Aujourd’hui je devrais être heureux, puisque sort, dans le numéro de juillet-août de France-Arménie, une superbe critique de Tigrane l’Arménien signée par Tigrane Yégavian (on en trouvera le texte ci-dessous ; je suis à Nisyros sans possibilité de transformer le fichier pdf en fichier image) et que je viens de découvrir la belle recension postée par un fidèle lecteur (un Lausannois) de mes romans sur le site d’Amazon.

Oui mais voilà… Il y a quatre jours, par Mariam, une amie Facebook elle aussi lectrice de Tigrane, j’ai eu connaissance du communiqué signé Colette Lambrichs (directrice littéraire des éditions de La Différence dont elle fut l’une des fondatrices en 1976) annonçant la mise en liquidation judiciaire de cette belle maison à la politique exigeante depuis plus de quarante ans.

Lorsque, après quinze années, cinq romans, un essai, une préface, deux nouvelles et quelques autres aventures, j’ai quitté H&O, j’ai un peu eu le sentiment de déserter. Ce n’était pas le résultat d’une rupture ou d’un refus – Henri et Olivier sont des amis fidèles que j’aime et que j’estime pour leur travail, leur exigence, leur dévouement… et je crois qu’ils me le rendent un peu. Mais nous avions convenu ensemble que le temps, pour moi, était venu d’aller tenter ma chance chez un éditeur mieux diffusé, installé sur la scène parisienne. Et j’ai été heureux quand le manuscrit de Tigrane a retenu l’attention de Colette Lambrichs.

Je me doutais bien que la maison ne roulait pas sur l’or, mais quelle maison indépendante est aujourd’hui dans une santé financière éclatante ? En quinze ans de vie commune avec H&O, j’ai une idée assez précise de ce que sont les hauts et les bas d’un petit éditeur indépendant. D’autant que la situation économique a conduit depuis plusieurs années à une baisse générale des tirages. L’orientation des dépenses de nombreux ménages vers d’autres « produits » que le livre jointe à l’érosion du pouvoir d’achat de classes moyennes vouées par l’eurolibéralisme à la paupérisation – un processus qui ne peut, dans l’euro, avec Macron et sa bande au pouvoir, que s’aggraver, à la grecque et jusqu’à leur extinction – pèsent d’un poids de plus en plus lourd sur une économie du livre déjà très fragile. C’est dans les dépenses non indispensables – et les achats de biens culturels sont de celles-là – qu’on coupe en premier. Lors de la réunion de présentation de Tigrane aux représentants du diffuseur, en mars, j’ai entendu ceux-ci parler d’une baisse de 20 % du chiffre d’affaires, toutes maisons confondues, depuis le début de l’année – s’ajoutant aux baisses des années précédentes.

Je sais aussi, depuis mon passage comme éditeur à la Documentation française, dans les années 1990, qu’une année d’élection présidentielle est toujours une année difficile à négocier pour les éditeurs.

J’étais pourtant à mille lieues de penser que ces éléments épars puissent conduire l’éditeur, qui a publié Tigrane le 4 mai, à être brutalement mis en liquidation judiciaire le 20 juin – sans même avoir la chance d’une procédure de redressement.

Je suis bien sûr touché par le sort des salariés de La Différence qui vont se retrouver au chômage, comme par celui de Colette Lambrichs dont cette maison était l’œuvre d’une vie. Je le suis aussi parce que, dans ce monde de m…, se réduisent chaque jour la place de la création, de l’exigence intellectuelle et littéraire, les possibilités d’exister pour des éditeurs n’appartenant pas à de grands groupes (comme dans la presse) et donc, au final, la liberté d’expression et la liberté tout court. Mais l’auteur étant un être humain comme un autre, je suis d’abord foudroyé et effondré par le sort réservé à mon Tigrane – tué par cette liquidation un mois et demi après sa parution. Je le suis d’autant plus que si chacun de mes romans a répondu à une urgence, à une nécessité intime, celui-là était à mes yeux d’autant plus précieux et nécessaire qu’il voulait briser une double négation – celle du génocide arménien dont le négationnisme d’État de la Turquie est un second et permanent martyre infligé aux victimes, celle de l’étouffement systématique que subit le peuple grec depuis bientôt dix ans au nom de l’Europe et du There is no Alternative.

Le 9 juin dernier, je faisais dans la belle librairie « Ithaque » de Bruno et Véronique (rue d’Alésia, Paris 14e) la première présentation de Tigrane. Ce fut un franc succès. Ils viennent de m’écrire que le livre continuait à se vendre très bien et qu’ils en avaient recommandés avant qu’il ne soit plus disponible. Dès le début juillet. Et maintenant ? Depuis mes premiers contacts avec le monde de l’édition dans les années 1990, j’ai connu bien des joies et des désillusions, j’ai pris pas mal de coups – certains furent rudes. Celui-ci me laisse en état de sidération. Si je me suis remis à travailler à mon hypothétique prochain roman, c’est de manière mécanique. Franchement, je ne sais pas si je remonterai en selle. Si cela en vaut encore la peine dans le monde de l’édition, et dans le monde tout court, tels qu’ils sont.

Article de Tigrane Yégavian pour France-Arménie, juillet-août 2017, rubrique « Pause lecture », p. 58.

Paru en mai dernier, le roman d’Olivier Delorme est un habile mélange de thriller historique et politique qui ne peut laisser indifférent. Mêlant la séquence du Génocide à celle de la crise grecque, l’auteur qui est surtout connu pour sa somme magistrale consacrée à l’histoire de la Grèce moderne, nous entraîne dans une intrigue haletante. Tigrane et Thierry Arevchadian sont deux Français d’origine arménienne, l’un douanier, s’étant engagé naguère avec l’ASALA, l’autre commissaire européen. Leur grand-père, Bédros Arevchadian, était venu à Constantinople de sa Trabzon natale à la veille du déclenchement de la guerre. Unique survivant d’une famille emportée par la barbarie turque, ce militant dachnak deviendra « vengeur » de l’opération Némésis. Un siècle plus tard, ses petits-fils tentent de récupérer des documents qui rendraient impossible le négationnisme de l’État turc, lorsque, à deux pas de Thierry, une balle tue le patron de la Stolz qui produit un pesticide accusé d’empêcher la reproduction des abeilles. Maîtrisant le récit grâce notamment à un excellent travail de documentation historique, l’auteur nous fait partager ses deux passions grecque et arménienne.

Mais qualifier ce roman de polar historique serait un brin réducteur. Plongée dans le passé et le présent, l’Athènes affamée que nous décrit Delorme n’a rien de celle grouillante de vie peinte par un Petros Markaris, tant la détresse du peuple grec frappé de plein fouet par le diktat de la troïka qui l’asservit prend des allures de tragédie contemporaine. Delorme se veut grave et accusateur, dénonçant une nouvelle et sournoise dictature qui ne dit pas son nom. En cela, la légèreté des dialogues – et des péripéties sentimentales du héros – se heurte à l’âpre violence du réel. « Allons admirer le chaos, peut-être trouverons-nous la solution » dit un des personnages. C’est là tout l’intérêt de la démarche de l’historien – écrivain, dont l’architecture du roman, fluide et aérienne, abolit la frontière entre passé et présent, mais aussi celle de la double appartenance sexuelle et identitaire (française et arménienne). Reste l’amour donc, comme ultime naufrage.