Invasion du territoire syrien à Afrin, provocations dans les eaux chypriotes, recherche systématique de l'incident qui permettra l'escalade en Egée (de Lemnos au nord à Rhodes au sud, en passant par Agathonissi, cible privilégiée, depuis des années, de l'irrédentisme turc, les viols de l'espace aérien grec par la chasse turque se multiplient, donnant lieu à des confrontations à haut risque avec la chasse grecque chargée de "reconduire" les avions turcs hors de l'espace aérien grec, comme les provocations maritimes, notamment autour des îlots d'Imia, près de Kalymnos, où la Turquie a déjà failli provoquer une guerre gréco-turque en 1996 et où ,la semaine passée un navire turc a éperonné un navire grec ; on parle aussi d'un contre-torpilleur américain qui se serait interposé pour empêcher l'agression d'une frégate grecque par une turque...), néo-ottomanisme dans les Balkans du Sud où Erdogan est allé jeter, hier, de l'huile sur le feu à Skopje... Et pendant ce temps-là la répression de toute intelligence, liberté de pensée et de toute liberté d'expression continue.

Le 17 février dans son discours au congrès provincial d’Eskişehir de l’AKP, Erdogan déclarait ainsi : « Que ceux qui ont franchi la ligne en mer Egée et à Chypre, prennent garde. (...) Leur courage s'évanouira à la vue de notre armée, de nos navires et de nos avions (...). Qu'il s'agisse d'Afrin, de la mer Egée ou de Chypre, nos droits sont les mêmes. Ne croyez pas que l'exploration du gaz naturel dans les eaux de Chypre et d'autres tentatives opportunistes en mer Egée nous aient échappé.

« Tout comme nous déjouons divers complots grâce aux opérations Bouclier de l'Euphrate et Rameau d'Olivier, et bientôt à Manbij et ailleurs, nous déjouerons les vilains calculs qui se font jour à nos frontières méridionales (...). Nos navires de guerre et nos forces aériennes surveillent de près la zone pour intervenir dès que nécessaire. »

On voit désormais ce que recouvre la caducité du traité de Lausanne (1923) qui a fixé les frontières de la région, dont Erdogan a fait son refrain préféré depuis un an. Sans oublier de noter que l'opposition kémaliste a aussitôt emboîté le pas au sultan en appelant à une guerre contre la Grèce - en cas de retour au pouvoir de ladite opposition - afin de "récupérer" 18 îles. Et bien sûr, Meral Akşener, fondatrice du Bon Parti (scission de l'extrême droite fascisante du MHP qui a attiré à elle une partie de la droite kémaliste) que les sondages donnent aujourd'hui comme la rivale la plus dangereuse d'Erdogan, a aussitôt surenchéri.

Et pendant ce temps-là, ce pays poursuit sa négociation d'adhésion à l'Union européenne.

Et pendant ce temps-là,tous les medias français ne parlent que des diarrhées verbales de Wauquiez tout en nous affirmant que ce qui distingue les journalistes c'est leur capacité à hiérarchiser l'information.

Or donc, si, comme cela ne peut plus être écarté, Erdogan (la fuite en avant guerrière d'un gouvernement tyrannique en difficulté est un grand classique) va à la guerre en Egée comme il y est allé en Syrie, on peut se poser trois questions.

1/ L'administration américaine arrêtera-t-elle l'incendiaire ? Cela dépend en réalité de l'analyse qu'on fait, à Washington, de la nature de la dérive dans laquelle est engagée le pouvoir islamiste turc. Des avantages et des inconvénients à le laisser pousser plus loin ses provocations et agressions.

On sait que si le président américain Johnson arrêta net les velléités turques d'invasion de Chypre en 1964 et si le président Clinton imposa à la Turquie le retour au statu quo après le débarquement de troupes turques sur l'îlot grec d'Imia en 1996, le président Nixon laissa faire (ou commandita) l'invasion turque du nord de Chypre en 1974.

Les relations turco-américaines se sont notablement dégradées depuis le soutien actif du régime islamiste d'Ankara à Daesh et on ne peut dire que Washington soit ravi de l'entrée des Turcs à Afrin, pour combattre (en recrutant au passage des combattants de Daesh) des Kurdes qui sont les principaux ennemis de Daesh dans la région. Mais les Etats-Unis peuvent-ils se brouiller avec une Turquie dont l'armée, au moins sur le papier, est la deuxième de l'OTAN, ceci dans un contexte régional où les Etats-Unis ont déjà pour adversaire l'Etat syrien soutenu par la Russie, et l'Iran qui soutient aussi Damas ? La question subsidiaire étant : le docteur Frankenstein américain n'a-t-il pas déjà perdu tout contrôle sur sa créature turque ?

2/ Quelle serait l'attitude de Poutine en cas de coup de force turc en Egée ? J'ai écrit, ici et ailleurs, que je ne croyais pas le moins du monde à un retournement d'alliance de la Turquie que ses provocations ont progressivement conduite à un grand isolement régional, alors que la doctrine de l'AKP d'Erdogan était "0 problème avec nos voisins". Poutine est bien trop russe, trop fin stratège et trop bon connaisseur de l'histoire pour croire à la possibilité d'une alliance turco-russe. Et le président russe ne peut s'illusionner sur le fait qu'Ankara figure parmi les principaux propagateurs d'un islamisme dont Moscou ne peut que mesurer le danger qu'il représente pour la Russie. De plus, la Russie n'a aucun intérêt à une mainmise de la Turquie sur l'Egée, alors que l'un des objectifs stratégiques majeurs de la Russie - depuis qu'elle est la Russie - a été de faire sauter le verrou du contrôle turc des Détroits.

Cela signifie-t-il pour autant que la Grèce pourrait compter sur un appui russe ? En réalité, confrontée à la diplomatie de fer de la Turquie, la diplomatie de la Grèce, qui manque parfois de réalisme et de persévérance et qui, surtout, a consisté à s'aligner en tout sur les injonctions de l'UE - et notamment sur les sanctions imposées à la Russie -, rend cette hypothèse bien... hypothétique. Une diplomatie, c'est la définition de ses intérêts nationaux et la mise en oeuvre des moyens pour les atteindre.

A l'évidence, les intérêts nationaux de la Grèce, dans le monde de l'après Guerre froide, commandaient de travailler avec détermination et constance à un partenariat avec la Russie... que la Grèce a sacrifié à une "solidarité européenne" qui n'existe pas, ni en Egée, ni à Chypre (les tensions gréco-turques sont au contraire la garantie de juteux contrats : rappelons que la Grèce est l'un des principaux clients des industries d'armement allemande et française et que ces marchés d'armement ont été un des moteurs essentiels de la corruption politique et de l'endettement), ni face au chantage migratoire d'Erdogan, ni à l'égard de l'ARYM (voir mon papier sur la question macédonienne récemment paru dans LVSL). Si demain la Grèce est agressée par la Turquie, je n'ai aucun doute que l'UE détournera le regard et alignera, au mieux, quelques paroles vides de sens, de contenu et de conséquences pratiques.

Beaucoup de Grecs ont justifié, depuis huit ans, toutes les capitulations devant les injonctions euro-allemandes, le bradage de leur patrimoine national, la vaporisation de leur Etat social, la disparition des classes moyennes, etc., par le fait qu'en dehors de l'UE, la Grèce serait "isolée"... et qu'il fallait donc bien accepter de passer sous les fourches caudines euro-allemandes. Ils risquent aujourd'hui de mesurer que c'est cette soumission à l'Eurogermanie qui les a isolés... d'un allié potentiel face à la Turquie.

3/ La dernière question est double : quelle est l'efficacité opérationnelle d'une armée turque qui, depuis huit ans, a subi purge sur purge ? On ne compte plus les officiers supérieurs, mais aussi subalternes, des trois armes, que le régime islamiste a envoyés sous les verrous sous prétexte de conjurations réelles ou imaginées, et au terme de procès staliniens. Y a-t-il encore, dans cette deuxième armée de l'OTAN, un corps d'officiers suffisamment compétents pour planifier, organiser et conduire efficacement des opérations d'envergure, pour encadrer la troupe sur le terrain ? On sait quelle fut l'efficacité, en 1941, d'une Armée Rouge saignée par les purges staliniennes. Sans doute l'opération d'Afrin donnera-t-elle là-dessus quelques indications.

Quant à l'armée hellénique, on peut poser également la question de son efficacité après huit ans de coupures budgétaires imposées par l'UE. La baisse des soldes a été équivalente à celle des salaires des fonctionnaires. Mais c'est sans doute la question de l'état des matériels et de l'entraînement des hommes qui est la plus cruciale. Les armements ont-ils pu être entretenus, réparés, maintenus dans un état permettant leur utilisation en situation de conflit réel ? Les personnels spécialisés ont-ils eu les moyens de s'entraîner de manière satisfaisante ou les économies imposées par l'UE à direction allemande ont-ils notablement affecté leur efficacité ?

Le ministre de la Défense Kamménos (du petit parti de droite "Grecs indépendants", partenaire de coalition de Syriza), lors de la campagne du référendum de l'été 2015, avait éloquemment défendu le Non en répétant que si on acceptait les conditions imposées par l'UE, les capacités opérationnelles de l'armée hellénique en seraient amoindries, que les avions ne pourraient plus voler suffisamment, que les navires ne pourraient plus assez sortir en mer pour être efficaces en cas de coup dur. Mais après le référendum, le même ministre avait accepté des conditions pires que celles qu'ils avaient dénoncées comme devant empêcher l'armée dont il a la charge de remplir ses missions...

Nul doute en tout cas que, dans les calculs du sultan d'Ankara, les huit ans d'affaiblissement de la Grèce par l'Eurogermanie ont pesé lourd. Et si demain il attaquait la Grèce, nul doute que sa décision aurait été en partie conditionnée par la conviction que cet affaiblissement de la Grèce et de son armée donne à l'agresseur potentiel un avantage et des chances de succès rapide. Le faible attire la foudre.

Non seulement, alors, l'illusion européenne n'aurait pas garanti la Grèce contre un "isolement", mais elle aurait largement contribué à forger chez Erdogan la conviction qu'elle pouvait être une proie.