Je connaissais surtout d’Olivier Py sa nomination contestée à la tête de l’Odéon par le sinistre Donnedieu de Vabres, un des plus mauvais ministres de la Culture (à l’exception de l’actuelle qui bat sans aucun doute tous les records) et grand manifestant contre le PACS devant l’Éternel. Rappelons-nous que ce monstre d’honnêteté intellectuelle, étranger à tout hypocrisie mais qui ne l’est peut-être pas totalement à l’un des personnages de mon Or d’Alexandre, est allé s’afficher, sans que personne ne lui demande rien, dans une manifestation où l’on criait « les pédés au bûcher », juste pour manifester sa solidarité avec la partie la plus réactionnaire et la plus homophobe de son électorat : beurk !

Je connaissais aussi Monsieur Py pour son catholicisme revendiqué et pour son Paradis de tristesse, comble d’une littérature pédé que j’abhorre, mêlant la grandiloquence à l’éternel et chrétien motif de la tyrannie du plaisir qui ne mène nulle part sinon au désespoir. On baise à couilles rabattues, mais en se sentant coupable : c’est tellement mieux ! c’est tellement poétique ! Recyclage tellement éculé du vieux thème de la damnation, du malheur inéluctable qui attend tout pédé au coin du bois : rebeurk !

Je n’ai décidément rien de commun avec les Claudel de backroom.

Bref, si je suis allé voir Agamemnon, avec mon amie Chantal, jeudi dernier, c’est d'abord parce qu'elle m'avait proposé une place et pour entendre, une fois encore, le texte d’Eschyle qui reste pour moi, le plus grand des tragédiens de l’histoire de l’humanité. Une fois de plus, Nietzsche a raison.

Mais j’y allais avec la crainte d’être extrêmement déçu.

Une déception qui ne fut que partielle. Comme quoi le pire n'est jamais sûr mais qu'en l'attendant, on finit par être heureusement surpris.

D’abord, le dispositif scénique ne m'a ni gêné ni choqué. Il donne même à voir quelques belles images : celle de Clytemnestre déployant le tapis de pourpre qu’Agammenon, soucieux de ne point commettre l’hybris (la démesure, le seul « péché » mortel des Grecs), répugne à fouler par crainte que les dieux ne croient alors qu’il cherche à s’égaler à eux. L’homme grec est un homme, c’est là sa dignité éminente ; la sagesse est de comprendre sa condition humaine, l’éminente dignité qui y est attachée, mais aussi de ne point perturber gravement l’ordre du monde en se croyant autre chose que ce que l’on est. La scène du meurtre aussi, dans un cube qui pivote, éclairé par une lumière crue, est une image qu’on garde imprimée dans la rétine en sortant de l’Odéon.

Ensuite, la traduction de M. Py m’a semblé fidèle à l’esprit d’Eschyle, forte parfois, moderne dans sa langue. Et c’est bien. Si j’ai retraduit les textes d’Homère que j’ai mis en exergue de L’Or, c’est que celles d’Homère disponibles aujourd’hui sont bien trop châtrées par un XIXe siècle christiano-puritain qui gomme à dessein toute la rugosité, toute la verdeur, toute la vitalité de la langue homérique. Je comprends donc qu’Olivier Py ait éprouvé la même insatisfaction face aux textes français d’Eschyle.

Et puis j’ai trouvé l’idée excellente (ses mises en voix et en scène réussies) de nous permettre d’entendre le texte grec (surtitré), lorsque le chœur prend la parole. Le chœur est un personnage essentiel de tout le théâtre grec et lui est tellement consubstantiel que ce parti pris me paraît à la fois pleinement justifié et… jouissif. C’est beau le grec !

Je me souviens - c'était en 99, sur la route du retour, après mes deux années nisyriotes - d’une mise en scène des Perses, du même Eschyle, au théâtre antique d’Épidaure, dans laquelle le chœur avait fait l’objet d’un travail fabuleux. Rythmique et vraiment choral. La scansion, étrangère à la poésie française, est la poésie grecque. La poésie grecque ne connaît pas les rimes, elle ne connaît que le rythme. On avait l’impression de vagues de mots qui, parties de l’orchestra magique d’Épidaure, montaient comme une inexorable marée à l’assaut des gradins, dans une diction collective quasiment hypnotique. C’est une de mes plus grandes émotions de théâtre. Et ce soir-là, à coup sûr, Dionysos était assis parmi nous à Épidaure.

Olivier Py ne parvient pas à ce degré de maîtrise, de réussite, de suggestion, d’envoûtement. Mais on sent, on comprend, que, contrairement à tant de metteurs en scène français, il a réfléchi sur le chœur, il en donne son interprétation. Qui tient la route. Une partie est aussi chantée, sur une musique originale qui n’a rien d’extraordinaire. Mais qui ne nuit pas non plus au texte, même si elle est, à mon humble avis, inutile - superfétatoire plutôt. La musique est, en soi, dans les mots et les rythmes d’Eschyle. Il n’était nul besoin de lui en ajouter une autre.

Bon, voilà, pour le positif… auquel il faut rajouter l’ombre rouge d’Hiphigénie : là encore une belle image.

Et pour autant, on ne saurait qualifier cet Agamemnon de réussite.

Pourquoi ces costumes ? quelle en est la logique et la signification ? Et puis surtout pourquoi cette volonté de faire en permanence brailler un texte qui a la force d’être entendu sans être gueulé ? Du bruit ! qu’on doit subir à cause de ce jeu outré, en place des mots qu’on aurait dû s'appliquer à nous faire entendre. Du bruit qui nous assomme au lieu de mots qui nous pénètrent.

Pourtant Agamemnon (Philippe Girard) est bien là, grand et faible, héros qui doute. Homme. Alexandrea Scicluna vaticine comme il convient à Cassandre de vaticiner. Et Nada Stancar a, à coup sûr, la présence et la force de la meurtrière, la voix rauque qui sied à Clytemnestre. Même si Égisthe apparaît singulièrement insignifiant. Voire ridicule. Mais tous sont « tués » par un metteur en scène qui les fait hurler, surjouer jusqu’à en rendre le texte, parfois, inaudible. Jusqu’à ce que, à cet égard, on éprouve une espèce de soulagement lorsque tombe le dernier vers. « Péché » contre l’esprit.

Et puis il y a les gadgets parasites : pourquoi pleut-il de temps à autre sur Mycènes ? J’ai cherché à comprendre ce qui signifiait cette pluie, pourquoi elle s’arrêtait ou reprenait à tel et tel moment. Je n’ai pas découvert le moindre indice : la pluie tombe par intermittence sur Mycènes : voilà tout. Quant au poilu de 1918 qui rentre de Troie : grands dieux ! quelle originalité. J'magine qu'en 1968, cela passait pour de l'avant-gardisme. Aujourd'hui, c'est simplement bête. Un cheval quand on parle de celui de Troie… empilement de trucs et de machins qui ne servent à rien, qui ne participent d’aucune cohérence, d'aucune vision ni compréhension du texte, qui n’ont aucun sens.

Restent les absurdités grotesques devant lesquelles le spectateur a bien du mal à garder son calme et son sérieux : Calchas et son balluchon plein de bidoche sanguinolente déballée au devant de la scène ; une cuisinière tout aussi dégoulinante d'hémoglobine (celle où Atrée est censé avoir fait cuisiner les enfants de son frère, Thyeste, à qui il a fait manger, en banquet de réconciliation, sa progéniture : crime hors humanité d’où naît la malédiction des Atrides) balancée en travers du plateau. Où l’on retrouve le Py fasciné par l’imagerie morbide qui irrigue tout le catholicisme. Et puis, conneries entre les conneries : la DS noire du général de Gaulle qui ramène Agamemnon de Troie, un porte-voix rouge dont se sert le coryphée lors de sa dernière intervention. Sans doute M. Py a-t-il voulu par là « rendre hommage » au "rôle" de l’Odéon en mai 68…

Le miracle, en somme, c’est qu’Eschyle tire son épingle de ce brouillamini dans lequel le bon se mêle à l'exécrable. Qu’il résiste à trop de mauvais traitements et pas assez de bons. Qu’en sortant, on se dise que, malgré tout et en partie malgré Py, on n’a pas perdu sa soirée.