La Grèce vient de décréter trois jours de deuil national pour la mort de l'infatigable lutteur et de l'immense artiste qu'était Mikis Théodorakis.

Peut-être est-ce celle-là, ma chanson préférée de ce compositeur de génie, artiste engagé au plus noble sens du terme, qui vient de nous quitter, interprétée ici par la sublime Maria Farandouri.

Tristesse immense au départ de cet homme inclassable, en musique comme en politique (résistant, communiste, combattant de la guerre civile, torturé, déporté, président des jeunesse lambrakistes, échappant aux arrestations du 21 avril 1967, clandestin durant les premiers mois de la dictature, arrêté, déporté, en résidence surveillée pour raison de santé, puis expulsé... symbole de la gauche devenu ministre sans portefeuille du gouvernement de droite du père de l'actuel Premier ministre), cette seconde conscience qui, après celle de Manis Glézos, quitte ce pays en peu de temps.

Les derniers combats de Mikis et Manolis furent contre les mémorandums européens et contre les trahisons qui permirent qu'ils soient imposés au peuple grec.

S'il y avait dans ce pays deux hommes de ce grand NON auquel Kavafis a consacré un poème, ce furent bien Mikis et Manolis, ces deux pépés héroïques dont je revois ce matin les images, gazés à plus de 80 ans par la police de l'Europe-c'est-la-paix...

Dans La Grèce et les Balkans, j'ai évoqué Mikis à plusieurs endroits. Qu'on me permette de me citer et que, surtout, on ne cesse pas de l'écouter.

Mikis Théodorakis dans "La Grèce et les Balkans" :

A propos de la dictature des Colonels

"Les Beatles sont également interdits et posséder des disques de Mikis Théodorakis devient passible de prison – la peine sera appliquée à quelques reprises. Avec Andréas Papandréou, le musicien est l’une des bêtes noires de la junte.

Né en 1925 dans une famille vénizéliste, résistant, attaqué à plusieurs reprises par des monarcho-fascistes qui, en 1946, lui fracturent le crâne et lui font perdre un œil, arrêté en 1947 puis 1948, déporté à Ikaria puis Makronissos, où il est enterré vivant et plusieurs fois torturé presque à mort, puis victime de telles brimades, durant son service militaire (1950-1952), qu’il tente de se suicider, Théodorakis est devenu un musicien internationalement reconnu à la charnière des années 1950-1960. En 1959, sa mise en musique de [l’''Épitaphios'' de Ritsos (écrit après la répression par Métaxas de la grève des ouvriers du tabac de 1936) a été l’objet d’une véritable bataille d’Hernani : Hadjidakis, ami de Karamanlis, en donne une version orchestrée « à l’occidentale » et chantée par Nana Mouskouri ; Théodorakis l’enregistre avec deux artistes issus de la tradition du rébétiko, Manolis Chiotis au bouzouki et, [comme chanteur, Grigoris Bithikotsis, un plombier né dans une famille pauvre d’Athènes. Cette volonté de mêler une orchestration classique et la tradition rébétique, qui marquera l’œuvre de Théodorakis, fait scandale ; sa version est interdite à la radio tandis que hadjidakistes et théodorakistes s’affrontent violemment lors de ses tournées, où l’armée n’hésite ni à dissuader les loueurs de salles, ni à acheter les places ou à lancer des nervis contre les musiciens – sa Ballade du frère mort sur les divisions qui ont déchiré les familles durant la guerre civile ne fait qu’exacerber un peu plus la haine dont il est l’objet à droite.

D’autant qu’en juin 1963, il figure parmi les fondateurs des Jeunesses lambrakistes qui en font leur président. L’année suivante, celle de deux succès mondiaux – Zorba et la mise en musique du poème d’Élytis Axion esti –, il est élu député de l’EDA au Pirée. Dénonçant violemment le Fonds de la reine ou les ingérences inconstitutionnelles de Constantin dans la vie politique, il propose – en vain – à Papandréou la formation d’un Front démocratique quelques jours avant le coup d’État. Passé dans la clandestinité le 21 avril, arrêté le 21 août, il ne peut obtenir – malgré une grève de la faim – d’être jugé avec les 31 membres du Front patriotique , organisation de résistance à la junte. Conçu comme une opération de relations publiques, ce procès révèlera devant la presse internationale que les accusés ont été torturés et que le pouvoir a produit de fausses déclarations de Théodorakis visant à faire croire qu’il a dénoncé les accusés.

Les pressions extérieures le protégeront comme elles feront échapper Panagoulis à l’exécution, ou rapidement libérer le Vieux Papandréou, assigné à résidence dans sa villa de Kastri. En décembre 1967, les Colonels décident de surcroît une amnistie dont vont bénéficier 300 prisonniers (mais 2 600 personnes seront arrêtées en 1968, 2 000 en 1969), parmi les plus âgés et les plus connus à l’Ouest. À contrecœur, le président Johnson est intervenu en faveur d’Andréas Papandréou qui, libéré le 15 janvier 1968, obtient un passeport et part en exil. Théodorakis sort de prison quinze jours plus tard, mais après quelques semaines il est placé en résidence surveillée dans un village de montagne en Arcadie puis, le pouvoir ne parvenant pas à empêcher le musicien de faire sortir du pays les bandes de nouvelles chansons, il est réemprisonné au camp d’Oropos malgré sa tuberculose. Soumise à des pressions grandissantes par la campagne internationale lancée par Leonard Bernstein et Dmitri Chostakovitch, qui reçoit le soutien de nombreuses personnalités – en France d’Aznavour à Jean-Louis Barrault –, la junte finira par remettre l’encombrant prisonnier à Jean-Jacques Servan-Schreiber (avril 1970), venu plaider la cause des détenus politiques, et qui ramène Théodorakis dans son avion.

Le musicien organise alors un Conseil national de la Résistance qui devrait regrouper tous les courants de l’opposition en exil – des monarchistes aux communistes. Mais il se heurte aux ambitions d’Andréas Papandréou qui, dès février 1968, a fondé le Mouvement panhellénique de libération (PAK), qui entend imposer son leadership et refuse de siéger avec des monarchistes. Après ceux des années 1920 et de la guerre civile, nombre des exilés choisissent Paris, les communautés grecques de l’étranger ralliant massivement l’opposition au régime. Beaucoup de ces exilés seront déchus de leur nationalité – comme Mélina Mercouri, issue d’une famille de la grande bourgeoisie athénienne qui, lors du putsch, joue à Broadway la comédie musicale tirée de Jamais le dimanche. Elle ne s’était signalée par aucun engagement politique, mais va désormais multiplier les déclarations contre la junte, publier Je suis née grecque en 1971 (« et je mourrai grecque ; vous êtes nés dictateurs, vous mourrez dictateurs », ajoute-t-elle) ; elle apparaît aussi, en grand deuil, un soir de 1973 à la télévision française, pour interpréter « Je suis veuve d’un colonel » de La Vie parisienne d’Offenbach…"

Mélina qui deviendra une des interprète de Théodorakis.

Théodorakis dans "La Grèce et les Balkans" (suite):

"À ces résistances politiques s’ajoute une résistance intellectuelle et littéraire : universitaires, chercheurs, artistes sont nombreux à partir en exil ou à participer aux mouvements d’opposition à la junte. Le seul Grec lauréat du Nobel, Georgios Séféris, publie le 28 mars 1969 une déclaration qui recueille un large écho international :

« (…) Voici deux ans révolus que nous a été imposé un régime en tous points contraire aux idéaux pour lesquels se sont battus, durant la dernière guerre mondiale, notre monde et notre peuple qui s’y est tant illustré. C’est là une situation de torpeur contrainte, où toutes les valeurs spirituelles que nous sommes parvenus, au prix d’efforts et de peines, à garder en vie, se trouvent sur le point de sombrer, elles aussi, dans ce cloaque bourbeux. (…)

Si, dans les régimes dictatoriaux, le début peut sembler aisé, c’est, en revanche, la tragédie qui en guette, inévitable, la fin. Et c’est le drame de cette fin qui nous tourmente, consciemment ou inconsciemment, comme dans les antiques chœurs d’Eschyle. Plus longtemps dure l’anomalie et plus le mal progresse.

Je suis un homme absolument sans aucune attache politique et je puis dire que je parle ici sans crainte ni passion. Je vois devant moi le gouffre où nous conduit l’oppression qui recouvre notre pays. Cette anomalie doit cesser, c’est un impératif national . »

Deux ans plus tard, le poète Odysséas Élytis (que le Nobel couronnera à son tour en 1979) refuse le grand prix de littérature qu’on lui décerne à Athènes et, en 1973, Gallimard publie Voix grecques. Poèmes, récits, essais de vingt-sept écrivains d’opposition, où l’on retrouve les signatures de Séféris, Tsirkas, Koumandaréas, Plaskovitis, Zannas, etc.

Enfin, l’opposition populaire se manifeste, comme en 1943 pour les funérailles de Palamas, lors de celles de Georgios Papandréou (2 novembre 1968). 500 000 Athéniens chantent l’hymne national, crient leur opposition à la dictature et au référendum sur la Constitution concoctée par la junte, réclament la démocratie, la liberté, le retour des militaires dans les casernes, tandis que Kanellopoulos, si longtemps adversaire du Vieux, prononce devant son cercueil un éloge funèbre qui traduit une large volonté d’union nationale face à la junte. Puis, en septembre 1971, les obsèques de Séféris se transforment à leur tour en manifestation contre le régime, la foule entonnant « Refus », un poème du défunt mis en musique par Théodorakis.

Pour autant, ce régime impose bel et bien son ordre au pays. Issu de ce qu’il nomme la « révolution du 21 avril », il se dote d’un emblème – le phénix renaissant de ses cendres devant lequel se profile la silhouette d’une sentinelle casquée, baïonnette au canon –, et d’un slogan « la Grèce des Grecs chrétiens » que Karamanlis considère comme l’expression d’une « conception médiévale d’un État théocratique », et qui inspire à Séféris l’un de ses derniers poèmes – « Stupidité » :

« Grèce… Feu ! des Grecs… Feu ! chrétiens… Feu ! Trois mots morts. Pourquoi les avez-vous tués ? »"

Les parole de "Refus" chanté ici par Bithikotsis :

« Dans la crique secrète/Blanche, comme une colombe,/Nous eûmes soif à l’heure de midi/Mais l’eau était saumâtre. Sur le sable blond,/Nous avons écrit son nom/Le vent du large s’est mis à souffler doucement/Et l’écriture s’est effacée. Avec quel cœur, quel souffle,/Quels désirs, quelle passion/ Nous avons abordé notre vie : erreur !/Et nous avons changé de vie. »

Traduction Denis Kohler, L’Aviron d’Ulysse, L’itinéraire poétique de Georges Séféris, Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 195 sq.

En juillet 1974, la junte s'effondre après son coup raté à Chypre contre l'archevêque président Makarios, surnommé "le Castro de Méditerranée" par les Américains qui voulaient s'en débarrasser. Makarios réchappe et l'ordre constitutionnel triomphera à Chypre. Mais d'accord avec les Américains, les Turcs débarquent à Chypre, imposent la partition de fait et procèdent au nettoyage ethnique de la zone occupée ; la Turquie et la Grèce sont au bord du conflit.

Karamanlis revient de son exil à Paris et est accueilli triomphalement à Athènes par la foule: il mettra en place la transition démocratique qui aboutira à la fondation de la IIIe République hellénique. Les exilés rentrent : à son arrivée à l'aéroport d'Athènes, Théodorakis est porté en triomphe par une foule en liesse.

Et les concerts de Théodorakis deviennent alors des symboles de la liberté d'expression retrouvée.

Théodorakis dans "La Grèce et les Balkans" (suite) :

"Entre-temps, Andréas Papandréou aura dû faire face à la tourmente du scandale Koskotas et de quelques autres, liés notamment à des pots-de-vin relatifs à l’achat d’avions de chasse français ou américains. L’affaire éclate en 1988, lorsque la Banque de Crète, dirigée par Koskotas, doit reconnaître un « trou » dépassant les 100 millions de dollars, après avoir rémunéré des dépôts d’organismes d’État en dessous des taux en vigueur, la différence servant à des spéculations et au financement du PASOK. Mais le scandale devient incontrôlable lorsque la presse révèle que le ministre, proche d’Andréas, à l’origine d’une loi qui a tenté de soustraire le banquier véreux aux investigations, a reçu de Koskotas deux millions de dollars sur un compte suisse !

Plusieurs ministres doivent démissionner et la modification du mode de scrutin supprimant la prime aux grands partis ne suffit pas à empêcher la défaite du PASOK lors des élections du 18 juin 1989 (cf. tableau supra). Elle empêche cependant l’opposition de droite d’obtenir la majorité absolue. La lutte électorale a été d’autant plus âpre que la ND est désormais dirigée par Konstantinos Mitsotakis, l’ancien « chef » des apostats qui ont participé à la chute du père d’Andréas en 1965. Quant au résultat, il place, comme en 1936, le KKE – ou plutôt les KKE alliés dans une Coalition de la gauche et du progrès (SYN) – en position d’arbitre. Or les communistes choisissent de s’allier à la droite dans un gouvernement dit de catharsis, chargé de faire le procès des turpitudes de l’État-PASOK. Quarante ans après la fin de la guerre civile, la SYN obtient quatre portefeuilles, dont l’Intérieur et la Justice, dans un cabinet dirigé par un ancien officier de marine, Tzannis Tzannétakis, qui s’est courageusement opposé aux Colonels. Andréas Papandréou est traduit devant un tribunal spécial dont les audiences sont télévisées ; il doit être hospitalisé durant le procès ; l’un de ses coaccusés et ancien ministre meurt dans le prétoire d’un arrêt cardiaque et, au terme de ce psychodrame qui se prolonge jusqu’en janvier 1992, l’ancien chef du gouvernement est acquitté… par 7 voix contre 6, alors que deux de ses anciens ministres sont condamnés.

Durant cette période agitée, deux nouvelles élections ont eu lieu. En novembre 1989 (cf. tableau supra), la droite ayant manqué la majorité absolue de trois sièges, ND, PASOK et SYN s’entendent pour former un gouvernement d’union nationale sous la direction de l’ancien gouverneur de la Banque de Grèce, Xénophon Zolotas, jusqu’aux élections d’avril 1990 qui permettent enfin à Mitsotakis de former le cabinet, dans lequel figure Mikis Théodorakis est ministre sans portefeuille (il démissionne en avril 1992), soutenu par 150 députés sur 300 (cf. tableau supra) et qui devra donc compter sur un élu dissident de droite et les deux représentants de la minorité musulmane de Thrace pour légiférer. Le 4 mai, la nouvelle Vouli* réélit Konstantinos Karamanlis, quatre-vingt-trois ans, pour un second mandat de président de la République au deuxième tour de scrutin et avec des voix du PASOK. Le retour à la présidence de celui que les Grecs surnomment désormais « o théos » (Dieu), et qui avait déclaré que la Grèce était en train de devenir un asile de fou lui confère définitivement la dimension de « père de la nation », en même temps qu’il symbolise la sortie de la plus grave crise que la IIIe République hellénique ait eu à surmonter jusqu’alors. Le fait que les institutions y aient résisté et que les communistes aient participé au gouvernement, sans que l’on n’ait à aucun moment parlé d’une intervention de l’armée montre à quel point, en quinze ans, la démocratie s’est affermie.

Le gouvernement sorti des urnes n’en reste pas moins fragile et la brutalité sociale de sa politique libérale le confronte rapidement à une contestation syndicale et à des grèves de grande ampleur. Quant à l’annonce de la libération des responsables de la dictature encore sous les verrous (décembre 1990), elle soulève un vaste mouvement d’indignation auquel se joint un président de la République… dont la cohabitation a été et sera plus harmonieuse avec le dirigiste Papandréou qu’elle ne l’est avec le « thatchérien » Mitsotakis. Pour autant, ce n’est pas la situation intérieure qui provoquera la chute de ce dernier à l’été 1993, mais l’onde de choc générée par l’indépendance de l’Ancienne république yougoslave de Macédoine."

Théodorakis dans "La Grèce et les Balkans" (suite et fin) :

"Aussi Manolis Glézos qui, le 30 avril 1941, a arraché la croix gammée de l’Acropole, et qui est, avec Mikis Théodorakis, l’une des figures de la résistance à la politique de la Troïka, a-t-il pris la tête d’un mouvement fort populaire qui réclame à Berlin le montant des réparations établi par la conférence interalliée consacrée à ce sujet en novembre-décembre 1945, ainsi que le remboursement de l’emprunt forcé contracté par la Banque de Grèce pour couvrir les frais d’occupation et l’approvisionnement de l’Afrikakorps (non pris en compte par les accords de Londres), le tout affecté d’un taux d’intérêt annuel fort modéré de 3 %. Plusieurs responsables grecs évoqueront la question, dont le vice-Premier ministre Pangalos et, en décembre 2010, le secrétaire d’État aux Finances estime le total à 162 milliards d’euros (575 milliards pour l’économiste Jacques Delpla !) alors que la dette grecque s’élevait à 220 milliards en 2006 et 350 à la fin 2011. "