Merci une nouvelle fois à Alexia Kefalas qui m'a demandé cette tribune parue hier dans ''Ta Néa'' (les grincheux vous diront que le patron, gnagnagna gnagnagna, et celui de Libé, ceux du Monde ???) sur le mouvement des Gilets jaunes. Je vous mets la Une ... et le texte en français : le bandeau rouge où apparaît ma binette est intitulé "Les gilets de la colère".

"Pourquoi un écrivain et historien comme moi, qui vit entre Paris et le Dodécanèse, sans voiture depuis 25 ans, qui appartient à cette partie de la population qui ne se sent pas menacée de déclassement, a-t-il soutenu dès l’origine et manifeste-t-il avec les Gilets jaunes ? Par solidarité bien sûr, parce qu’il n’est pas nécessaire d’être paupérisé pour comprendre que, au stade terminal – comme on parle du cancer –, la paupérisation à l’œuvre menace l’existence même de la démocratie. Mais surtout par réflexion. Comme tout mouvement social – comme celui qui, en 2012, a secoué la Grèce, laboratoire de notre présent –, celui des Gilets jaunes naît de la rencontre entre long terme et circonstances. Les causes profondes sont documentées depuis longtemps : hausse vertigineuse des inégalités durant les 40 ans du cycle néolibéral qui s’achève, rétraction des services publics sous prétexte « d’économies », délocalisations qui désertifient des régions entières et génèrent un chômage de masse, bradage au privé du patrimoine public, notamment des infrastructures, précarisation sans fin des salariés, culpabilisation des retraités accusés de vivre trop bien aux dépens des actifs… Ce qui est moins dit, c’est qu’en Europe, l’UE et l’euro ont été à la fois le prétexte et le moteur de ces évolutions qui atomisent la société, dépouillent l’État, détruisent les solidarités. Or, lorsque les instances européennes, agissant hors de tout contrôle démocratique réel, ont privé les politiques de tous les leviers de commande essentiels – la monnaie, la maîtrise du budget, le droit social, l’aménagement du territoire qui n’est plus possible quand on a perdu la maîtrise du budget et privatisé les infrastructures… –, il reste aux politiques, comme seules variables d’ajustement, l’augmentation des impôts, la pression sur les salaires, les pensions et les prestations sociales. Dès lors, comme l’a signifié Juncker au lendemain de la victoire de Syriza, l’alternance politique perd toute signification puisque le changement de têtes ne saurait signifier celui des politiques prédéterminées par les traités européens. Confrontés à cette situation, les citoyens cherchent une issue vers des partis qui n’ont jamais exercé le pouvoir, ils désertent les urnes, et parfois il finissent par se révolter. La différence entre la Grèce de 2012 et la France de 2018, c’est qu’après Syriza on sait qu’une gauche dite radicale, en régime européen, devient aussi une droite ordinaire. Quant aux causes immédiates de l’explosion, elles tiennent au hasard et aux lobbys qui ont porté la candidature de Macron (l’adhésion de ses électeurs du premier tour est historiquement basse), à l’imposture qui fait confondre jeunesse et renouveau (après Tsipras et Renzi), et à l’absence d’intelligence politique comme de profondeur historique du chef comme de son armée de députés zombies. La France reste en effet façonnée par l’idéal d’égalité, elle n’a jamais été libérale. Or elle élit en 2017, à contretemps de l’histoire, alors que le cycle mondial néolibéral agonise, un président libéral dont le projet est celui d’une Troïka de l’intérieur et qui constitue le gouvernement le plus technocratique que la France a connu depuis celui de Vichy en 1940. De surcroît, imbu de la très haute idée qu’il a de sa personne, Macron manifeste – de préférence à l’étranger – un souverain mépris de ses concitoyens, notamment de ceux qui n’appartiennent pas à sa caste, étincelle probablement déterminante pour mettre le feu à une poudrière prête à exploser depuis longtemps. Dès lors, l’appel des gouvernants au dialogue est une incantation vide de sens. Car ce que réclament les Gilets jaunes, c’est qu’on se ressaisisse des leviers qui permettent d’agir sur leur quotidien. Ce qui suppose, même s’ils ne le formulent pas encore (la propagande européiste reste pour l’heure trop écrasante), la reconquête de la souveraineté nationale sur l’oligarchie de l’UE. Alors que le code génétique de Macron et des siens est la liquidation de ce qui reste de cette souveraineté au profit de cette oligarchie. C’est la raison pour laquelle, après le Brexit et les dernières élections italiennes, la révolte des Gilets jaunes constitue sans doute une étape supplémentaire vers la disparition de l’euro et l’effondrement (à la manière de l’URSS) de l’UE – ce qui serait une excellente nouvelle pour tous les Européens ! "