l'aile droite de Syriza, des restes du Pasok et du "Fleuve", Potami, parti fantoche créé avec l'argent de Bruxelles et celui des oligarques des médias privés (naguère encore unanimement déchaînés contre une éventuelle arrivée au pouvoir de Syriza et de l'ANEL au pouvoir ; et qui continuent aujourd'hui un patient travail de sape, bien que plus discrètement, vu le soutien populaire du gouvernement qui avoisine toujours les 80 %) , justement dans ce but : servir d'appoint présentable et pas encore discrédité à une majorité de collaboration.

L'intéressant dans l'accord russe, s'il se concrétise, est bien là : le gouvernement grec a choisi de ne pas capituler devant la stratégie d'étouffement par Bruxelles, Francfort, Berlin et - hélas ! hélas ! hélas ! - Paris, de ne pas collaborer mais de résister... de chercher - et de trouver - les appuis qui lui permettront de sortir de l'étau de l'euro et de l'UE.

En complément/confirmation/développement... ce papier de Jacques Sapir qu'il a écrit en même temps que moi celui-ci et qui paraît sur son blog quasi simultanément.