Il y a dix jours, j'étais au salon du livre de Colmar. Et un salon placé sous le patronage de la chouette d'Athéna ne pouvait que bien se passer pour L'Or d'Alexandre, qui a failli s'appeler L'Or d'Athéna.

Et tout s'est effectivement très bien passé. D'abord grâce au libraire qui m'accueillait, Gilles Million (et Marie son épouse, et toute l'équipe présente sur le stand) de la librairie L'Usage du monde à Strasbourg, avec qui j'avais sympathisé au printemps dernier, pendant le salon de Saint-Louis, et qui, du coup, m'avait invité à Colmar : c'est toujours un des grands plaisirs, pour un auteur, et un des grands intérêts des salons, que de faire la connaissance d'un vrai libraire. Gilles en est un.

Ensuite parce que j'ai rencontré Christophe, qui m'avait contacté sur Facebook pour me dire qu'il avait dévoré mes quatre romans actuellement disponibles : c'est un incroyable stimulant, pour un auteur, de savoir qu'on a su captiver, émouvoir, faire rire ou réfléchir quelqu'un qui vous était inconnu, qui vient vous dire ce que vos bouquins ont déclenché chez lui. Et quand l'échange se poursuit par une rencontre immédiatement chaleureuse, c'est un vrai bonheur.

Aussi parce qu'on sent vite, dans un salon, si celui-ci est un prétexte pour une collectivité locale de montrer qu'elle peut dépenser un peu de sous pour la culture, un faux-nez, un trompe-l'oeil, ou bien si, derrière, il y a une vraie politique de la lecture, de promotion du livre. A Colmar, il saute tout de suite aux yeux qu'il s'agit du deuxième cas. Le vendredi soir, j'ai dîné avec des instits qui venaient de tenir des rencontres entre élèves et des auteurs-jeunesse, qui pendant toute la durée du salon ont tenu un stand génial où ils familiarisaient par des activités malines en diable (fabrication de petits livres, de pièges à rêve, travail sur le braille...) les petits avec les livres. Et très vite, j'ai vu que les gens ne venaient pas pour voir des faiseurs de livres estampillés "vu à la télé", mais l'esprit aux aguets, curieux, prêts à découvrir ; j'ai senti qu'à Colmar, depuis dix-neuf ans, la manière dont a été organisé ce salon a vraiment formé des lecteurs.

Enfin parce que le samedi soir, après le dîner, nous avons eu droit à un moment de pure magie. Déjà, à notre arrivée, l'ancien conservateur en chef de la bibliothèque nous avait montré quelques trésors : un manuscrit de 1486, je crois, sur la vie de Vlad l'empaleur, des incunables... Mais le samedi soir, après la croûte aux morilles, on nous emmena au musée Unterlinden.

Dehors, la neige sur le décor de cette ville que je ne connaissais pas et qui est le charme même ; dedans, nous attendait Mme Pantxika De Paepe, conservatrice en chef, pour nous "raconter" le retable d'Issenheim, cet incroyable ensemble de peintures de Matthias Grünewald (autour de 1475-1528), peint pour l'église du couvent des Antonins d'Issenheim où les victimes du terrible mal des ardents (en fait dû à l'ergot de seigle) faisaient pèlerinage pour tenter de trouver apaisement et guérison.

Stupéfiant ! Au coeur d'une nuit noire, froide, dans cette chapelle, guidée par la voix chaude, érudite et passionnante de Mme de Paepe, cette petite troupe de gendelettres plus ou moins en représentation, plus ou moins éreintés, rassasiés et un peu gris, soudain confrontés avec le génie qui vous éclate à la gueule : le visage de la Vierge dans les bras de saint-Jean est proprement hallucinant, comme un crâne tendu de peau et passé au blanc d'Espagne... Un génie terrifiant.

Un génie pathétique, d'une incroyable violence - tellement caractéristique de cette pathologique fascination chrétienne pour la souffrance et la mort. Il faudrait aussi pouvoir faire un gros plan sur les incroyables mains de ce Christ, et surtout sur la fascinante mise au tombeau qui se trouve sous la crucifixion. La composition en soi est déjà peu commune : le vide d'un côté, le trop-plein de l'autre ; mais le traitement du cadavre est, lui, totalement singulier, comme couvert de pustules. Et les pieds !... déformés, éclatés, bousillés.

Quasi-expressionnisme de la crucifixion et de la mise au tombeau ; quasi-symbolisme de la résurrection et quasi-maniérisme de l'annonciation...

...hermétisme du concert des anges avec sa mystérieuse créature emplumée qui résiste à toute analyse...

...cauchemar de la tentation de saint Antoine aussi pré-surréaliste que Jérôme Bosch ; conversation d'Antoine et Paul d'un réalisme naturaliste qui évoque la plus "classique" des Renaissances...

tant d'inspirations différentes, tant d'explorations, d'intuitions de ce qu'est et va devenir l'art occidental ; tant de manières et pourtant un même style, un même souffle : il y a là, à coup sûr, une oeuvre - une oeuvre multiple et une, ce qui rajoute à son caractère d'hapax absolu - absolument exceptionnelle devant laquelle on reste stupéfait, qui retient par mille détails, par mille correspondances entre les différentes scènes : la main de Jean le Baptiste sur la crucifixion, celles de Gabriel dans l'annonciation et de Paul dans la conversation...

Depuis que je suis rentré de Colmar, je tente de retrouver ce que j'ai lu de Malraux sur ce retable. Il me semblait me rappeler un passage l'analysant comme l'une des oeuvres majeures, une des oeuvres clés de l'art occidental. Je n'ai rien retrouvé (c'est pour cela que ce billet a un peu tardé). A moins qu'il ne s'agisse d'un souvenir de télé - du temps où il y avait une télé -, d'une de ces fulgurances d'un Dédé en grande forme vaticinant avec son génie habituel dans un des treize numéros de l'inoubliable "Journal de voyages avec André Malraux" tourné autrefois pas Jean-Marie Drot, avec ce générique qui m'a fait acheter le coffret (en 33 tours, eh oui ce n'était pas hier ! la preuve, il y avait une télé) de l'Orfeo de Monteverdi...

Bref, j'ai seulement pu retrouver, sur le Net, que Malraux a raconté (mais où ?), au temps où, colonel Berger (son nom de Résistance), il commandait la Brigade Alsace-Lorraine devant la poche de Colmar, avoir "libéré" le retable, emprisonné par les nazis au Haut-Koenigsburg. Vérité ou légende ? Je m'en fous chez Malraux - un génie a tous les droits, à commencer par celui de transformer la légende en vérité, et vice-versa. On imagine Dédé, épuisé après une journée de combat dans la neige, la cigarette au bec, faisant sortir le chef-d'oeuvre des caisses...

Commotion. C'est le mot qu'il semble avoir employé pour qualifier cette rencontre avec Grünewald. Et là, légende ou pas, maintenant que j'ai vu ce retable, je suis sûr qu'il faut le prendre au mot.