Tiens, allez, une confidence : ces temps-ci, je me sens de moins en moins à l'aise avec mon époque.

La connerie ambiante, le mépris pour la culture et l'intelligence, les petits cons qui viennent vous emmerder toute la soirée d'hier à sonner à votre porte parce que la conjuration des imbéciles et des marchands a entrepris d'en faire de petits Américains ;

le fric comme seul étalon universel et le sacrifice sur l'autel du Libre Marché (c'est-à-dire à la loi de la jungle) de l'Etat-providence qui avait assuré au plus grand nombre, en Europe de l'Ouest, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la sécurité, la dignité, le loisir de pouvoir se consacrer à autre chose que le travail et la survie - à la culture, même, si on en avait le goût pervers ;

le parfum rance d'endogamie dans lequel baigne la critique littéraire, laquelle, naturellement, a encensé ce non-roman, tellement caractéristique de la non-littérature française actuelle, qu'est La Meilleure Part des hommes, parce qu'elle parle du Milieu au Milieu, parce qu'elle cause du Sida toujours très porteur pour les hétéros qui croient faire l'aumône aux pédés de s'intéresser à eux (comme pour les pédés qui ne se rendent même pas compte que cette non-littérature-là ne fait que broder sur le vieux motif mal recyclé de la malédiction, reproduire et conforter les plus navrantes idées reçues qui traînent dans le cerveau reptilien de tous les beaufs), un Milieu qui vit dans huit arrondissements parisiens et qui adore qu'on (lui) parle de lui, parce qu'elle est écrite par un normalien, publiée chez Gallimard, alors que la même critique n'ouvrira même pas un livre parlant d'histoires de pédés venant d'un petit éditeur... de province en plus : comment ça ? on pourrait être pédé, éditeur, habiter en province et publier des choses intéressantes, des romanciers qui ne sont ni académiciens ni normaliens et qui n'écrivent ni sur le Sida ni sur le fist fucking ?! Vous voulez rigoler, bien sûr...

la corruption généralisée d'élites prédatrices qui ne se rendent même plus compte qu'elles sont corrompues et qu'elles sont devenues aussi illégitimes que stériles, la débilité consternante du débat intellectuel et politique, BHL ou Glucksmann, Ferry et Julliard, Nicolas Sarkozy et Sarah Palin (on se moque si facilement d'elle, en France, sans même apercevoir à quel point ces deux-là, avec Berlusconi, sont de la même famille et peut-être bien... des précurseurs), les Rolex et la chasse au caribou...

il est vrai que j'ai de plus en plus souvent l'impression d'être né trop tard dans un monde trop vieux, de me fatiguer à combattre contre des moulins à vent alors que la pente sur laquelle nous glissons n'offre aucune aspérité où se raccrocher.

Et puis parfois il y a des moments de grâce.

Louis-Georges Tin est à coup sûr l'un des penseurs de la société contemporaine les plus intéressants. Je ne suis pas toujours d'accord avec lui, à cause de mes gènes de vieux républicain gaullo-chevénementistes, mais il est toujours pertinent. Il stimule, agace, interroge - ce qui fait, d'abord, l'honneur d'un intellectuel.

Je n'ai pas encore lu son Invention de la culture hétérosexuelle, mais je vais le faire, c'est sûr, peut-être à Nisyros où nous devrions aller passer la fin de l'année. Surtout après ce qu'en a écrit Philippe-Jean Catinchi, un des rares vrais critiques littéraires qui nous restent - une des rares plumes talentueuses et non serves de la corporation - raison pour laquelle, sans doute, on le laisse si peu écrire.

Mais tout-à-l'heure, Frédéric m'a fait lire le papier de Louis-Georges sur les dernières initiatives pontificales, celles qui visent à débusquer l'infâme homosexuel parmi les candidats à la prêtrise. Dans Tout est bien, Roger Stéphane rapporte que Malraux définissait l'intelligence comme "la destruction de la comédie, plus le jugement, plus l'esprit hypothétique". En tout cas, pour ce qui est de la destruction de la comédie, cher Louis-Georges, l'objectif est atteint et la lecture de votre texte a suffi à dissiper ici la grisaille de cette journée un rien cafardeuse !

Mais avant-hier, Alain Pallier, avec qui je partage mon amour immodéré de la Grèce, qui est devenu un ami après qu'il eut rangé Le Plongeon parmi les livres de voyage du Guide du Routard de la Grèce des îles et que je l'en eus remercié, Alain qui est responsable du guide Croatie (en plus des grecs et de quelques autres), un peu par provocation puisqu'il sait combien j'aime le catholicisme militant (à l'occasion génocidaire... voir L'Or d'Alexandre) et furieusement homophobe de nos amis croates, m'a envoyé la photographie d'un fabuleux Grec découvert en Croatie en 1999.

Coup de foudre !

Il s'agit d'un athlète (apoxiomen d'autres photos) qui, après l'exercice à la palestre pour lequel il s'est enduit d'huile et de poussière, racle cette croûte mêlée de sa sueur, à l'heure du bain, après l'effort, à l'aide du petit instrument courbe de métal qu'on appelle un strigile.

Il s'agit surtout d'un chef d'oeuvre.

Et voilà la morale du jour : bien que ce monde soit chaque jour davantage celui des brutes, des Sarkozy, de la bêtise, des Benoît XVI et des Palin, il reste malgré tout les plaisirs de l'intelligence et de la beauté.