Je sais qu'il n'est pas très séant de se citer, mais là, franchement, je n'y résiste pas. Dans mon Or d'Alexandre, Philippe parlait ainsi de la bourse :

"Considérer la bourse comme un jeu ne signifiait donc pas que je m’y consacrasse de manière distraite. Cela supposait en revanche que j’en discernasse les règles. Les vraies, pas les apparentes. J’en dégageai quatre :

1/ les analyses rationnelles, fondamentale (de l’activité des entreprises) ou technique (des logiques mathématiques censées déterminer l’évolution d’un cours) ne sont que des pièges à gogos ;

2/ les analystes ne font jamais que justifier le lendemain les mouvements exactement inverses à ceux que, la veille, avec la même assurance, ils considéraient inéluctables ;

3/ spéculer sans vergogne ni scrupule sur la baisse d’une valeur que le marché massacre, même si on est persuadé que l’entreprise est saine et que l’action devrait monter (ou à la hausse, sur une valeur qui grimpe, même si, à l’évidence, il s’agit d’une daube sans avenir et mal gérée) ;

4/ seuls comptent l’estomac qui permet de réagir vite aux poussées d’hystérie, et le flair qui permet de sentir que les gros acteurs sont prêts à saisir n’importe quel prétexte pour inverser brutalement une tendance et tondre le petit porteur qui a toutes les raisons de la croire durable.

Ce ne fut pas simple. Mais ce renversement dialectique, en découplant le jeu de l’enjeu, me permit de commencer à vaincre les blocages logiques ou éthiques qui, dans cet univers irrationnel et amoral, ne peuvent conduire qu’à l’échec. Si bien qu’après avoir perdu juste un peu plus de 90 % de notre mise, je commençais à regagner du terrain et me trouvais psychologiquement prêt quand arriva le 11 septembre. Un œil rivé sur mes graphiques et l’autre fasciné, comme le commun des mortels, par les tours ladenisées, je vendis donc massivement à découvert ce jour-là. La v-a-d consiste à vendre des actions que l’on n’a pas préalablement acquises, avant de les « racheter » (mais le boursier dira, en bon chrétien, qu’il « se rachète »), avec de l’argent qu’on n’a pas davantage, une fois qu’elles ont suffisamment plongé. Car la baisse génère autant (parfois plus) de profits que la hausse et la bourse possède cette incomparable vertu de pouvoir transmuter des malheurs collectifs en bonheurs particuliers, des opérations terroristes bien sanglantes en occasions inespérées de booster son portefeuille, pourvu qu’on ait le cran de vader sans retenue sans même attendre l’apparition du premier cadavre à la télévision."

Eh bien, à la lumière des jours qui viennent de s'écouler, et en toute immodestie, je suis assez content d'avoir écrit cela il y a deux ou trois ans ! Hier, les autorités de marché américaines et anglaises, bien d'autres encore (mais pas les françaises !), ont ainsi interdit ces vad pour un certain nombre de valeurs et un temps limité, manifestant que la perversité intrinsèque de ces instruments financiers, comme celle des warrants et autres trackers, qu'on a laissé proliférer sans contrôle, est un des ressorts, parfaitement artificiels, de la crise actuelle.

Quant au concours de faux-culs auquel nous assistons depuis quelques jours il me fait ricaner... jaune il est vrai. Concours de faux-culs, entre politiques et journalistes s'indignant des excès du capitalisme financier et déplorant l'absence de régulation. Alors que les uns ont encensé régulièrement les autres, depuis vingt ans, d'avoir démantelé toutes les régulations existantes. Quand ils ne leur reprochaient pas amèrement de ne pas démanteler plus vite, davantage, les moyens qu'avaient mis en place les Etats, après la crise de 29, pour dompter le capitalisme, pour empêcher des excès qui ne sont pas le résultat de l'irresponsabilité d'un Kerviel ou de telle ou telle banque imprudente. Des excès qui lui sont consubstantiels.

Car ce qui est en cause, contrairement à ce que disait encore l'inénarrable Luc Ferry ce matin sur LCI (il n' y a pas de néo-libéralisme ! pour ce monsieur, c'est une invention d'esprit malade...), ce ne sont pas des excès du capitalisme, c'est sa nature. Ce qu'écrit aujourd'hui M. Soros qui, lui-même a tant participé à faire croire aux jobards que les petits peuvent aussi gagner à un jeu où ils sont toujours les dindons de la farce. Doublement, parce qu'ils y perdent leurs économies et que, comme contribuables, ils devront aussi payer les pots cassés par les capitalistes qui, eux, ne perdront rien.

Les marchés, professe Soros en substance, ne tendent pas vers l'équilibre comme on nous le répète depuis Reagan et Thatcher, avant de joindre le geste à la parole et de détruire tout ce qui retient les marchés d'atteindre naturellement ce mythique état pourvoyeur de félicité universelle. Ils tendent vers l'excès. Et quiconque suit d'un peu près la bourse ne peut avoir, honnêtement, d'autre analyse. "Les marchés" n'ont pas de nerf ; "les marchés" sont hystériques et moutonniers ; quels que soient les fondamentaux, ils perdent toute mesure, toute rationalité face à une panique (lundi) ou à une "euphorie" (hier) ; ils ne font qu'amplifier jusqu'à l'absurde, dans un sens ou dans l'autre, les mouvements une fois qu'ils se sont enclenchés.

Je n'ai jamais été marxiste ; je ne vais pas le devenir à 50 ans passés. Depuis que je suis en état de me faire une idée du monde, de réfléchir sur son histoire, j'ai toujours pensé que le libéralisme ne pouvait qu'aboutir à la crise de 29. Sous une forme ou une autre, en fonction du contexte, parce que l'histoire ne se répète jamais. Colbertisme, new Deal, keynésianisme, capitalisme rhénan, planification gaullienne, politique des revenus, protectionnisme raisonné, Etat interventionniste disposant de moyens d'action économiques... j'ai toujours cru, et je crois plus que jamais aujourd'hui, que le monde occidental, dans les années 50-60, a atteint le système économique le moins injuste, le plus humaniste auquel soit jamais parvenu l'humanité, celui qui a permis de concilier le moins inharmonieusement l'efficacité du capitalisme et l'exigence humaniste de justice.

La responsabilité de nos politiques depuis vingt ans est, sous prétexte d'Europe et de mondialisation, d'avoir démantelé ce modèle-là, en cédant à ceux qui n'avaient plus peur de la contagion communiste après la chute du Mur, et pour qui le temps était revenu de se goinfrer au dépens des pauvres et des classes moyennes qui avaient été les grands bénéficiaires du système mixte des décennies précédentes. Réaction libérale, plus que néolibéralisme - en France, Sarkozy en a toujours été un des chantres : réaction qui, aujourd'hui, comme toujours lorsqu'on lui laisse libre cours, nous conduit au bord du gouffre.

On va voir, la semaine prochaine à Toulon, si notre Caligula national peut prétendre au Nobel de ces faux culs qui hurlent au défaut de régulations après les avoir toutes éradiquées ! Mais à coup sûr il n'est pas le plus mal placé, vu sa participation, depuis vingt ans, à tous les gouvernements de droite qui ont dérégulé, vu sa campagne, vu son paquet fiscal qui prive aujourd'hui l'Etat de toute marge de manoeuvre budgétaire pour agir.

Sans compter que, personne ne l'a relevé, mais les subprimes c'est SA politique : rappelez-vous durant la campagne, ce face à face surréaliste avec une pauvre femme qui ne parvenait pas à trouver un appartement à louer parce que son salaire était trop bas : mais avec moi, Madame, vous allez pouvoir devenir propriétaire. La caméra de TF1 a vite zappé sur le regard effaré de la dame, et le journaliste qui servait la soupe, pas plus que les autres, ni le lendemain, ni après le début de la crise, ni aujourd'hui, n'a jamais mis ces propos de campagne sur la "France de propriétaires", sur les smicards qu'on voulait faire s'endetter pour qu'ils achètent leur logement, avec le mécanisme des subprimes. Et pourtant c'est bien exactement cette politique-là qui y a conduit !