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mercredi 28 mai 2008

Agamemnon à l'Odéon ou, quand, grâce à Eschyle, on échappe de peu au py-re...

Je connaissais surtout d’Olivier Py sa nomination contestée à la tête de l’Odéon par le sinistre Donnedieu de Vabres, un des plus mauvais ministres de la Culture (à l’exception de l’actuelle qui bat sans aucun doute tous les records) et grand manifestant contre le PACS devant l’Éternel. Rappelons-nous que ce monstre d’honnêteté intellectuelle, étranger à tout hypocrisie mais qui ne l’est peut-être pas totalement à l’un des personnages de mon Or d’Alexandre, est allé s’afficher, sans que personne ne lui demande rien, dans une manifestation où l’on criait « les pédés au bûcher », juste pour manifester sa solidarité avec la partie la plus réactionnaire et la plus homophobe de son électorat : beurk !

Je connaissais aussi Monsieur Py pour son catholicisme revendiqué et pour son Paradis de tristesse, comble d’une littérature pédé que j’abhorre, mêlant la grandiloquence à l’éternel et chrétien motif de la tyrannie du plaisir qui ne mène nulle part sinon au désespoir. On baise à couilles rabattues, mais en se sentant coupable : c’est tellement mieux ! c’est tellement poétique ! Recyclage tellement éculé du vieux thème de la damnation, du malheur inéluctable qui attend tout pédé au coin du bois : rebeurk !

Je n’ai décidément rien de commun avec les Claudel de backroom.

Bref, si je suis allé voir Agamemnon, avec mon amie Chantal, jeudi dernier, c’est d'abord parce qu'elle m'avait proposé une place et pour entendre, une fois encore, le texte d’Eschyle qui reste pour moi, le plus grand des tragédiens de l’histoire de l’humanité. Une fois de plus, Nietzsche a raison.

Mais j’y allais avec la crainte d’être extrêmement déçu.

Une déception qui ne fut que partielle. Comme quoi le pire n'est jamais sûr mais qu'en l'attendant, on finit par être heureusement surpris.

D’abord, le dispositif scénique ne m'a ni gêné ni choqué. Il donne même à voir quelques belles images : celle de Clytemnestre déployant le tapis de pourpre qu’Agammenon, soucieux de ne point commettre l’hybris (la démesure, le seul « péché » mortel des Grecs), répugne à fouler par crainte que les dieux ne croient alors qu’il cherche à s’égaler à eux. L’homme grec est un homme, c’est là sa dignité éminente ; la sagesse est de comprendre sa condition humaine, l’éminente dignité qui y est attachée, mais aussi de ne point perturber gravement l’ordre du monde en se croyant autre chose que ce que l’on est. La scène du meurtre aussi, dans un cube qui pivote, éclairé par une lumière crue, est une image qu’on garde imprimée dans la rétine en sortant de l’Odéon.

Ensuite, la traduction de M. Py m’a semblé fidèle à l’esprit d’Eschyle, forte parfois, moderne dans sa langue. Et c’est bien. Si j’ai retraduit les textes d’Homère que j’ai mis en exergue de L’Or, c’est que celles d’Homère disponibles aujourd’hui sont bien trop châtrées par un XIXe siècle christiano-puritain qui gomme à dessein toute la rugosité, toute la verdeur, toute la vitalité de la langue homérique. Je comprends donc qu’Olivier Py ait éprouvé la même insatisfaction face aux textes français d’Eschyle.

Et puis j’ai trouvé l’idée excellente (ses mises en voix et en scène réussies) de nous permettre d’entendre le texte grec (surtitré), lorsque le chœur prend la parole. Le chœur est un personnage essentiel de tout le théâtre grec et lui est tellement consubstantiel que ce parti pris me paraît à la fois pleinement justifié et… jouissif. C’est beau le grec !

Je me souviens - c'était en 99, sur la route du retour, après mes deux années nisyriotes - d’une mise en scène des Perses, du même Eschyle, au théâtre antique d’Épidaure, dans laquelle le chœur avait fait l’objet d’un travail fabuleux. Rythmique et vraiment choral. La scansion, étrangère à la poésie française, est la poésie grecque. La poésie grecque ne connaît pas les rimes, elle ne connaît que le rythme. On avait l’impression de vagues de mots qui, parties de l’orchestra magique d’Épidaure, montaient comme une inexorable marée à l’assaut des gradins, dans une diction collective quasiment hypnotique. C’est une de mes plus grandes émotions de théâtre. Et ce soir-là, à coup sûr, Dionysos était assis parmi nous à Épidaure.

Olivier Py ne parvient pas à ce degré de maîtrise, de réussite, de suggestion, d’envoûtement. Mais on sent, on comprend, que, contrairement à tant de metteurs en scène français, il a réfléchi sur le chœur, il en donne son interprétation. Qui tient la route. Une partie est aussi chantée, sur une musique originale qui n’a rien d’extraordinaire. Mais qui ne nuit pas non plus au texte, même si elle est, à mon humble avis, inutile - superfétatoire plutôt. La musique est, en soi, dans les mots et les rythmes d’Eschyle. Il n’était nul besoin de lui en ajouter une autre.

Bon, voilà, pour le positif… auquel il faut rajouter l’ombre rouge d’Hiphigénie : là encore une belle image.

Et pour autant, on ne saurait qualifier cet Agamemnon de réussite.

Pourquoi ces costumes ? quelle en est la logique et la signification ? Et puis surtout pourquoi cette volonté de faire en permanence brailler un texte qui a la force d’être entendu sans être gueulé ? Du bruit ! qu’on doit subir à cause de ce jeu outré, en place des mots qu’on aurait dû s'appliquer à nous faire entendre. Du bruit qui nous assomme au lieu de mots qui nous pénètrent.

Pourtant Agamemnon (Philippe Girard) est bien là, grand et faible, héros qui doute. Homme. Alexandrea Scicluna vaticine comme il convient à Cassandre de vaticiner. Et Nada Stancar a, à coup sûr, la présence et la force de la meurtrière, la voix rauque qui sied à Clytemnestre. Même si Égisthe apparaît singulièrement insignifiant. Voire ridicule. Mais tous sont « tués » par un metteur en scène qui les fait hurler, surjouer jusqu’à en rendre le texte, parfois, inaudible. Jusqu’à ce que, à cet égard, on éprouve une espèce de soulagement lorsque tombe le dernier vers. « Péché » contre l’esprit.

Et puis il y a les gadgets parasites : pourquoi pleut-il de temps à autre sur Mycènes ? J’ai cherché à comprendre ce qui signifiait cette pluie, pourquoi elle s’arrêtait ou reprenait à tel et tel moment. Je n’ai pas découvert le moindre indice : la pluie tombe par intermittence sur Mycènes : voilà tout. Quant au poilu de 1918 qui rentre de Troie : grands dieux ! quelle originalité. J'magine qu'en 1968, cela passait pour de l'avant-gardisme. Aujourd'hui, c'est simplement bête. Un cheval quand on parle de celui de Troie… empilement de trucs et de machins qui ne servent à rien, qui ne participent d’aucune cohérence, d'aucune vision ni compréhension du texte, qui n’ont aucun sens.

Restent les absurdités grotesques devant lesquelles le spectateur a bien du mal à garder son calme et son sérieux : Calchas et son balluchon plein de bidoche sanguinolente déballée au devant de la scène ; une cuisinière tout aussi dégoulinante d'hémoglobine (celle où Atrée est censé avoir fait cuisiner les enfants de son frère, Thyeste, à qui il a fait manger, en banquet de réconciliation, sa progéniture : crime hors humanité d’où naît la malédiction des Atrides) balancée en travers du plateau. Où l’on retrouve le Py fasciné par l’imagerie morbide qui irrigue tout le catholicisme. Et puis, conneries entre les conneries : la DS noire du général de Gaulle qui ramène Agamemnon de Troie, un porte-voix rouge dont se sert le coryphée lors de sa dernière intervention. Sans doute M. Py a-t-il voulu par là « rendre hommage » au "rôle" de l’Odéon en mai 68…

Le miracle, en somme, c’est qu’Eschyle tire son épingle de ce brouillamini dans lequel le bon se mêle à l'exécrable. Qu’il résiste à trop de mauvais traitements et pas assez de bons. Qu’en sortant, on se dise que, malgré tout et en partie malgré Py, on n’a pas perdu sa soirée.

jeudi 8 mai 2008

Virée alsacienne (bis) : Vierge aux fraisiers et Jésus au biscuit

Voilà plus d’une semaine que je veux poster ce papier et que je ne trouve pas le temps de le terminer, avec l’impression de ne pas parvenir à faire la moitié de ce que j’ai à boucler chaque jour. Bon, assez geint ; après-demain départ pour le salon des Étonnants voyageurs à Saint-Malo où je signe samedi et dimanche sur le stand Vilo, le diffuseur d’H&O. L’air du large nous fera le plus grand bien à Frédéric et à moi ; piquer une tête ? On verra, en tout cas, j’emporte le maillot. S’il fait beau, je sais que la tentation sera trop forte, même si l'eau est… fraîche. On n’est pas poisson pour rien. En attendant, et le Club Med gym de Denfert étant fermé en ce jour de fête de la victoire sur le nazisme, il est temps de publier ce deuxième billet alsacien.

Or donc, en arrivant à Strasbourg pour mon forum, il y a deux semaines, Alain Walther, le chargé de com de la Fnac, m’a dit que cela valait le coup d’aller faire un tour au Musée de l’Œuvre Notre-Dame, que nous avions visité avec Frédéric lors du précédent forum pour La Quatrième Révélation (un superbe musée !) qui présente une expo « Strasbourg 1400 ». J’ai suivi son conseil et j’ai bien fait.

Profitons-en pour redire, comme je le fais dans L’Or d’Alexandre, que si ce pays avait encore une vague politique culturelle, on ne songerait même pas à créer de ridicules « antennes » des musées parisiens, ici ou ailleurs. Cette politique-là, qui va créer des éléphants blancs aux coûts de fonctionnement ruineux, asséchera pour des années les ressources nécessaires à la vraie politique dont le tissu des autres musées a besoin. Le Louvre Lens et Beaubourg Metz, c'est de la poudre aux yeux et de la com, comme Abu Dhabi et Atlanta. C’est exactement le contraire d’une vraie politique de décentralisation qui devrait donner aux musées de province les moyens de se rénover et de redéployer leurs collections, de les compléter par une véritable politique d’acquisition et une redéfinition ambitieuse de la politique des prêts à long terme, de développer une véritable action pédagogique en direction de leur public potentiel… Mais, comme d’habitude en France depuis trente ans, la Nomenklatura fait le choix de l’apparence, du tape-à-l’œil, plutôt que de l’action en profondeur, réfléchie et disposant des moyens nécessaires pour sa mise en œuvre.

Bref, « Strasbourg 1400 » est une petite expo mais avec un vrai propos, parfaitement présentée, où l’on donne à voir et à apprendre: le contraire, exactement, de la dérive fric et com qui sévit ces derniers temps, dans le monde muséal parisien, et dont témoignent notamment deux événements aussi alarmants que scandaleux : l’exposition des photos photos d'André Zucca à la Bibliothèque historique (ironie, quand tu nous tiens !) de la ville de Paris, et celle consacrée à Marie-Antoinette au Grand Palais.

Rien à voir, a priori, entre ces deux expos. Et pourtant, elles sont bien deux symptômes de la même maladie : concevoir, dans une bibliothèque historique, à Paris, une exposition de photographies réalisées pour l’occupant nazi, parues dans Signal, LE magazine de l’occupant, en ne prenant en compte que l’aspect « esthétique » des œuvres présentées, en « oubliant » toute mise en perspective, tout appareil critique, est aussi stupéfiant que gravissime. Donner à voir en oubliant qu'on doit donner à penser est évidemment une absurdité ; c'est à peu près comme aller se pavaner aux Glières et s'attaquer du même mouvement à la non-rétroactivité de la loi pénale que seul Vichy avait jusque-là osé remettre en cause.

Ce qui est exactement la même chose que de présenter une exposition Marie-Antoinette (mais pourquoi Marie-Antoinette, grands dieux ?!) sans avoir le moindre début d’une ébauche de propos. Ni sur les Lumières, ni sur la réaction aristocratique des années qui précèdent 1789, ni sur la Révolution, symbolisée par… un couloir noir : dix-neuf ans après un bicentenaire déjà marqué par un certain renoncement à penser la Révolution hors des cénacles universitaires, à préférer la parade et la "fête" à la pédagogie et à la célébration citoyenne, on touche le fond !

Le sentiment plutôt que la réflexion. La mise en scène de beaux objets - hors-sol. Scandaleuse exposition quand on songe à ce qu’elle a dû coûter en un temps où feu le ministère de la Culture, dont on va bientôt commémorer le cinquantenaire de la création alors qu’il n’existe déjà plus, sabre les subventions de tous ceux qui font. Scandaleuse exposition dont on se demande à qui et à quoi elle est destinée, sinon aux Japonais et aux Américains qui espèrent retrouver, en vrai, pour eux, les décors d'un film hollywoodien (si au moins c'était Guitry !), ainsi qu’aux Margot, lecteurs passés ou futurs de Jean Chalon, qui aiment tant verser une larme sur les malheurs de la pauvre reine à qui ces monstres de révolutionnaires ont fait tant de mal.

Il faut vous dire que, moi, je mange de la tête de cochon le 21 janvier et qu'avant-hier, j'ai fêté le 250e anniversaire de la naissance de Robespierre...

Bref, l’expo « Strasbourg 1400 » est à l’opposé de ces deux honteuses expositions parisiennes. Que des œuvres signifiantes, accompagnées d’impeccables commentaires, de mises en perspective intelligentes. Le choix de la qualité plutôt que de la quantité : de superbes gobelets d’argent à la remarquable pureté de ligne, une section passionnante sur Mathias Grünewald, une autre sur les étapes de remodelage du projet architectural de la cathédrale, quelques belles madones illustrant la tentation maniériste et, dans la salle d’à côté, le héraut qui flanque l’orgue de la cathédrale montrant au contraire un courant de la sculpture expressionniste à tentation burlesque.

Et puis il y a la salle du Maître du jardin du paradis… et la Vierge aux fraisiers, avec ses airs de fausse icône, encore si médiévale et déjà tournée vers autre chose. Elle m’a retenu un bon moment.

Maître du Paradiesgärtlein, La Vierge aux fraisiers, Kunstmuseum de Soleure.

Et le lendemain, j’étais donc à Saint-Louis, où Denise Fuentès avait eu l’excellente idée, entre salon et dîner, de nous ménager une visite au Kunstmuseum de Bâle. Intensément frustrante parce que nous avons juste eu le temps de réaliser combien ce que nous avions pu voir ne représentait qu’une infime partie des richesses de ce musée d’une ville qui en compte une demi-douzaine d’autres !

Prochaine destination de ouiquende prolongé ? Bâle est sans aucun doute sur les rangs.

Avec ma copine Marina Dedéyan (L’Aigle de Constantinople, chez Flammarion), nous avons choisi la visite thématique des collections situées à la charnière du Moyen-Âge et de la Renaissance. La guide était passionnante : quelques baisers de la mort donnés par des squelettes à des jeunes filles dans la fleur de l'âge et de la beauté illustrent à merveille cette angoisse du salut qui submergea l’Europe avec la Peste noire. Grünewald encore, de superbes Dürer bien sûr, et un hallucinant Christ mort de Holbein, si caractéristique de la pathologique fascination du cadavre, du morbide, qu’a développé le christianisme occidental – tellement éloigné en cela de l’orthodoxie.

Et puis il y a les Cranach ! Imaginez, pour l’auteur de L’Or d’Alexandre... Un très étonnant petit portrait de Luther, vingt-cinq ans plus jeune que ceux qu'on a dans l'oeil, de Berlin ou des Offices ; une païenne Lucrèce qui va se percer le sein plutôt que de se laisser dérober sa vertu.

Mais c'est une Vierge à l’enfant qui nous a surtout retenus, Marina et moi : moins d’un siècle la sépare de la Vierge aux fraisiers. La Madone encore hiératique est devenue une femme pulpeuse, un rien aguicheuse, aux lèvres incarnat, sans même une auréole au-dessus de sa tignasse frisottée digne d'une courtisane vénitienne... plus Vénus que Marie ; quant au dieu qu’elle a enfanté, il est devenu tellement bébé d'homme qu'il tient un croquet dans sa main. Et on ne jurerait pas que, en grandissant, il devienne Christ plutôt que Cupidon.

Dans ce télescopage-là, entre Strasbourg et Bâle, entre le Maître du Paradiesgärtlein et Cranach, il y a tout le passage du Moyen-Âge finissant à la Renaissance.