Le premier volume de la collection de poche d'H&O, publié en 2005, porte ce titre : il s'agit d'un texte superbe de Roger Stéphane sur la mort de Jean-Jacques Rinieri, son compagnon durant quatre ans, l'amour de sa vie. Un texte superbe et poignant sur l'amour entre deux mecs ; un texte d'une remarquable sincérité et d'une formidable pertinence sur la manière, entre deux mecs, de vivre l'amour-fraternité, sans s'amputer de l'amour-libertinage et sans singer les unions hétéro-bourgeoises ; un texte d'une incroyable modernité, encore aujourd'hui, alors qu'il fut publié en 1952.

Lorsque Henri Dhellemmes (le H de H&O) me parla de son idée de republier des classiques écrits par des écrivains gay (Stéphane devait détester ce mot, il aurait écrit "pédérastes", comme on disait autrefois pour parler des homosexuels, sans la moindre connotation pédophile, bien sûr), je lui proposai immédiatement ce texte, que j'avais découvert en lisant Tout est bien, le livre de mémoires littéraires et politiques de Stéphane - intelligent, profond, léger, savoureux, comme lui -, qui n'est hélas plus disponible, à l'intérieur duquel il avait enchâssé ce Parce que c'était lui.

Je ne redirai pas ici ce que j'ai écrit dans la préface du volume d'H&O ; j'y disais toute mon admiration pour un homme qui, à mes yeux, dans l'histoire de son temps, a toujours fait les bons choix : de la dénonciation de Munich aux combats pour la création d'une télévision culturelle qui ne voulait pas seulement distraire mais aussi éduquer, éveiller les curiosités ; de la Résistance à l'anticolonialisme (ils n'étaient pas si nombreux à dénoncer dans la sauvage répression française à Madagascar, en 1947, des "procédés dignes de la Gestapo") ; du refus de la honte, de la résolution à vivre pleinement son homosexualité hors du placard, de sa revendication de celle-ci comme "un phénomène psychologique totalitaire (destiné à) devenir une éthique" ; de la défense d'un journalisme répudiant toute révérence (il fut l'un des trois fondateurs de L'Observateur) sur lequel ceux qui se disent journalistes aujourd'hui feraient bien de méditer, à la défense et illustration que, de son temps, la vraie gauche c'était de Gaulle - pas le Mitterrand, qu'il détestait, de la francisque et de "l'Algérie c'est la France, la négociation c'est la guerre".

Cet homme, cet écrivain, ce journaliste, je l'admire ; et je regrette de n'avoir pas été assez "grand" et assez libre, lorsque j'ai eu la chance de le rencontrer, pour le vraiment connaître. Je l'admire dans ses admirations, Malraux, Gide, Mauriac, de Gaulle. Je l'admire jusque dans son suicide - romain. Jusque dans cette lettre d'adieu qu'il laissa pour ses amis :

« Je suis fauché. Bon (…) quelques originales, le bureau de J.-J., je pourrais me remettre une fois à flot. Mais ensuite ?… Mes retraites ne payent que mon loyer (…). Mais surtout, je suis fatigué. Je n’ai plus de souffle ; mon cœur est incertain ; mon rein s’est réveillé (je ne peux écrire cette phrase sans penser aussitôt à celle d’une aliénée que je vis à Sainte-Anne à la fin des années 40, que j’interrogeai sur les conditions de son internement et qui me répondit : « Ça va, mais on m’a enlevé mon rein quand les Allemands l’ont franchi…». (…) Ce serait aussi supportable si ma capacité de travail et de réflexion était intacte : en deux ou trois ans, je ne suis pas venu au bout/terme du Malraux que j’aurais pourtant bien voulu finir/terminer. Je ne le sens plus ; je sens que je rabâche. Voilà. Je vais m’étendre définitivement. J’écrivais tout à l’heure que rien n’est plus ridicule qu’un suicide sans cesse ajourné. Je me trompais : un suicide manqué est encore plus ridicule. Mais je prends toutes les précautions : absorption de deux flacons de Digitaline, plus le revolver, si besoin. Je vous embrasse tous . »

Lorsque j'ai écrit cette préface, où j'essayais de dire tout cela, je suis allé au cimetière parisien d'Ivry, où il est enterré avec Jean-Jacques. Je ne suis pas particulièrement attiré par les cimetières, ni par les hommages macabres. On rend plus hommage à un écrivain en le lisant qu'en allant s'incliner sur sa tombe. Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai eu envie d'aller lui dire, d'aller leur dire, que j'avais écrit cette préface avec tout mon coeur et que j'espérais avoir saisi, réussi à transmettre quelque-chose de ce qu'ils avaient vécu ensemble.

C'était le lendemain de l'anniversaire de la Libération de Paris et sa tombe n'était pas fleurie. Alors que Paris honore ce jour-là d'un bouquet de fleurs tous ceux qui sont tombés pendant l'insurrection de 1944, alors que Stéphane avait libéré l'Hôtel de Ville de Paris (ou du moins avait participé à sa Libération : il y a des variantes). Sur le conseil d'Olivier Philipponnat et de Patrick Lienhardt, auteurs d'une magistrale et passionnante biographie de Stéphane, parue chez Grasset en 2004, à qui je m'étais ouvert de mon étonnement, j'écrivis à Bernard Gaudillère, qui était alors directeur de cabinet de Bertrand Delanoë, qui avait été un fidèle et précieux ami de Stéphane, un de ceux qui l'accompagnèrent notamment à l'heure des embarras fiscaux de cet homme qui écrivait si bien mais ne comptait guère, afin de lui signaler ce qui me semblait comme une injuste anomalie.

Bernard Gaudillère me répondit alors que non seulement il serait remédié à cette anomalie, mais qu'il était question d'inscrire le nom de Roger Stéphane dans la géographie de Paris... ce qui me valut, ce matin, d'assister à l'inauguration du Square Roger-Stéphane, au bout de la rue Récamier, à deux pas d'une des tables où Stéphane - fine gueule devant l'Eternel - avait ses habitudes, un des restaurants où il laissa des ardoises en partant - lui qui demanda dans son testament à l'un de ses chefs préférés d'adopter son chien, sûr au moins qu'il serait bien nourri.

Ce square-là est charmant, à deux pas de cet Hôtel Lutétia où les déportés furent accueillis au retour des camps.

(source : http://www.mairie7.paris.fr)

La cérémonie de dévoilement de la plaque fut à la fois émouvante et chaleureuse. Simone et Antoine Weil, Florence Malraux, Jorge Semprun, Philippe Labro, le frère Albaric, exécuteur testamentaire de Stéphane, Bernard Gaudillère et Chrispohe Girard (Daniel Defert, le fondateur d'Aides aussi, je crois bien)... des camarades résistants, des amis, des proches. C'était très "parisien", bien sûr ; et comment eût-il pu en aller autrement ? lui-même l'avait tellement été. Mais l'on sentait surtout combien les gens qui étaient là n'avaient rien à gagner, qu'ils étaient là seulement parce qu'ils l'avaient aimé, admiré, parce qu'ils lui demeuraient attachés. Ces choses-là se sentent ; et cela flottait dans l'air, ce matin, à l'entrée du nouveau Square Roger-Stéphane.

Jean d'Ormesson fut drôle et émouvant. Drôle lorsqu'il raconta la première rencontre (on ne prête qu'aux riches !) de Gaulle-Stéphane : "Mon général je suis juif, pédéraste et gaulliste.

- Stéphane, vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ?"

Il fut émouvant lorsqu'il parla de Jean-Jacques, "son camarade de la rue d'Ulm", et de la manière dont la mort de celui-ci avait coupé en deux la vie de Roger - comment la légèreté de la vie de celui-là, ensuite, ne fut plus qu'une légèreté de cendres.

Quant au discours du maire, Bertrand Delanoë, il fut ce qu'il devait être, un éloge de la liberté de penser. Un éloge de cet honnête homme défenseur infatigable des Lumières contre tous les obscurantismes, d'un homme à la plume libre, de ses combats pour la justice et la dignité. Au risque de sa liberté et de sa vie.

Eloge d'un homme... indocile.

Grands dieux, Monsieur le maire, que ce mot-là était bien trouvé !

Indocile Stéphane, indocile et hédoniste - ce qui, pour moi aussi, est indissociablement lié.

Eloge de la liberté de l'homme Stéphane jusque dans sa mort choisie. Comme c'était bien, Monsieur le maire, d'avoir insisté sur là-dessus ! Et serait-ce, Monsieur le maire, que vous seriez en faveur du droit à la mort choisie, au suicide assisté ? ou bien est-ce moi qui ai entendu, dans vos propos, ce que je souhaite y entendre ?

En regard, les propos liminaires, qu'on a peine à nommer allocution, de la maire d'arrondissement, le 7e, perchée sur des talons trop hauts (pas très prudent pour une grossesse à risques...), étaient si fades, sonnaient tellement faux !... Quelques mots jetés à la va-comme-je-te-pousse, par un collaborateur pressé, après avoir consulté la notice "Stéphane" sur Wikipédia ? On ne saurait l'affirmer, mais c'est ce que ces mots impersonnels suggéraient. Outre la confession que Stendhal est un grand écrivain, et que c'est le "Portrait souvenir" de Stéphane (sauf erreur diffusé en 1960 dans sa première version, en 1964 dans sa seconde) qui donna envie à notre Garde des Sceaux (née en 1965) de se plonger dans Stendhal : ça sentait la sincérité à plein nez !!!

La Garde des Sceaux justement... elle aurait pu rappeler, en ce jour où se suicidait un 91e détenu d'une prison française depuis le début de l'année, à la maison d'arrêt de Loos-lez-Lille cette fois, que Roger Stéphane fut aussi un pionnier du combat pour la dignité dans les prisons françaises. Un combat qu'il n'a manifestement pas gagné.

Emprisonné pendant la guerre, journaliste à Combat, Stéphane se fait embaucher comme gardien de prison en 1947 afin de témoigner de la condition pénitentiaire. A la centrale de Melun, il est atterré de ce qu'il voit, il en a "des bouffées de honte" ; la publication de son reportage entraîne la suspension du directeur de la centrale, lance le débat sur la réforme des prisons, dont on imagine qu'elle n'était pas une préoccupation prioritaire dans la France de 1947.

On eût aimé, en cette matinée presque parfaite, que quelqu'un rappelât la chose à la Garde des Sceaux ; on aimerait que la Garde des Sceaux ait aussi des bouffées de honte, au 91e suicide dans les prisons médiévales où elle entasse chaque jour un peu plus, par sa politique pénale démente, 63.000 détenus là où il n'y a que 50.000 places - dont combien de radicalement indignes d'un pays développé? du pays des droits de l'Homme... du pays de Roger Stéphane.

Indocile ? où sont-ils les indociles journalistes successeurs de Stéphane qui devraient aujourd'hui poursuivre ce combat-là ?