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jeudi 31 mai 2018

Actualité de la chute de Constantinople

Avant-hier était le 565e anniversaire de la chute de Constantinople aux mais des Turcs ottomans. A cette occasion, l'Agence de presse grecque Athènes Macédoine m'a demandé de répondre à quelques questions. L'entretien, traduit en grec, a été repris sur de très nombreux sites, dont celui du Huffingtonpost.

Le voici en français.

"1) Quel a été l’impact de la Chute de Constantinople en Occident ?

Bien avant cette chute, l’apparition d’Etats serbe et bulgare revendiquant eux aussi la dignité impériale, c’est-à-dire une prétention universelle, les guerres civiles internes à Byzance, la Peste noire ont installé une crise à la fois politique, démographique, économique, sociale. C’est dans ce contexte que des factions byzantines faisant appel aux Turcs les installent sur la rive européenne des Dardanelles, des Turcs qui, au tournant des années 1370, isolent Constantinople des Balkans et auquel, neuf ans plus tard, le Basileus doit payer tribut. Dès lors, l’expansion turque se poursuit vers le Nord comme vers la Grèce continentale. La chute de Constantinople n’est donc pas une surprise en Occident.

Quant à la réunification des Eglises d’Orient et d’Occident, dont plusieurs empereurs ont pensé qu’elle permettrait de sauver l’Empire, elle échoue sur des exigences du pape inacceptables pour une grande partie du clergé et du peuple byzantins. Et la dernière Croisade occidentale contre les Turcs se termine par leur victoire, à Varna, en 1444. Durant le siège, des Occidentaux se battent au côté des assiégés, mais les Génois de Péra ménagent l’avenir en refusant de prendre les armes, et le pape ne dépêche que trois navires de secours. En réalité, c’est dans l’indifférence de l’Occident que tombe Constantinople.

En revanche le reflux vers l’ouest d’intellectuels byzantins et de leurs bibliothèques qui accompagne la progression turque jouera un rôle essentiel dans la Renaissance occidentale, l’apprentissage du grec par les premiers humanistes, la découverte de textes de l’Antiquité ou leur lecture dans leur langue originelle.

2) Si la Chute de Constantinople n’avait pas eu lieu, quel aurait été le sort supposé de la Grèce, de Chypre et des Balkans dans le paysage européen aujourd’hui ?

Même si je suis romancier, en plus d’être historien, je ne me risquerai pas à reconstruire une autre histoire avec des « si ». La chute de Constantinople n’a été que l’aboutissement d’un double processus qui commence à la fin du XIe siècle. D’abord le Basileus cesse progressivement d’être le défenseur des humbles – ce qui affaiblit le patriotisme de ses sujets – au profit des puissants auxquels il concède terres et privilèges fiscaux. Cette évolution conduit à la fois à l’affaiblissement du pouvoir impérial face à ces puissants, à son appauvrissement accentué par la multiplication des dons aux monastères eux aussi exonérés d’impôts, et à la substitution au lien « affectif » entre les humbles et le Basileus, d’un lien de dépendance entre ces humbles et les puissants. La deuxième évolution est extérieure : elle conduit le Basileus à s’en remettre de plus en plus, pour obtenir les moyens financiers dont le privent les exemptions fiscales qu’ils a concédées, aux cités marchandes italiennes qui, en retour, obtiennent des privilèges douaniers et commerciaux. Mais ceux-ci diminuent d’autant les recettes de l’Empire tout en ruinant les commerçants byzantins. Il est donc bien difficile d’imaginer quand et comment ces processus auraient pu être interrompus et ce qu’il en aurait résulté.

En revanche ce qu’on peut remarquer, sans qu’on puisse jamais parler de répétition en histoire, ce sont certains parallèles avec la situation actuelle de la Grèce : sous-fiscalisation des catégories les plus favorisées, affaiblissement du lien de confiance en l’Etat des Grecs qui estiment avoir de moins en moins de protection et de services en échange d’impôts de plus en plus lourds, perte de la souveraineté économique et mise en tutelle de cet Etat par une autorité étrangère – en l’occurrence l’Union européenne.

3) Vous écrivez dans l’introduction de votre livre que « Byzance demeure singulièrement absente de nos imaginaires et de nos écrans ». Pour quelle raison pensez-vous que ce pan de l’Histoire byzantine et grecque n’est-il pas ou peu abordé en France et de manière générale en Europe de l’ouest ? et quel est l’impact de cette absence pour la place de la Grèce, des Balkans et de Chypre en Europe, aujourd’hui ?

Alors que l’histoire byzantine est éminemment romanesque, que certains personnages pourraient faire des héros rêvés de séries télévisées historiques, très peu de romans s’inspirent de cette histoire dans le monde occidental, et elle est totalement absente de nos écrans. Comme de nos manuels scolaires : les mille ans d’histoire et de culture byzantines, leur influence déterminante sur la Renaissance occidentale, y sont quasiment ignorés, alors que l’héritage arabo-musulman est valorisé – voire surévalué.

Pour moi, il y a là un legs de la vision négative de long terme née de la rupture entre Eglises d’Occident et d’Orient. Pour Pétrarque, et nombre de clercs ou d’intellectuels occidentaux qui ont façonné la perception de Byzance à l’ouest de l’Europe, les schismatiques grecs sont pires que les ennemis turcs. On refuse de voir que les siècles de harcèlement par les Normands d’Italie du Sud et de Sicile, la politique de Venise et de Gênes ont pesé d’un poids déterminant dans son affaiblissement face à la montée du danger turc : il faut attendre 2001 pour qu’un pape reconnaisse la catastrophe qu’a constituée le sac de Constantinople par les Occidentaux en 1204, début d’une entreprise de type colonial - l’Empire latin - d’un peu plus d’un demi-siècle.

Ce rejet de Byzance, à l’ouest, hors de la mémoire collective européenne explique en partie les différences de traitement réservé aux régimes croate et serbe, pourtant très semblables, lors des guerres de sécession yougoslaves, à la Bulgarie et à la Roumanie, par rapport aux Etats catholico-protestants d’Europe du nord et centrale, dans le processus d’adhésion à l’UE, ou la brutalité et les humiliations de la mise en tutelle de la Grèce depuis bientôt dix ans, accompagnée par un discours écrasant des medias occidentaux utilisant, à l’égard des Grecs, des stéréotypes proches du racisme qui traînent dans la culture occidentale depuis des siècles.

Fondamentalement, dans les représentations occidentales, la matrice de l’Union européenne reste l’Empire de Charlemagne et un club catholico-protestant qui regarde au mieux avec condescendance, souvent avec mépris, les Européens du Sud-Est de tradition orthodoxe, sommés de devenir des Occidentaux (pour ne pas dire des Allemands !) s’ils veulent être tenus pour de « vrais » Européens – impérialisme culturel qui se nourrit aussi du désir des Européens du Sud-Est d’être enfin reconnus comme tels.

vendredi 11 mai 2018

La Grèce après le mois d'août

Le CADTM a eu bien raison de recruter Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, cela nous permet d'avoir des papiers passionnants, comme celui que j'ai relayé récemment sur les tranferts massifs de propriété en cours, précis et documentés sur ce qui continue imperturbablement en Grèce, sur quoi les pouvoirs, allemand, français, européen, grec font de la désinformation servilement répercutée (à quelques exceptions près) par les médias dominants.

Ma seule réserve de détail sur le présent papier, consacré au maintien du pays sous tutelle germano-européenne après sa sortie annoncée à grand renfort des trompettes de la propagande, du régime des mémorandums, c'est que, même s'il y a sortie de la Grèce du plan dit d'aide (qui n'a jamais aidé personne sinon les banques françaises et allemandes à transmuter, par une opération d'alchimie européenne les créances sur la Grèce qu'elles avaient accumulées, contre tout principe raisonnable de gestion, en dette sur les contribuables européens), cette sortie ne pourra être que chaotique et provisoire - nonobstant les trompe l'oeil qu'on inventera - tout simplement parce que les politiques de prédation et de destruction massive de l'économie grecque appliquée par la Germano-Europe depuis 2010 ne peuvent permettre au pays de redémarrer.

dimanche 6 mai 2018

Transfert de propriété

Comme je l'écris depuis maintenant plusieurs années, la Grèce vit désormais sous la loi des vautours. C'est à dire que la trahison tous azimuts de Tsipras (une trahison qu'un lecteur de ce blog présentait dans son commentaire à mon précédent billet comme une énième version de sainte TINA : s'il a fait ça, c'est bien entendu qu'il ne pouvait faire autre chose. On n'en a donc jamais fini avec les sophismes ! Car non, en effet, on ne peut mener une autre politique sans s'affranchir du double carcan de l'euro et de l'UE, mais on peut choisir de s'affranchir du double carcan de l'euro et de l'UE pour mener une autre politique, ce que les Grecs choisirent par référendum en 2015, puisqu'on leur avait répété, sur tous les tons, du matin au soir et du soir au matin, que s'ils votaient NON on les expulserait de l'euro et de l'UE, et qu'ils votèrent NON à plus de 61 %. Avant que le gouvernement Tsipras ne s'assoie sur leur vote, comme le gouvernement français s'assit sur le vote des Français de 2005, comme... on s'assoit sur tous les votes dans l'UE, dès lors que ces votes ne correspondent pas à ce que des "élites" en sécession ont décidé de ce qu'ils devaient être) se traduit aussi par un immense transfert de propriété, une spoliation à grande échelle, une expropriation des Grecs de leur propre pays.

Ce pays était en Europe, avec la France, celui qui avait fait la réforme agraire la plus accomplie et le peuple grec était un peuple de petits propriétaires ; la fiscalité confiscatoire imposée par l'UE depuis 2010 contraint aujourd'hui ces petits propriétaires qui ont un capital mais pas de liquidités (puisqu'ils sont réduits par les politiques déflationnistes de la Germano-Europe à une précarité telle que même beaucoup de ceux qui ont encore un travail salarié ne sont pas payés régulièrement ou à des niveaux de salaires insuffisants pour vivre, voire survivre), soit à le vendre à n'importe quel prix pour se soigner ou subsister six mois de plus, soit à la confiscation - faute de pouvoir acquitter des obligations fiscales qui n'ont plus rien à voir avec la faculté contributive des Grecs.

Ainsi le gouvernement Tsipras, dit de gauche radicale, préside-t-il avec zèle (notamment en ayant fait passer en urgence une loi, exigée par l'UE, qui permet de pratiquer par Internet les ventes aux enchères des biens confisqués, lesquelles ne pouvaient avoir lieu physiquement du fait des mobilisations populaires), non à la collectivisation ou socialisation d'une partie de la propriété - qui fut autrefois un des marqueurs des politiques dites de gauche - mais à la spoliation pure et simple des petits propriétaires pour l'essentiel au profit du capital étranger, et accessoirement de la partie de la population grecque la plus riche. Ou quand le libéralisme, dont le respect du droit de propriété a toujours été présenté comme le pilier fondamental, aboutit, dans sa forme euro-germanique, à la violation généralisée de ce droit de propriété.

C'est à ce phénomène que Marie-Laure Coulmin-Koutsaftis, qui dirigea naguère l'ouvrage collectif : Les Grecs contre l'austérité. Il était une fois l'histoire de la dette (Le Temps des cerises, 2015) dont j'ai eu l'honneur d'écrire la contribution conclusive : "La fable du boa et du lapin" (où le lecteur de ce blog cité plus haut trouvera une manière de réponse anticipée à son commentaire à mon précédent post en ce qui concerne Tsipras), vient de consacrer, sur le site du Comité pour l'abolition des dettes illégitimes, un article détaillé que je ne peux que vous recommander de lire.