Ce matin, j'étais content. D'abord il faisait beau. Ensuite, Frédéric et moi, nous avions décidé, après déjeuner, d'aller visiter l'exposition "Hommage à la Grèce résistante, 1940-44", présentée, sous l'égide de l'ambassade de Grèce, au Musée Jean Moulin/Mémorial du maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris.

J'étais content parce que je me disais que j'allais enfin pouvoir écrire sur ce blog un papier positif, peut-être enthousiaste, qui romprait agréablement avec mes ronchonnages quotidiens qui finissent par me faire croire que je suis en train de tourner vieux con.

Eh bien c'est raté. Je dois vraiment être en train de tourner vieux con.

La Résistance grecque, lorsque je l'ai découverte, m'a rempli de stupeur et de terreur. De stupeur, tant elle fut spontanée, massive, héroïque. De terreur, tant elle fut l'une de celles en Europe qui fut le plus sauvagement réprimée - il y eut des dizaines d'Oradour en Grèce -, tant elle fut injustement traitée par les Britanniques - notamment par Churchill, obsédé par une restauration monarchique unanimement refusée par les résistants -, tant elle fut divisée contre elle-même - entre un mouvement largement majoritaire, l'EAM-ELAS à direction communiste, et des mouvements à base régionale (EDES) ou d'influence modérée ; à l'intérieur même de l'EAM entre nationaux et staliniens.

Cette configuration, le partage des Balkans entre Churchill et Staline avant Yalta, les inconséquences stratégiques et les erreurs tactiques du PC, la médiocrité du personnel politique grec, dont Georges Papandréou, et la cynique politique anglaise consistant, dès la Libération, à s'appuyer sur les anciens collaborateurs contre les Résistants conduisirent au surplus, de décembre 1944 à 1949, et en fait jusqu'à la chute des Colonels en 1974 qui en fut le dernier acte, à une guerre civile aussi cruelle qu'injuste.

Pour moi, la découverte de cette incroyable tragédie grecque fut déterminante dans mon entrée en littérature. C'est, entre autres choses, la volonté de faire connaître en France cet immense gâchis, humain et matériel, les souffrances inouïes endurées par les Grecs (l'incroyable famine qui a fait mourir dans les rues de villes des dizaines de milliers d'entre eux : voir le quatrième extrait disponible sur la page de ce site), le courage de tant de simples citoyens, d'officiers, de popes et de prélats dont l'attitude fut tellement éloignée de la lâcheté vichyste ou de l'attentisme prudent d'une grande partie du peuple et des élites françaises de 1940 à 1942, qui m'a conduit à "passer" au roman, qui a été à l'origine des Ombres du levant.

Et depuis longtemps, j'attendais qu'une des institutions s'occupant de l'histoire de la Résistance sortît des sempiternels débats franco-français, répudiât le nombrilisme historiographique français sur la Résistance, qu'on donnât enfin à savoir et à réfléchir sur ce qu'elle fut ailleurs. Et en Grèce d'abord.

C'est dire si j'étais content d'aller voir cette expo. Le dépit n'en est que plus complet.

C'est comme si aujourd'hui, en France, on n'était plus capable, en matière d'exposition, d'articuler un propos cohérent. Après une expo Marie-Antoinette destinée à faire pleurer Margot, mais pas à comprendre les années prérévolutionnaires ; après une expo sur les photos de Paris occupé dont on néglige de dire ce qu'elles sont, pourquoi elles furent prises, ce qu'elles disent, qui n'est pas forcément ce qu'elles montrent ; après "A qui appartenaient ces tableaux ?" dont j'ai eu l'occasion ici d'écrire ce que je pensais, voici donc un Hommage à la Grèce résistante qui ne dit rien... de la Résistance grecque.

Bien sûr, ce qu'on nous montre est sympathique : Roger Milliex (dont je m'étais inspiré pour créer le Jacques Maupin des Ombres du levant) et son épouse, Tatiana Gritsi, après la guerre allèrent voir artistes et intellectuels français et leur demandèrent d'offrir des oeuvres en hommage à la Résistance grecque.

Picasso, Matisse, Masson, Braque, Bourdelle ou Picabia firent dons de tableaux et de sculptures... pour la plupart sans le moindre rapport avec la Résistance et encore moins avec la Résistance grecque. Eluard composa un poème, Mauriac, Bernanos, Maurice Schumann ou Jules Romains, bien d'autres encore, envoyèrent quelques mots, une lettre, plus ou moins convenus.

C'est ce matériel disparate qu'on nous présente aujourd'hui. Sans le moindre appareil critique. Sans la moindre explication sur l'histoire de la Grèce de 1936 (dictature fascistoïde du général Métaxas établie sous l'autorité royale) à la guerre civile. Sans même la précision qu'il y eut, en Grèce, une guerre civile après la Résistance. Comment comprendre alors le sens de la lettre de Jules Romains en 46 souhaitant qu'après avoir réussi à recouvrer leur liberté par leur héroïsme, les Grecs sachent la préserver contre les menaces nouvelles ? Et que signifie une telle lettre dans le contexte d'une Grèce où les monarcho-fascistes, sous protection anglo-américaine, font régner la terreur blanche au nom de la défense de la liberté contre le communisme ?

Et pour comprendre la superbe phrase de Schumann (1941) à propos de la guerre d'Albanie, "on disait que les Grecs se battaient comme des héros, on dira désormais que les héros se battent comme des Grecs", encore faudrait-il expliquer ce que fut cette guerre-là à des Français qui, dans leur quasi-totalité, ignorent tout de l'agression italienne contre la Grèce lancée depuis le territoire albanais annexé et de la véritable "levée en masse" patriotique, de l'Union sacrée entre bourreaux et victimes du régime Métaxas, qu'elle provoqua en Grèce ; des Français qui ne savent rien de ce que fut l'écho international de la victoire de ceux qui n'avaient rien que leur courage, les Grecs combattant pieds gelés dans les neiges d'Albanie, contre une armée fasciste infiniment supérieure en équipement - la première victoire d'un peuple agressé contre une puissance de l'Axe.

Un cartouche, pas plus je crois bien, cite l'EAM... mais sans même expliquer de quoi il s'agit ; quant aux seuls objets en véritable relation avec la Grèce résistante, une quinzaine de gravures - dont certaines superbes, au demeurant - représentant quelques-uns des principaux événements de la période 1941-1944 (le dynamitage du viaduc de Gorgopotamos ou la création du Conseil national de l'EAM, la famine ou les massacres de Distomo et Kaisariani, la libération d'Athènes), elles sont si mal présentées, à l'entrée de l'expo, qu'il est impossible de savoir quelle légende se rapporte à chaque oeuvre !

Bref, cette salle d'hommages d'artistes français à la Résistance grecque aurait pu être une magnifique conclusion à une véritable exposition SUR la Grèce en Résistance, qui aurait présenté la nature, les actions, l'histoire et les contradictions de la Résistance grecque, ses origines et ses suites. Une expo qui aurait donné à réfléchir et à comprendre.

Celle-ci ne dit rien à un Français qui ne sait rien de la Résistance grecque ; elle donne seulement à voir, des oeuvres et des hommages d'une nature et d'une qualité fort inégale, totalement disparates, sans la moindre cohérence esthétique, et sans que le visiteur n'ait rien appris, en sortant, sur ce à quoi les artistes et les intellectuels en question avaient voulu rendre hommage.

A mon humble avis, elle ne sert simplement à rien.