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Mes parents Agrandir l'image Agrandir l'image Agrandir l'image Agrandir l'image Agrandir l'image Agrandir l'image Agrandir l'image Agrandir l'image La Grèce
 

Repères biographiques

 
 

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La Grèce
 
 
 
 
Olivier et l'âne
 
 
Kavafis - portrait
 
 
 
 
Kavvadias - portrait
 
 
 
 
 
 
Animaux
 
 
 

 



Contes et légendes

J’ai aimé la Grèce bien avant d’y mettre le pied.

Tout a commencé, je crois, avec des livres : on ne dira jamais assez combien il est dangereux de permettre aux enfants de lire, même les textes apparemment les plus anodins ! En l’occurrence, il s’agissait des Contes et légendes de la mythologie grecque, ceux de l’Iliade et de l’Odyssée, de l’histoire grecque ou d’Alexandre le Grand. Ce qui sans doute, parmi d’autres choses, a contribué à faire de moi un enfant solitaire : les westerns, les Beatles comme les Stones ou le foot me laissaient indifférent ; je leur préférais Achille et son talon, les frasques de Zeus et les ruses d’Hermès, les compagnons d’Ulysse transformés en porcs par la magicienne Circé, ou Alexandre tranchant le nœud gordien.



Les vacances italiennes ont bien sûr nourri cet intérêt pour l’Antiquité, mais l’Italie ne me suffisait pas : les Romains m’intéressaient, je savais déjà que j’aimais les Grecs. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles après mon brevet, à l’été 73, mes parents ont choisi la Grèce comme destination des vacances.

Je me souviens parfaitement d’avoir pleuré deux fois, durant ce voyage : sur le F/B Appia qui faisait la traversée Brindisi-Igoumenitsa, lorsque j’ai vu le soleil se lever sur cette Terre promise que j’aimais sans jamais l’avoir vue, et dans le brouillard des fumées d’échappement d’Athènes lorsque j’ai aperçu la silhouette du Parthénon.

Arrivée en Grèce

Et puis il y a eu Delphes.  Le plus beau lieu du monde, pour moi, avec mon île. Le début de deux dialogues silencieux, que j’ai repris à chacune de mes douze ou quinze visites au sanctuaire d’Apollon, avec l’Aurige de bronze, ce chef d’œuvre de beauté sévère, retenue, au regard inquiet qui interroge ; avec l’Antinoüs de marbre, ce chef d’œuvre de beauté sensuelle, offerte, au corps triomphant qui jouit. Les deux pôles entre lesquels la civilisation grecque a refusé de choisir – les deux pôles aussi qui ordonnent ma vie.

Tous mes romans, d’une manière ou d’une autre, gardent la trace émue de cette première expérience grecque   qui fut, à coup sûr, l’un des tournants majeurs de mon existence. Mais si la rencontre avec ma Grèce fantasmée de dieux, de héros et de marbre a comblé, et au-delà, tous mes espoirs, je ne m’attendais pas au choc de paysages qui sont en résonance absolue avec mes paysages intimes, de la familiarité immédiate avec des lumières, des sons et des saveurs – que je découvrais, mais qu’en même temps j’avais la tenace impression de seulement retrouver.
Rien n’exprimera plus exactement ce que j’ai ressenti alors et ce que je ressens aujourd’hui encore, que ce qu’écrivait Gide en 1924 dans sa Marche turque (in : Incidences, NRF, Gallimard) : « Je suis si peu surpris d’être ici. Tout m’y paraît si familier, je m’y parais si naturel. J’habite éperdument ce paysage non étrange ; je reconnais tout, je suis comme chez moi : c’est la Grèce. »

Enfin, ce premier contact fut un choc également pour une autre raison. J’étais venu « visiter » une espèce de parc archéologique plein de statues, de dieux beaux comme des hommes, de colonnes doriques (décidément, c’est mon ordre architectural préféré) dressées dans le ciel bleu – un musée bordé par la mer. J’étais plus jeune qu’Édouard Herriot en 1929, mais tout à fait dans son état d’esprit, lorsqu’il confia à Georges Séfériadis (le futur poète Nobel Séféris), diplomate chargé d’escorter dans son voyage grec cet érudit épicurien, humaniste, radical, ex et futur président du Conseil, éternel maire de Lyon : « Moi, vous savez, les choses après le IIIe siècle ne m’intéressent pas » (1)


Or, à l’été 73, le colonel Papadopoulos, sur le déclin, tentait de se raccrocher aux branches en organisant un référendum sur l’abolition de la monarchie… tout en postant des blindés aux carrefours d’Athènes, au cas où il prendrait fantaisie au peuple de lui répondre « non ». Ce qui était au demeurant assez improbable, à la fois en raison des conditions mêmes du scrutin, et parce que, sauf par éclipses, les Grecs n’ont jamais accepté une monarchie qui leur a toujours été imposée par l’étranger et/ou par l’extrême droite.

Le résultat ne faisait donc guère de doutes, mais l’épisode éveilla ma curiosité. Qu’était donc ce régime ? d’où venait-il ? De retour à Paris, je me suis mis à chercher et à lire pour comprendre la réalité d’un pays qui n’avait pas cessé de vivre… à la fin du IIIe siècle. Les Kapétanios de Dominique Eudes, La Résistance grecque d’André Kédros, Les Communistes grecs dans la guerre de Christophe Chiclet. Puis je me suis mis à dévorer la littérature grecque contemporaine et j’ai découvert qu’entre les marbres blancs et les plages de Mykonos, il y avait eu également mille ans d’Empire byzantin (que notre Occident s’obstine à ignorer, après lui avoir asséné les coups qui préparaient sa chute face aux Turcs) et quatre siècles de turcocratie, la volonté chevillée au peuple de rester Grecs, une guerre de libération nationale et les ambiguïtés de la victoire, la sujétion imposée à la Grèce naissante par les puissances occidentales, la sauvagerie des guerres balkaniques (1912-1913) et la trahison franco-anglaise de 1922, ouvrant la voie à la purification ethnique de l’Asie Mineure par Mustapha Kemal : les massacres turcs et le déferlement sur la petite Grèce, d’un million et demi de réfugiés, chassés d’une terre où ils étaient établis depuis… mille huit cents ans. Il y avait eu le malheur, l’instabilité, la dictature, puis une occupation nazie parmi les plus sauvages d’Europe, combattue par une des Résistances les plus précoces et les plus massives d’Europe. Avant une « Libération » qui, pour cause de guerre froide, ferait traiter les Résistants en bandits, conduiraient les Anglais à écraser le pays sous une nouvelle monarchie blindée, à provoquer une guerre civile que la grande démocratie américaine « gagnerait » à coup de bombardements au napalm, de torture et d’exécutions, d’interdictions professionnelles et de camps de concentration.

J’ai dévoré Kavafis, Séféris, Stratis Tsirkas, Kostas Taktsis, Dido Sotiriou, Kazantzaki, Kallifatidès, Papadiamantis, Koummandaréas, Hakkas, Frangias et tant d’autres – l’immense Durrell aussi bien sûr. Et Le Quart de Nikos Kavvadias – ce livre-monde, le plus grand jamais écrit depuis Homère, peut-être (traduction de Michel Saunier, paru chez Climats en 1989, il vient d’être republié par Denoël).

Et j’ai commencé à comprendre ce qu’était l’hellénisme. Un humanisme et une continuité, ainsi que le définit Séféris, en déplorant qu’on ait trop longtemps, qu’on continue trop souvent, à parler de Grèce classique, de Grèce byzantine et de Grèce moderne comme s’il s’agissait de trois mondes clos, étanches l’un à l’autre. Plus je connais ce pays et plus je suis persuadé qu’il avait raison de prétendre que « la Grèce est un tout », qu’il existe une parenté mystérieuse mais étroite entre les temples grecs et les églises byzantines, et que la Grèce d’aujourd’hui a bien deux jambes et deux poumons.

En attendant, à la rentrée 73, je me suis retrouvé pris entre deux obsessions. D’abord commencer le grec ancien, en classe de seconde – il a fallu se battre en ces temps où, dans l’Éducation nationale, les langues anciennes passaient au ministère pour un luxe aussi coûteux (nous étions quatre en classe de grec) qu’inutile, puisque non rentable, et aux yeux de trop nombreux profs, pour un vice aussi bourgeois que contre-révolutionnaire. Ensuite, repartir en Grèce dès que je le pourrais – si bien que, désormais, au lieu de travailler pendant les vacances pour m’acheter une mobylette, des fringues ou des disques comme tout le monde, j’économisais chaque sou pour mon prochain voyage grec. Avec l’Association universitaire Athéna, une ou deux fois encore avec mes parents, puis sac au dos, pendant des années, j’ai parcouru les chemins terrestres et maritimes de ce pays – seul, avant d’y entraîner mon mec et de lui inoculer le virus de mon hellénomanie.

Ensemble ou non, nous avons visité d’autres pays ; j’aime l’Italie, le Proche-Orient, le Portugal… mais dès que je pose le pied en terre grecque – ou chypriote – c’est autre chose qui se joue : je rentre chez moi. Je ne sais plus très bien le nombre des îles et des îlots où j’ai débarqué, ni le nombre de fois où j’ai emmené des amis à Épidaure et à Mycènes. Je ne suis pas devenu archéologue, mais je sais qu’au cours de ces voyages, j’ai appris à connaître beaucoup de Grèces, qui sont toutes différentes et qui sont pourtant toutes la même, celle des marbres antiques et celle des fresques byzantines, celle des cafés et des tavernes, celle de l’office des Ténèbres, le jeudi saint, et celle du 15 août à la Panaghia Kyra, l’église rurale dédiée à la Vierge, où toute mon île se retrouve pour manger, boire et danser ensemble ; la Grèce de la paréa, la bande de copains, et celle de la sousta, la danse du Dodécanèse, celle qui discute politique comme on ne peut discuter politique, dans le monde, qu’en France et en Grèce, celle de l’ouzo et de la retsina ; les gens, leur manière d’envisager la vie, leur chaleur, leur sincérité – leurs défauts aussi car même ce qui me déplaît, en Grèce, me fait sourire, m’incline à l’indulgence…, des Grèces où, comme l’écrivait Séféris « Tout est plein de dieux », où je retrouve, dans les profondeurs du peuple, le sourire d’Hermès et la sagesse d’Athéna, l’image de Poséidon dans les icônes de saint Nicolas, le rayonnement apollinien et la vitalité jouisseuse de Dionysos – une Grèce que j’aime à chaque voyage davantage et de toutes les fibres de mon être.

Ces Grèces-là ont nourri mon écriture. Mieux, elles sont une des raisons qui m’ont poussé à écrire, parce que je pensais, et je pense toujours, que les Français connaissent bien mal ce pays. Dans chacun de mes romans, j’ai tenté de montrer la présence vivante de la Grèce ancienne, les leçons de liberté de pensée et d’hédonisme qu’elle continue à nous donner, combien son héritage s’est transmis jusqu’à aujourd’hui à travers Byzance et l’orthodoxie. Et puis Les Ombres du levant se déroulent en partie sous la dictature Métaxas établie en 1936, durant la Résistance et se terminent aux premiers feux de la guerre civile ; des flash-back du Plongeon évoquent les derniers éclairs de napalm de celle-ci, l’exil des combattants dans l’univers kafkaïen de l’Est, la dictature des Colonels ; Le Château du silence est mon cri dans le silence négationniste qui s’abat, par la grâce de la protection américaine et la lâcheté européenne, sur tous les crimes de la Turquie, contre l’injustice inouïe faite au mille six cent dix-neufs Chypriotes grecs disparus lors de l’invasion du Nord de l’île en 1974. Quant à l’higoumène Séraphim et au juge Palamidès, dans La Quatrième Révélation, l’un descend d’une famille vénizéliste exilée par la guerre civile larvée des années 20, alors que l’autre a subi la falanga (bastonnade sur la plante des pieds), sous les Colonels (comme Pavlos, dans Les Ombres du levant, sous Métaxas), à deux pas de l’ambassade états uninienne, avant d’être déporté au camp de Léros.

Mais j’ai cherché aussi à faire passer toute la sensualité de ce pays, son inclination au bonheur en même temps qu’au tragique : il faudrait encore parler d’une mer qui n’est nulle part au monde comparable à cette mer-là, des distorsions que subit le temps dans les îles, des musiques, du rébétiko, de Hadjidakis, de Mélina, de la voix de Maria Farandouri ou des clarinettes d’Épire, il faudrait parler de la peinture de Tsarouchis, et de mille et une choses encore. Il faudrait parler de Nisyros…

 

 

(1) Deux aspects du commerce spirituel entre la France et la Grèce, Revue du Caire, 1944, repris in,  Georges Séféris, Essais, Hellénisme et création, introduction et traduction de Denis Kohler, Mercure de France, Paris, 1987.