Oui, il faut lire Pêcheurs d'éponges. Kalym,nos1900, Saint-Pétersbourg 1917, de Yannis D. Yérakis, traduit du grec par Spiro Ampélas, avec un avant-propos de Daniel Faget, paru aux aux éditions Cambourakis en 2020 (16 euros).

De notre balcon, à Nisyros, nous voyons par beau temps, au-delà de Kos, les sommets de Kalymnos. Nisyros est une terre volcanique. Kalymnos est rocailleuse, à l’exception de la vallée qui se termine à Vathi, le village que baignent les eaux d’une profonde et étroite calanque. Comme dans toutes les îles, à Nisyros il y avait des marins, mais les Nisyriotes pouvaient vivre de la terre : oliviers, figuiers, vignes, céréales : tout pousse ! Pour les Kalymniotes, il fallait bien souvent partir à l’aventure.

Et l’aventure, comme dans d’autres îles du Dodécanèse à la nature aussi ingrate – Halki, Symi, Kastellorizo –, a longtemps eu pour nom « pêche à l’éponge ».

La première fois où, dans une fête, à Nisyros, j’ai vu la danse des pêcheurs d’éponges de Kalymnos, je n’ai pas compris ce que je voyais. Cette danse s’exécute avec une canne et elle mime ce qui fut la tragédie de tant de Kalymniotes : l’accident de décompression qui tua tant de pêcheurs, et en rendit plus encore invalides – sans système de secours ni d’indemnisation pour les victimes ou leurs familles – jusqu’à ce que le principe des paliers de décompression, que la Royal Navy appliqua à la fin de la première décennie du XXe siècle, s’imposât à ces forçats de la mer. Mais, pour les plongeurs, perdre du temps c’était perdre quelques éponges de plus et donc du pain pour leurs enfants. Et, pour les capitaines de bateau, c’était ralentir la rotation des hommes au fond et risquer, si la collecte n’était pas suffisante, de ne pouvoir rembourser les emprunts contractés afin de financer la campagne de pêche et de verser les avances aux pêcheurs.

Yannis D. Yérakis fut un de ces pêcheurs et il faut remercier Spiro Ampélas d’avoir traduit le cahier laissé par cet oncle qui voulait témoigner à l’usage de ceux qui, un jour, écriraient l’histoire de cette aventure et de ses héros. Il faut aussi remercier de son passionnant avant-propos, qui nous permet d’apprécier ce témoignage à son prix en le replaçant dans son contexte, Daniel Faget, historien du milieu marin, de ses représentations et des hommes – marins ou pêcheurs – qui y vivent pour en vivre, et qui parfois y meurent.

La période charnière dans laquelle se déploie le récit de Yérakis est celle des premières années du XXe siècle. Le Dodécanèse est encore ottoman et le scaphandre a fait son apparition dans la région durant le dernier tiers du siècle précédent. Ces « machines », comme les appellent alors les pêcheurs kalymniotes, permettent de plonger plus profond. Mais elles sont une concurrence terrible pour les pêcheurs nus traditionnels qui travaillent en apnée, une pierre attachée à la taille. Car les machines transforment la pêche artisanale en activité capitalistique : c’est celui qui a le capital pour posséder la machine qui a le pouvoir sur les pêcheurs dont il loue la force de travail. Les hommes descendent plus profond et travaillent plus longtemps, mais ils épuisent les fonds et doivent aller chercher les éponges toujours plus loin de leur île – sur les côtes de Crète, de Libye, d’Égypte, de Chypre. Et puis la machine tue et fabrique des infirmes – sans qu’on comprenne pourquoi l’un était touché, l’autre pas, ou pas cette fois.

La lutte d’une partie des pêcheurs contre ces machines a abouti en 1902 à leur interdiction : la campagne de pêche de 1903 que raconte Yérakis, alors apprenti plongeur, commence dans une atmosphère d’optimisme. Elle l’emmènera jusque sur le rivage de Syrte. Mais elle sera tragique ; car les plongeurs ne sont pas guettés que par les accidents de décompression. Cette année-là, plusieurs seront victimes d’attaques de requins.

Yannis Yérakis nous fait vivre le quotidien de ces pêcheurs – l’initiation de l’apprenti dont les oreilles saignent à la première plongée, les rites religieux, les querelles, les rapports entre capitaines de bateau et plongeurs, le lien ténu maintenu avec Kalymnos par le bateau qui fait des allers et retours entre l’île et la flottille de caïques de toutes tailles partis ensemble pour la saison, la terrible tempête qui se déchaîne sur la route du retour…

Mais l’intérêt de ce livre tient aussi à un autre volet de la vie kalymniote – et que, pour ma part, j’ignorais totalement. Car la misère conduisit nombre de parents à confier leurs enfants – comme ce fut le cas du jeune Yannis avant qu’il ne s’embarque –, contre une somme modique, à des compatriotes sans beaucoup de scrupules qui les convoyaient jusqu’en… Russie tsariste, afin de les faire travailler, tels de petits esclaves, dans des usines de pantoufles.

Oui, vraiment, ce témoignage mérite d’être lu !

Quant à la pêche à l’éponge de ces Kalymniotes qui, aujourd’hui encore, ont la réputation d’être des têtes brûlées, elle m’a inspiré il y a quelques années une nouvelle, publiée dans une anthologie consacrée au tatouage (Tatouages, une histoire et des histoires, Les Belles Lettres, 2005) : ce livre étant aujourd’hui indisponible, je vous livre ce texte – comme un hommage à Yannis D. Yérakis et à tous les pêcheurs d’éponges.

Les enfants de février

« Il faut donc que je meure puisque je n’ai pas su secourir le compagnon qu’on vient de me tuer ! Il est mort loin de sa patrie et (…) moi je ne retournerai jamais dans la mienne puisque Patrocle je n’ai pu le sauver. »

Homère, Iliade, XVIII

« Nous sommes pardonnés, quoi que nous fassions, avant qu’on nous pardonne. »

Nikos Kavvadias, Le Quart

Nikos et Stavros étaient nés dans deux maisons voisines de Vathi, un jour de février, clair et ensoleillé ; un jour où l’air est limpide, presque tiède, où la lumière inonde les vergers qui sertissent le village, ruisselle sur le feuillage ciré des citronniers et des mandariniers, sur les oranges et les pamplemousses qui enguirlandent les arbres en cette saison. Un jour de février qui ressemble tant au printemps qu’un proverbe du Dodécanèse recommande de ne pas s’y laisser prendre et de garder son bois en prévision des bourrasques de mars.

Ce jour-là, Dimitris avait le premier fait chercher la sage-femme à Pothia, la capitale de l’île, dès que Koula, sa chère épouse, était entrée dans les douleurs. Mais une heure après son arrivée, Kostas avait fait irruption chez son voisin en hurlant que la matrone devait immédiatement se rendre au chevet de sa tendre Despina. Elle aussi allait mettre au monde son premier enfant et, bien qu’elle fût plus courageuse que la plus dure des mules, elle avait commencé à gémir d’une façon qui avait jeté ce trompe-la-mort de Kostas dans une terreur aussi sacrée que celle dont ce casse-cou de Dimitris était la proie depuis que Koula avait poussé sa première plainte.

Les deux futurs pères, qui étaient les meilleurs amis du monde et pêchaient l’éponge ensemble depuis toujours, avaient failli en venir aux mains. Jusqu’à ce que l’accoucheuse leur imposât silence et leur ordonnât, d’une voix qui excluait toute objection, d’aller chercher Despina et de la coucher à côté de Koula.

À cette époque, à Kalymnos, il y avait les enfants du départ et ceux du retour, ceux de février et ceux d’août. Stavros et Nikos appartenaient à la première catégorie, fils de la fébrilité du grand appareillage de mai, lorsque tant d’hommes quittaient l’île, sur une nuée de caïques, en direction des côtes africaines où les éponges sont plus belles et plus nombreuses. Durant les nuits qui précédaient, les maisons de Kalymnos avaient bien du mal à étouffer les soupirs de ceux que l’amour presse de s’étreindre plus fort avant de se séparer ; l’amour et l’instinct de l’espèce – d’autant plus impérieux que, pendant six mois, les épouses de pêcheurs seraient toutes des veuves en sursis.

Le caractère des enfants de février se ressentait forcément de la tension dans laquelle on les avait conçus. La semence dont ils naissaient avait jailli après un coup de rein dont chaque pêcheur savait qu’il pouvait être le dernier, et les enfants de février apprenaient, dès le ventre de leur mère, que la vie est éminemment précaire. Ils venaient au monde lorsque leur père était rentré – parfois invalide. Ou lorsqu’il était mort. Signes de victoire ou chargés d’une revanche. Les enfants de février étaient plus entiers, plus intransigeants, plus téméraires, plus avides de sensations et plus dépensiers, des têtes brûlées – des pêcheurs d’éponge dans l’âme.

Les enfants d’août, au contraire, étaient ceux du soulagement, des nuits d’ivresse qui suivaient le retour de novembre. Mais ils naissaient dans une île de nouveau désertée par les hommes ; dans un monde de femmes, de paralytiques et de vieillards, dominé de nouveau par l’angoisse. Les enfants d’août étaient réputés prudents, voire pusillanimes, économes de leurs sous comme de leurs émotions – jamais, ils ne seraient des seigneurs. Quant aux Kalymniotes qui voyaient le jour entre mars et juillet, soit ils étaient les infortunés enfants de pères (paysans, commerçants, fonctionnaires…) qui, restés dans l’île en mai, ne pouvaient être considérés tout à fait comme des hommes, soit ils étaient des bâtards, la pire punition que Dieu puisse infliger à un pêcheur d’éponges de Kalymnos – pire que la mort et même que la paralysie.

Koula avait été la première à entrer dans les douleurs, mais aussi la plus longue à en être libérée. Des deux garçons de février et à cinq minutes près, Nikos était « l’aîné ». Conçus la même nuit et nés dans le même lit, ils se connaissaient dès avant leur naissance. Leurs mères se voyaient chaque jour ; leurs pères partageaient les mêmes dangers ; Nikos et Stavros avaient été baptisés le même dimanche, et les parents de l’un étaient aussi les parrain et marraine de l’autre.

Tous les deux premiers-nés et seuls enfants mâles d’une maisonnée dont ils devenaient les seuls « hommes » pendant six mois, Nikos et Stavros avaient grandi au milieu d’un bataillon de femmes, mère, grands-mères, tantes et sœurs, pour qui ils étaient à la fois un talisman contre les dangers menaçant chaque seconde les absents, et une icône à travers laquelle les morts continuaient malgré tout d’être là – des femmes toutes-puissantes parce que la tradition du Dodécanèse les établissait héritières des maisons et que la nécessité les contraignait à répudier toute faiblesse, mais qui vouaient à ces deux fils uniques une totale dévotion et leur abdiquaient d’avance même ce qu’ils ne pensaient pas à demander.

Enfants, ils avaient partagé les mêmes jeux ; écoliers, ils étaient toujours assis côte à côte sur le même banc ; adolescents, ils avaient écrit ensemble les mêmes slogans patriotiques contre les Italiens qui occupaient leur île depuis 1912 ; jeunes mâles, ils avaient toussé autant l’un que l’autre, après que l’un eut passé à l’autre la première cigarette, et c’est le même soir, dans un coin sombre de la même rue, qu’ils avaient embrassé leur première fille.

Aucun des deux n’avait jamais imaginé faire un autre métier que celui de son père et, dès l’âge de dix ans, ils avaient tous les deux commencé à plonger sérieusement. Sous la surveillance des hommes et à leur grande fierté ; à la terreur redoublée des femmes, mais sans qu’aucune d’elles songeât seulement à protester. Mieux valait trembler que mourir de honte – ce qui serait advenu si Nikos et Stavros, des enfants de février, avaient renoncé (par peur, pour quelle autre raison se ferait-on gargotier, berger ou gratte-papier ?) à devenir des seigneurs.

Pourtant, les deux garçons avaient dû se montrer patients avant d’embarquer. Durant la guerre, les capitaines kalymniotes avaient bien continué à naviguer, mais pour transporter d’autres denrées que les éponges dont ni la Résistance grecque ni l’Intelligence Service n’avaient un très urgent besoin. Et en 1943, après que la garnison italienne (qui n’avait jamais fait montre ni d’un zèle belliqueux excessif ni d’une curiosité exagérée) avait mis la crosse en l’air, les Kalymniotes avaient envoyé la plupart de leurs caïques par le fond dès que s’était annoncée une relève teutonne qu’on pressentait – allez savoir pourquoi ? – moins accommodante.

Puis les Anglais, et la paix, étaient arrivés. Avec la certitude que le rattachement à la mère patrie grecque n’était plus qu’une question de mois : en mai 46, la flottille avait levé l’ancre presque dans l’allégresse. Sauf pour Stavros et Nikos : le commerce de l’éponge redémarrait à peine, les caïques n’étaient pas encore tous reconstruits ; parmi les meilleurs pêcheurs, Dimitris et Kostas avaient trouvé de l’embauche, mais pas leurs fils. En attendant la prochaine campagne, ils devaient s’entraîner, être capables de faire leurs preuves dès que l’occasion se présenterait.

En attendant, cet été-là, à bord de la Despina, la grosse barque de Kostas, ils ramaient chaque jour de Vathy jusqu’à l’embouchure du long fjord étroit et coudé au fond duquel est lové le village, puis ils gagnaient le large. Tous deux plus grands que la moyenne des garçons de leur âge, bien bâtis (les femmes s’étaient restreintes pour qu’ils souffrent le moins possible des privations), agiles et musclés, noirs de crin et la peau dorée – mais pas encore tannée –, ils ressemblaient à de jeunes dieux ou à de jeunes sauvages. À moins qu’il ne se fût agi de jeunes dieux sauvages.

Et chaque jour, durant plusieurs heures, ils plongeaient. À tour de rôle. Comme on plongeait à Kalymnos avant l’invention du scaphandre. Nus. Avec une gueuse d’une quinzaine de kilos pour descendre plus vite et rester au fond ; une gueuse de marbre, plate et trouée, la skandalopetra, reliée au bateau par une corde. Ils plongeaient nus et en apnée. Avec un trident à la main pour détacher les éponges et, autour du cou, le filet où ils emprisonneraient les bestioles. Après quelques semaines d’entraînement intensif, les deux garçons descendaient à plus de quarante mètres et restaient presque cinq minutes sous l’eau – Nikos toujours quelques secondes de plus.

– Nikos ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

Les deux garçons souquaient ferme lorsque « l’aîné » s’était écroulé de son banc. Quant à la question de Stavros, elle était toute rhétorique. Car en voyant Nikos gratter frénétiquement son avant-bras droit, en le voyant secoué de spasmes et pris de vomissements, Stavros n’avait eu ni doute ni hésitation : son ami était à coup sûr victime de l’actinie.

À terre, le médecin avait confirmé le diagnostic et réservé son pronostic. Il avait ordonné la pose de ventouses sur la zone infectée – seul remède, quasi symbolique, contre les effets du poison violent de cette anémone parasite de l’éponge. Un poison tellement violent que les pêcheurs font sécher les actinies, avant de les réduire en poudre et de les mêler à la nourriture du chat d’une voisine importune… ou à celle de l’épouse infidèle. Nikos délirait, persuadé que son bras rétrécissait, qu’il se détachait de son corps. Puis un abcès était apparu, bientôt transformé en plaie purulente autour de laquelle les chairs noircissaient et tombaient pour de bon.

Le calvaire de Nikos avait duré quatre mois. Quatre mois durant lesquels, chaque fois qu’il entrouvrait les yeux, Nikos voyait Stavros à son chevet. Quatre mois durant lesquels Despina, la mère, avait dû accepter de jouer les utilités, parce que Stavros ne lui avait pas laissé d’autre choix. Durant lesquels, sans un mot, Stavros avait chaque seconde exhorté son ami à se battre et à guérir, l’avait engueulé du regard dès qu’il le sentait lâcher prise. C’est lui qui avait porté aux lèvres de Nikos les premières cuillers de potage, qui l’avait soutenu dans ses premiers pas ; lui qui avait été récompensé de tout par son premier sourire.

Stavros en avait été certain tout au long de l’épreuve : s’ils y étaient fidèles, leur amitié serait toujours plus forte que la mort. La plaie avait fini par se refermer en ne laissant qu’une cicatrice noire à la forme de poulpe. Mais un poulpe doté de quatre tentacules au lieu de huit.

L’année suivante, Stavros et Nikos s’étaient embarqués comme aides. Et lorsque Nikos s’était rendu compte que les bulles du scaphandrier qu’il était chargé de surveiller depuis le bord devenaient anormalement rares, les deux amis avaient plongé en apnée et dégagé en moins de deux le tuyau d’air – la ligne de vie – qui s’était coincé entre deux rochers. Ils étaient remontés en triomphateurs, et le pêcheur à qui ils avaient évité l’asphyxie avait obtenu sans effort du capitaine la promesse qu’il les embaucherait comme plongeurs à part entière dès leur retour du service militaire. Un service que, par un inexplicable coup de chance, Nikos et Stavros avaient fait sur le même torpilleur hors d’âge.

C’est lors de leur première bordée au Pirée, après s’être dûment enivrés dans un bouge de Drapetsona et après s’être succédé, au bordel voisin, dans les bras de la même putain – Stavros après Nikos, droit d’aînesse oblige –, qu’ils avaient décidé, au petit matin, d’aller se faire tatouer.

– Voilà le modèle, avait dit Nikos au tatoueur en montrant son avant-bras droit. Puis Stavros avait tendu son avant-bras gauche pour que le type y grave l’exacte copie du poulpe aux quatre tentacules tatoué par l’actinie. Avant que l’homme de l’art n’ajoute les mêmes mots, en arc de cercle, au-dessus du poulpe-tatouage et du poulpe-cicatrice : « philia i thanatos » (l’amitié ou la mort).

En 1955, les deux garçons sont dans la force de l’âge. L’éponge synthétique fait déjà des ravages, mais la flottille de Kalymnos reste imposante avec ses caïques garde-manger, ses caïques entrepôts puants où les éponges subissent leur premier apprêt, et ses caïques équipés de compresseurs à grandes roues que les aides tournent indéfiniment pour alimenter en air les scaphandriers.

En 1955, Nikos et Stavros ne sont plus tout à fait des condamnés en puissance : ils savent que le destin n’était pas le seul responsable du mal qui, jadis, tuait ou transformait en invalides jusqu’à la moitié des pêcheurs. Ils ont appris qu’au fond, à cause de la pression, l’azote de l’air se dissout dans le sang et qu’il se transforme en bulles mortifères si la pression diminue trop rapidement, qu’il menace le pêcheur d’embolie si celui-ci remonte trop vite.

Mais les tables de décompression ont été faites pour des types de la marine française ou britannique, des types qui plongent une fois par jour ; pas pour Nikos et Stavros qui descendent et remontent de l’aube au crépuscule, tous les jours de la semaine pendant six mois, chaque fois que leur filet est plein d’éponges. Elles n’ont pas été faites, ces tables, pour des types dont les négociants payent cher le travail et temps. Trop cher pour les négociants qui, face à la concurrence des éponges synthétiques, se disent étranglés par la récente loi interdisant aux plongeurs de travailler le dimanche, des négociants qui ont prévenu : les pêcheurs finiront par perdre leur gagne-pain s’ils gaspillent ce temps qui, plus que tout autre, est de l’argent.

Alors, comme les autres, Nikos et Stavros respectent plus ou moins les paliers – à cause du temps qui est de l’argent et puis aussi parce qu’ils sont convaincus d’être invulnérables tant qu’ils défient ensemble le sort et la raison, que leur bonne étoile les protège davantage que des tables remplies de chiffres. Il ne faut jamais oublier que Nikos et Stavros sont des enfants de février !

L’année prochaine, ce sera sans doute un peu différent : ils auront charge d’âme. Ils se sont fiancés avant le départ ; à deux sœurs bien sûr – deux jumelles, Sophia et Irini, qui doivent leurs prénoms à deux cadeaux de Dieu : la Sagesse et la Paix. Deux jumelles qu’ils épouseront au retour. Si Dieu le veut.

Chaque semaine, depuis le début de la campagne, Nikos et Stavros se sont dit qu’ils plongeaient pour acheter une chose en particulier : cette semaine-ci une aune de damas à fils d’or pour ajouter la même ceinture à leur costume de noces, cette semaine-là un bracelet d’argent pour Sophia ; cette semaine-ci une paire de bottes du cuir le plus souple, cette semaine-là le chapeau d’une modiste française d’Alexandrie pour Irini : c’est une question d’honneur, pour un pêcheur de Kalymnos, de se montrer prodigue.

La dernière semaine de septembre, Nikos et Stavros décident qu’ils plongeront pour le vin de Chypre qui réjouira l’âme des convives du banquet de leur mariage. Ce banquet où ils trôneront côte à côte, avant-bras droit contre avant-bras gauche, poulpe contre poulpe, chacun flanqué de son épouse, chacun témoin du mariage de l’autre. Un repas de noces qui, pour des enfants de février, ne peut qu’être un festin de légende. Alors, durant cette semaine-là, ils n’arrêtent pas de descendre et de remonter, s’encouragent mutuellement, se défient… Sans se soucier des tables ni des paliers, certains que leur étoile et leur amitié les protègent, que Dieu veille sur eux puisque c’est pour s’unir dignement devant Lui qu’ils plongent avec cette fureur sacrée.

Le capitaine est content, il le dira au négociant : ces deux-là n’ont pas gaspillé leur temps – ce temps qui lui coûte tant d’argent.

Aussi, lorsque Nikos et Stavros sortent de l’eau, ce dernier samedi de septembre, alors que le soleil s’est déjà couché, ont-ils du mal à tenir debout pendant que les aides dévissent les écrous de leurs deux cloches et rendent les deux forçats du fond à l’air libre, pendant qu’ils leur ôtent les chaussures à semelles de plomb. Et dès que les écuyers ont dépouillé les chevaliers de leurs deux peaux de bouc en vieux caoutchouc, Nikos et Stavros se laissent tomber sur le pont, l’un à côté de l’autre – un poulpe à quatre tentacules contre l’autre. Ils n’ont plus de force pour rien ; juste pour échanger un sourire. Ils sont fiers l’un de l’autre : il y aura du vin de Chypre en suffisance à leur mariage. Ils n’ont même plus de force pour saisir les cigarettes de haschich que les aides leur ont roulées et allumées – tradition oblige.

Les aides les leur placent entre les lèvres ; c’est extraordinaire après une journée de travail sans boire ni manger – ça aussi c’est la tradition ; après une journée au fond, l’effet de la drogue est multiplié par cent. Ils tirent chacun deux bouffées, ils planent – dans un état d’hébétude et de bien-être indicible. Avec, en même temps, un pincement au cœur : si Dieu…, si leur étoile…, si leur amitié… Les aides leur retirent les cigarettes, approchent le nez de leurs deux bouches, respirent leurs deux haleines : c’est la seconde où le verdict va tomber.

L’aide de Stavros fait la grimace ; il recule. Son visage trahit soudain la terreur et l’incrédulité. Stavros a compris, mais il ne réagit pas ; il est trop harassé. Malgré la fatigue qui l’accable, malgré les vapeurs du haschich qui lui embrument l’esprit, Nikos bondit sur son ami, aspire goulûment son haleine fétide qui prouve que le sang de Stavros est pourri d’azote…

– Non !!! Non !!! Stavros, non !!!

Il le secoue par les épaules, mais l’autre ne réagit pas. Il a les yeux fixés sur le poulpe de l’avant-bras de Nikos.

Alors commence la course folle dans laquelle Nikos va jeter toutes ses forces, et dans laquelle Stavros semble déjà un poids… mort.

Nikos lui fait avaler trois cachets d’aspirine et se met à frictionner le corps de son ami avec de l’huile d’olive. Il le frictionne comme un fou. Que faire d’autre ? Ce sont les seuls remèdes disponibles, ici, en mer, au large de la côte libyenne, loin de tout – comme la ventouse contre le venin de l’actinie. Nikos frictionne et il prie. Il espère aussi, comme un fou, que l’haleine de Stavros a menti. Il frictionne son ami jusqu’à l’épuisement, puis il ordonne à son aide de prendre le relais, en menaçant de l’étrangler sans pitié s’il faiblit.

Nikos ne veut pas dormir ; il veut surveiller son aide. Mais deux heures plus tard, c’est ce dernier qui lui secoue l’épaule. La mer s’est couverte d’écailles de nacre qui scintillent sous la pleine lune et le corps de Stavros tremble comme une feuille. Nikos ne prie plus. Il maudit Dieu et il engueule Stavros. Il lui reproche de se laisser aller, de ne pas se révolter, de trahir leur amitié. Puis il recommence à le frictionner. Jusqu’au matin. Jusqu’à ce que deux larmes tombent des yeux de Stavros. Juste avant son premier hurlement.

Le martyre de Stavros a commencé. La douleur lui transperce les membres. Elle semble venir du cœur de ses os, de la moelle. Elle est terrible. Elle l’attaque aux genoux, aux coudes, aux épaules, aux chevilles ; et Nikos ne peut que le frictionner. Stavros a l’impression de suffoquer aussi. Bientôt, il ne peut même plus crier sa douleur. Il n’a plus assez d’air dans les poumons ; et Nikos le frictionne, sans faiblir –-– mais sans résultat. Les lèvres de Stavros bleuissent. De petits œdèmes apparaissent sur sa peau ; et Nikos le frictionne toujours. Enfin, par bonheur, la douleur s’évanouit dans la première syncope ; mais Nikos ne cesse pas pour autant de le frictionner.

Nikos est prêt à tout mais, dès à présent, il sait qu’il y a une chose qu’il ne supportera pas, c’est d’abandonner le cadavre de Stavros sur cet îlot égyptien de Karavonolissi où les pêcheurs d’éponges ont enterré tant des leurs depuis des décennies. Il mourra plutôt que d’assister à ça.

Au lever du soleil, il exige du patron qu’il les débarque tous les deux sur la plage la plus proche avec des vivres et de l’eau. Si la friction et l’aspirine n’ont pas produit d’effet, tout ce qui reste à faire c’est d’enterrer Stavros pendant qu’il est encore vivant, en plein soleil, dans le sable brûlant, avec l’espoir que la chaleur finira par dissoudre les bulles d’azote. Mais à l’instant de débarquer, la main de Stavros serre l’avant-bras de Nikos, juste à l’endroit du poulpe. Elle se crispe plus qu’elle ne serre. Puis elle se relâche : Stavros a de nouveau perdu connaissance.

Mais, cette fois, il ne revient pas à la conscience. Nikos demande au capitaine de mettre à la voile. Une heure plus tard, il débarque. Seul. Il court à perdre haleine pendant cinq kilomètres. Vers l’intérieur, jusqu’au village où il sait que les Italiens ont laissé derrière eux un vieux dispensaire. Le vague infirmier qu’il y trouve ne parle que trois mots d’italien. Nikos doit le menacer pour qu’il accepte de le suivre. Mais il refuse de courir ; il n’est pas content. À bord, il sort de sa trousse un vieux stéthoscope dont un des flexibles en caoutchouc est crevé à deux endroits. L’air grave, il fait semblant d’ausculter Stavros dont le corps est inerte et le souffle à peine perceptible. Il soulève une de ses paupières puis la laisse retomber sur un œil révulsé. Il prend longuement son pouls qui bat sur un rythme parfaitement aléatoire. Voilà, il a terminé. De la morphine ? il y a longtemps qu’il n’en a plus, et puis de toute façon ce serait gâcher ; Stavros ne souffrira plus. Le Libyen lève les yeux vers Nikos, puis il lâche un seul mot : « finito ».

Nikos n’y croit pas, Nikos ne peut pas y croire ; toute la journée, et toute la nuit qui suit, il guette le moindre signe de vie chez Stavros. Mais il n’en décèle aucun. Il ne lui tient pas la main, il lui tient l’avant-bras, de sa poigne solidement refermée sur le poulpe à quatre tentacules – comme si, par là, il pouvait lui insuffler un peu de son énergie. Et il lui parle : il lui demande pardon de n’avoir pas su le protéger, de ne pouvoir lui donner la force que Stavros, naguère, a su lui communiquer pour vaincre le poison. Il lui demande pardon pour sa lâcheté : il est sûr de n’avoir pas le courage de vivre sans lui ; il n’est pas sûr d’avoir le courage de renoncer à la vie ; il est sûr de ne pas avoir le courage de l’accompagner jusqu’à Karavonolissi ; il le supplie de l’absoudre, de l’autoriser à ne pas l’accompagner jusqu’à Karavonolissi.

Prend-il son désir pour la réalité ? rêve-t-il ? entend-il vraiment Stavros sorti de son coma juste pour lui répondre ? ou s’agit-il d’une illusion née de l’épuisement ? Nikos se le demandera jusqu’à sa mort mais à peine sa tête vient-elle de tomber sur sa poitrine, tandis que, sur la mer d’un calme absolu, les ténèbres commencent à prendre une couleur gris fer du côté de l’est, il sursaute…

– Va-t’en !

Dans sa main, en même temps, il en est sûr, le poulpe à quatre tentacules a frémi. Lorsque le jour se lève, sa décision est prise et son baluchon est prêt. Le capitaine comprend ; il lui donne l’argent qu’il peut. Nikos lui fait promettre de remettre le reste de sa paye à ses parents. Il jette un dernier coup d’œil en arrière après avoir sauté à terre. Il espère que le miracle va s’accomplir, que Stavros va se lever pour le rappeler, qu’au dernier moment le capitaine va lui gueuler du bord que Stavros est ressuscité. Mais rien ne se passe : pour la première fois depuis sa naissance, Nikos est seul au monde.

Durant tout le trajet, dans de vieux bus brinquebalants, jusqu’à la frontière égyptienne puis jusqu’à Alexandrie, les yeux de Nikos ne quittent pas le poulpe de son avant-bras droit. Et durant les semaines qui suivent, il pense souvent qu’il pourrait retourner à Kalymnos. Si Stavros n’était pas mort ? S’il se réveillait de son coma ? Mais à chaque fois, ses yeux se posent sur le poulpe : Stavros ne lui aurait jamais dit de s’en aller s’il y avait eu la moindre chance. Alors ?! comment lui, un enfant de février, pourrait-il rentrer dans sa patrie à présent ? Comment pourrait-il épouser Irini et trouver la Paix à son côté ? Comment pourrait-il soutenir le regard de Sophia et celui des parents de Stavros ? Comment le pourrait-il alors qu’il est responsable de l’accident de son ami que, tout au long de cette semaine, il a entraîné dans cette course à l’abîme ? alors qu’il n’a pas su donner à Stavros la force de survivre ? Comment le pourrait-il alors que son amitié n’a pas été plus forte que la mort ?

Nikos écrit quatre lettres, une à Irini pour lui rendre sa liberté et une à Sophia pour lui demander pardon de n’avoir pas su lui ramener vivant un époux ; une aux parents de Stavros pour leur dire que s’il n’a pas pu empêcher la mort de leur fils c’est qu’il en est coupable, et la dernière à ses propres parents pour qu’ils fassent eux aussi leur deuil : si Stavros a pu périr cela signifie que Nikos n’est plus en vie ou bien qu’il est indigne de l’être – ce qui revient au même.

Pendant cinquante ans, Nikos s’est tenu éloigné de Kalymnos. Il s’est d’abord fait adopter par les îliens de Kassos qui pilotent les bateaux sur le canal de Suez, puis il a bourlingué sur toutes les mers du globe – mais en s’assurant toujours, avant de s’embaucher sur un cargo, qu’il n’y avait pas de Kalymniote dans l’équipage. Et puis un jour, à Bassorah, sur le conseil du radio qui était devenu son ami, il a acheté un tapis qu’il a revendu à l’escale suivante, à Sydney. Cinq ans plus tard, tous les amateurs de tapis anciens de la planète connaissaient son nom.

Dès qu’il a pu, il a envoyé de l’argent au fonds d’entraide des pêcheurs, à l’intention de ses parents et de ceux de Stavros, de ses sœurs, de tous les invalides, mais sans laisser à quiconque la moindre chance de le localiser. Aujourd’hui il est riche, et toujours célibataire. Il y a vingt ans qu’il s’est installé à Canberra et il va souvent en Floride, mais il n’a jamais mis un pied ni à Darwin ni à Tarpon Springs – ces deux colonies de Kalymniotes. Il n’a jamais replongé non plus ; ni retouché une éponge – même pas une éponge synthétique.

Car cinquante ans plus tard, chaque fois que l’enfant de février privé de son jumeau regarde son avant-bras droit, il sent encore ses yeux s’embuer. Des yeux qui y voient de moins en moins. Et qui, malgré tout, malgré l’entêtement de l’enfant de février, voudraient bien revoir Kalymnos – une seule fois, avant de ne plus rien voir du tout.

Miss Lynda, l’infirmière australienne qu’il a prise à son service a été ravie de l’aubaine. Elle n’était jamais allée en Grèce. Depuis qu’il l’a informée de sa décision, elle est d’une humeur de pinson. Ils ont débarqué tout à l’heure à Pothia et elle vient de laisser Nikos à une terrasse, assis devant un café frappé. Elle avait un urgent besoin de lime à ongles. Ah ! les femmes… Nikos ne regrette rien, sinon peut-être de n’avoir pas su quand ses parents sont morts, de ne les avoir pas embrassés une dernière fois. Mais depuis qu’il a débarqué, il sent que la plaie jamais complètement cicatrisée s’est remise à saigner. Il n’a même pas la curiosité de chercher des points de repère sur le port. Il fixe son avant-bras droit, le poulpe et les mots qu’il sait mensongers depuis cinquante ans. Il sent des larmes couler sur ses joues.

– Mister Nikos, vous ne me croirez jamais ! l’interpelle miss Lynda, avec sa voix flûtée de pinson de quarante-neuf ans. Elle a l’âge de la fille qu’il aurait pu avoir d’Irini.

Il essuie ses larmes du revers de sa main et demande gentiment à sa nounou ce qu’il ne croira pas.

– À côté de la pharmacie, il y a une boutique où l’on vend des éponges et qui fait aussi club de plongée sous-marine…

Le corps de Nikos se couvre de chair de poule ; il est sur le point de lui demander de se taire. Pourtant, quelque chose l’en dissuade.

– Je ne vois pas ce qu’il y a de très étonnant, miss, lui dit-il d’une voix qui chevrote un peu, comme celle de quelqu’un qui vient de recevoir un coup et tente de retenir un sanglot avant d’encaisser le suivant.

– L’étonnant, mister Nikos ?! c’est que l’enseigne du magasin porte le même dessin que celui que vous avez là. Et même si je ne connais pas le grec, je me suis immédiatement rendu compte qu’autour il y a les mêmes mots…

Nikos blêmit.

– Le magasin s’appelle « Chez Nikos et Stavros » et, devant, un vieux monsieur paralysé des deux jambes est assis dans un fauteuil roulant. J’ai tout de suite vu qu’il avait aussi le même dessin et les mêmes lettres au même endroit que vous. Mais sur l’autre bras…

– C’est impossible.

– Je lui ai dit que c’était drôle…

– Drôle, répéta Nikos avec une voix d’outre-tombe.

– Que j’accompagnais un monsieur d’Australie qui…

– Et qu’est-ce qu’il vous a répondu ?

– « Enfin ! » Puis il a ajouté qu’il vous attendait depuis cinquante ans, que vous aviez assez perdu de temps comme ça, et que vous pourriez vous dépêcher un peu.

– C’est tout ?

– Non, il m’a recommandé aussi de vous dire qu’il avait appelé son fils Nikos et que, même si vous vous étiez mis le contraire dans votre sale caboche d’enfant de février, il ne vous avait rien pardonné parce que vous n’avez jamais rien eu à vous faire pardonner. Sinon de n’avoir pas cru que votre amitié serait toujours plus forte que la mort.