Samedi soir, nous avions rendez-vous sur la place d’Emborio, « notre » village, avec Iannis, le cadre de Syriza (plate-forme de gauche) dont j’ai déjà parlé ici, Dimitri, un copain prof de gym, et son amie, eux aussi électeurs de Syriza et du Non, et un Gréco-français prof de philo dans une université américaine. Sur notre plateia (place), il y avait peu de monde aux terrasses des deux tavernes (celle de Katina et Dimitri d’un côté, celle de Triandaphyllos et de son frère Iannis de l’autre : nous prenons soin d’alterner ! Cette fois, c’était chez Triandaphyllos), la nuit était douce, un chat noir courait sur le faîte du mur d’une maison ruinée qui borde un des côtés, puis traversait sur une des deux arches qui surplombent la rue qui part vers l’intérieur du village, une chevêche d’Athéna était posée au sommet du poteau télégraphique qui est juste derrière, la fumée du volcan s’échappait, comme d’habitude, de deux trous du mur qui fait face à l’entrée de la taverne (en hiver, les chats viennent se blottir près de ce chauffage central naturel)… J’avais mi un polo rouge ; Iannis était tout de noir vêtu : en deuil en raison de la proposition Tsipras de la veille, me dit-il d’entrée. Révolté par ce que Tsipras allait proposer à Bruxelles, il ne savait pas encore ce que serait l’issue tragique du lendemain. Nous avons longuement discuté, confronté nos incompréhensions, nos interrogations, nos analyses… en mangeant, en buvant... Trop. Je dois ma première vraie cuite (et je crois bien ma première à l’ouzo) depuis plus de vingt ans à Tsipras !

Les anciens Romains avaient coutume de dire qu’on pouvait vite parcourir le chemin qui menait du Capitole, où Rome célébrait ses héros, à la roche tarpéienne, où elle exécutait les condamnés. Jamais sans doute un responsable politique européen n’a parcouru aussi vite le chemin – du Capitole lorsqu’il a triomphé, au moins en apparence, au référendum de dimanche dernier, à la roche tarpéienne de Bruxelles où il s’est rendu, le vendredi suivant, portant lui-même une proposition qui contenait les instruments de son supplice, jusqu’à dimanche où il a consenti à son exécution.

Le dimanche, il obtenait l’appui massif (61,3 %) du peuple, qu’il avait sollicité, pour rejeter les mesures que l’Allemagne désormais hégémonique et sans contrepoids dans l’Union européenne, exigeait des Grecs à travers un Eurogroupe, volontairement transformé en instrument docile du néoimpérialisme allemand ; vendredi, il revenait à Bruxelles avec des propositions pires que les exigences qu’il avait demandé au peuple de grec de repousser cinq jours plus tôt ; dimanche, il capitulait en rase campagne, approuvant tout et plus encore, renonçant à toutes les lignes rouges, acceptant de revenir sur des mesures prises depuis son arrivée au pouvoir, d’étouffer un peu plus une économie moribonde par une criminelle politique de déflation, d’asphyxier le tourisme, un des derniers moteurs de l’économie qui marche encore à peu près, de tuer les îles qui, partout en Europe, bénéficient d’abattements fiscaux, au nom de la continuité territoriale, puisque tout y est plus cher, consentant même à la mise en place d’un ubuesque mécanisme de coupure automatique des dépenses publiques en cas de dérive par rapport aux imbéciles prévisions des Purgon et et Diafoirus de l’Eurogroupe… et n’obtenant rien en contrepartie, qu’une vague mention d’un éventuel reprofilage (pas même réduction) de la dette – une de ces « promesses » qui, comme disait feu Pasqua, n’engagent que ceux qui les gobent.

La seule consolation que lui laissaient ses tortionnaires allemands et leurs assistants bourreaux de l’Eurogroupe était de pouvoir dire que le bradage du patrimoine commun des Grecs – appelé privatisation en novlangue européenne – ne serait pas opéré par une structure néocoloniale… localisée au Luxembourg, centre européen de l’évasion fiscale organisée pendant des années par l’actuel président de la Commission, mais par une structure néocoloniale localisée en Grèce – les vautours allemands, français, etc. se disputant déjà les meilleures parts du festin.

Comment un homme élu en janvier sur le thème de la dignité restaurée, de la fin de l’humiliation permanente infligée au peuple grec depuis 5 ans, de la rupture avec les mortifères politiques de déflation, de la préservation de ce que 5 ans de ces politiques criminelles ont épargné d’Etat social, de la restauration des droits qui appartiennent en principe aux principes de l’UE, mais dont l’UE a systématiquement organisé la destruction depuis 5 ans en Grèce, a-t-il pu se trahir aussi complètement et trahir ses électeurs ?

Comment l’homme qui avait promis de restaurer les droits du Parlement, niés pendant cinq ans par l’adoption contrainte de textes scélérats, souvent anticonstitutionnels, selon une procédure d’urgence abusive, a-t-il pu utiliser ces mêmes moyens pour faire adopter sa proposition, puis consentir à ce que les droits du Parlement soient de nouveau bafoués – les exigences européennes supposant le viol réitéré de ses droits et l’adoption de nouvelles mesures à l’évidence anticonstitutionnelles ?

Comment l’homme qui a si durement condamné les mémorandums Papandréou et Samaras a-t-il pu endosser un troisième mémorandum bien pire que les deux premiers ?

Comment, huit jours après avoir obtenu un mandat clair, massivement exprimé, plus massivement que personne ne pouvait le craindre ou l’espérer, pour rompre avec les logiques qu’on tentait de lui imposer, a-t-il pu capituler ainsi ?

Car le mandat de rupture a été exprimé, malgré une abstention forte (il faut savoir que les Grecs votent souvent dans leur village d’origine et non sur leur lieu de résidence ; le référendum ayant été organisé en une semaine, beaucoup d’entre eux n’ont pas eu le temps ou la possibilité matérielle d’organiser leur voyage sur leur lieu de vote : cela ne signifie pas que les résultats auraient été notablement différents s’ils avaient pu se déplacer… d’autant que les partisans du Oui avaient a priori davantage les moyens financiers d’un déplacement rapide que les partisans du Non), par un électorat dépassant très largement les frontières de la majorité de janvier. Et alors même que les médias dominants ont fait une incroyable propagande de trouille pour le parti perdant –, à l’exception de l’audiovisuel public récemment ressuscité après avoir été supprimé d’un trait de plume et de manière totalement antidémocratique, pour satisfaire aux exigences de l’UE par le gouvernement droite-socialiste en 2013. L’opposition était en déroute (droite radicalisée pour une bonne part de la Nouvelle Démocratie, piteux reliquats du PASOK, parti croupion de Potami créé par les oligarques des médias probablement avec l’argent de Bruxelles ; on a vu, ces derniers temps, combien Juncker choyait ces collabos qu’il espère depuis janvier placer au centre du jeu politique ; il sortait en outre totalement de son rôle et violait le devoir de neutralité de sa fonction en manifestant son soutien à un parti d’opposition d’un gouvernement démocratiquement élu… ceci ne pouvant sans doute pas être mis totalement au compte de l’alcool) ; huit jours après avoir été battue à plat de couture dans les urnes, l’opposition est – par la grâce de la capitulation de Tsipras –, victorieuse dans les faits.

Ainsi, grâce à Tsipras, qui perd gagne !

Alors n’en doutons pas : ce qui s’est passé en Grèce ces jours-ci est un coup d’Etat, sans chars et sans police politique – pour l’instant, et il est vrai que les médias dominants sont sans doute plus efficaces pour le soutenir que la terreur policière. C’est un coup d’Etat organisé de Berlin et de Bruxelles, contre la Grèce, son peuple et la démocratie. C’est un coup d’Etat auquel a consenti le président de la République française et la représentation nationale qui s'est ainsi placée dans la lignée de celle qui vota les pleins pouvoirs à Pétain et de celle qui adopta le traité scélérat, copier-coller du traité repoussé par les Français par référendum.

Car le rôle à vrai dire pitoyable de soi-disant médiateur joué par Hollande est une pure fumisterie. Hollande est passé sous la table devant Merkel le jour où il a renoncé, sous prétexte d’un soi-disant volet de croissance, aussi crédible que la perspective d’un reprofilage de la dette grecque aujourd’hui, à obtenir la renégociation du scélérat traité de discipline budgétaire signé par un Sarkozy sans légitimité, à la veille d’être battu, sous la férule allemande et sur un coin de table. Depuis ce jour, la parole de Hollande n’a plus le moindre poids nulle part, et à Berlin ou Bruxelles moins que partout ailleurs. La posture française n’a jamais été qu’une posture, un leurre. Si Tsipras y a cru, il s’est une fois de plus cruellement trompé. Or donc Berlin a fomenté en Grèce un coup d’Etat qui, s’il arrive à son terme aboutira à un gouvernement, sous la présidence de Tsipras ou d’un autre, de collaboration et de coalition entre la partie pasokisée de Syriza, Potami, le PASOK et pourquoi pas la ND en tout ou partie. C’est le vœu qu’exprime Juncker depuis les élections de janvier : revoir des têtes connues.

Or on aurait tort, parce qu’il est un ami très proche de la dive bouteille et que ses vice-présidents baltes extrémistes sont les vrais patrons de la Commission, de prendre à la légère ce que dit le parrain de l’évasion fiscale en Europe promu à la présidence de ladite Commission. Il l’a dit dès les lendemains de l’élection de janvier : il ne peut y avoir de choix démocratique en dehors des traités européens. Autrement dit, il n’y a plus de démocratie en Europe, puisque la politique monétaire est fixée dans ses principes par les traités et que la politique monétaire est un instrument essentiel de la politique économique qui, dès lors, sort du champ démocratique. Le rite électoral ne sert plus, en conséquence, qu’à désigner ceux qui conduiront la seule politique économique autorisée par les traités. Ce n’est plus une élection, c’est un concours de beauté ou d’élégance entre des ectoplasmes qui ne se distinguent plus que par des choix sociétaux, à la marge.

Et l’on voit ces jours-ci ce qui arrive à ceux qui entendent prendre encore la politique et les élections au sérieux, qui entendent sortir de ce rôle d’ectoplasme desservant le culte européen de Tina. Intimidation, étranglement, exécution publique.

Cette « séquence », comme écrivent aujourd’hui les chargés de propagande qui sont indûment appelés journalistes, aura permis au moins une chose : faire tomber les masques. Montrer le vrai visage de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Europe » : la néodictature d’une oligarchie chargée d’imposer aux peuples qui n’en veulent pas la politique issue de l’idéologie qui donne sa substance aux traités européens.

L’Europe n’a jamais été la belle idée qui a servi à la vendre aux opinions européennes. Elle n’a jamais été la paix. La paix en Europe après 1945, c’est la bombe atomique et l’équilibre de la terreur. Quant à l’Allemagne, elle a joué un rôle de déclencheur et d’accélérateur dans les guerres de sécession yougoslaves, afin de reconstituer son Lebensraum slovène et croate, puis dans la guerre au Kosovo, que l’Europe a été bien incapable de contrer. Elles a, par ses provocations irresponsables, déclenché la guerre en Ukraine.

Dès l’origine, l’Europe a été et n’a été qu’une idée de technocrates croyant savoir mieux que les peuples ce qui est bon pour eux, se croyant la légitimité de le leur imposer et de créer le cadre qui empêcherait ces peuples de faire des « bêtises ». Jean Monnet, agent d’influence américain (stipendié ou non peu importe) et tous les pères fondateurs, comme il y a des pères de l’Eglise, à commencer par Robert Schuman, qui vota les pleins pouvoirs à Pétain – chef d’un Etat dirigé par des « technocrates compétents » et dont l’idéologie européenne fut constamment affirmée – avant de se refaire une virginité dans la démocratie-chrétienne, partagent cette idéologie de la compétence technocratique qui doit s’imposer à la souveraineté populaire.

Là est le code génétique de l’idéologie européenne. Le seul. Et seul de Gaulle a stoppé, provisoirement, cette logique. Depuis, elle n’est plus stoppable : j’ai écrit mille fois qu’un carcan ne se réforme pas ; un carcan, on le brise ou on y crève.

Que la gauche sociale-démocrate d’abord, puis dite radicale aujourd’hui, ne parvienne pas à voir que l’Europe n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais une ébauche d’internationalisme, qu'elle a toujours été, qu’elle n’est que et ne restera que le paravent et le moteur d’un pouvoir oligarchique et de l’idéologie libérale est une des tragédies de notre époque. Il n’y a pas, il n’y aura jamais, il ne peut pas y avoir « d’autre Europe », « d’Europe sociale », « d’autre politique » dans le cadre européen, parce que le cadre européen a précisément été conçu dès l’origine, et complété au fils des ans, pour servir à quoi il sert : empêcher une « autre politique ».

En refusant de voir cette réalité, la gauche sociale-démocrate d’abord, puis dite radicale aujourd’hui, se condamne à l’impuissance, au reniement de ses valeurs et à la trahison des engagements quelles prennent devant les électeurs et qu’elles sont obligées de trahir, pour cause d’Europe, lorsqu’elles parviennent au pouvoir. Parce que l’Europe interdit de se saisir des instruments qui permettraient la mise en œuvre d’une « autre politique ».

La seconde tragédie européenne c’est que, fascinée par la bonne et impossible Europe qui n’adviendra jamais, ces gauches sociale-démocrate hier ou dite radicale aujourd’hui, en se condamnant elles-mêmes à l’impuissance et à l’échec, laissent le monopole de la défense de la souveraineté populaire à l’extrême droite qui, partout en Europe, récupère les voix de ceux qui sentent que le nœud européen est ce qu’il faut trancher. Aube dorée est la création de la politique Merkel-Barroso-Sarkozy ; la percée d’Aube dorée aux prochaines élections grecques, si par malheur elle advient, sera le résultat du refus de Syriza de voir la réalité de ce qu’est l’Europe et de sa résignation à appliquer, de force sans doute, mais à appliquer tout de même, la politique Merkel-Hollande-Juncker.

La survie et la reconstruction de la démocratie et de l’Etat social en Europe exigent de détruire aujourd’hui jusqu’aux fondements de cette Europe-là, pour reconstruire, ensuite, autre chose, sur d’autres bases.

En l’occurrence, en matière monétaire, la substance des traités est fonction du rapport psychiatriquement maladif du peuple allemand, et non seulement de ses dirigeants, à la monnaie. Hélas, en effet, l’Allemagne reste traumatisée par son expérience d’hyperinflation des années 1920 – qui n’a pourtant pas déstabilisé la République démocratique de Weimar –, alors qu’elle ne l’est pas par la politique de déflation du chancelier Brüning, du Zentrum (ancêtre de la CDU de Merkel et Schäuble), dont les effets économiques et sociaux désastreux ont transformé en quelques années le parti nazi de groupuscule en premier parti d’Allemagne. Or, comme l’Allemagne ne voulait pas de l’euro et que Mitterrand voulait à tout prix l’euro – soi-disant pour lui clouer la main sur la table et l’empêcher de dériver hors d’Europe –, ses négociateurs – les désastreux Attali et Guigou – ont tout cédé à l’Allemagne. Et l’euro fut bâti en fonction exclusive de la pathologie allemande de peur de l’inflation.

Mais voilà, aujourd’hui nous sommes prisonniers de ces choix qui nous tuent, et les Grecs en premier. L’euro, par sa surévaluation, qui ne correspond qu’à des critères allemands (économie de niche peu sensible à la concurrence, retraites en partie par capitalisation dans un pays vieux qui font du taux de change de la monnaie la garantie du pouvoir d’achat des retraités, principale clientèle à choyer par les partis candidats au pouvoir ou détenteurs du pouvoir), privilégie la rente sur la production. Il étouffe littéralement les économies faibles comme celles de la Grèce, ou les économies généralistes comme celles de la France ou de l’Italie qui produisent des produits concurrencés à l’extérieur de la zone. C’est d’autant plus vrai depuis que ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe a abandonné ses deux principes fondateurs : le tarif extérieur commun et la préférence communautaire. En se faisant le vecteur du libre-échange généralisé, cette Europe a mis ses travailleurs protégés en concurrence avec les semi-esclaves d’autres régions du monde, ceci avec une monnaie surévaluée et intouchable en raison de la pathologie allemande. Dès lors, les pays qui ont adopté cette monnaie n’ont plus comme seule variable d’ajustement, pour maintenir un minimum de compétitivité, que de couper dans les salaires et de détruire l’Etat social.

Mais il y a pire : comme les pays de l’euro ont des forces et des faiblesses différentes, et des trajectoires divergentes, les pays faibles qui auraient dû voir leurs monnaies dévaluer, leurs exportations vers les pays forts de la zone être de ce fait facilitées alors que les importations de produits de ces pays auraient dû être plus chères et donc moins accessibles, l’euro a joué dans ces pays le rôle de la morphine sur un malade, permettant de s’endetter à bas coût au profit des pays forts qui ont vu leurs exportations facilitées, alors que les celles des pays faibles étaient freinées par la non dévaluation de leur monnaie, faisant exploser leur déficit commercial et, en dernier ressort, leur dette. L’absence de réajustement des parités n’a donc cessé d’enrichir les riches et d’appauvrir les pauvres. La seule solution à ce problème serait des transferts des riches vers les pauvres – comme, dans le cadre national, entre l’Ile de France et la Creuse ou la Corse… –, mais ceci est impossible en Europe, parce que l’Europe n’est ni un Etat, ni un espace démocratique et qu’elle ne le deviendra pas. L'ex-Yougoslavie déjà est morte du refus des « riches », Slovènes et Croates, de payer pour les pauvres, Bosniaques, Macédonien et Kosovars. L'Union européenne est en train de mourir sous nos yeux du même syndrome créé par l'euro... ce qui sera finalement son seul avantage : avoir fait crever cette structure antidémocratique qui l'a engendré. Mais hélas il y faudra encore du temps, de la souffrance des peuples, des morts que tue l'euro par suicide, faute d'accès aux soins, etc., des vies qu'il détruit.

La clé de la question grecque est là : si la Grèce reste dans l’euro, elle devra indéfiniment continuer à couper dans ses dépenses et dans ses coûts pour compenser la surévaluation d’une monnaie dont le taux de change n’a rien à voir avec ses performances économiques. Une monnaie n’est pas un fétiche, c’est un instrument. En 2008, l’euro était au taux absurde de 1,60 dollar, alors que la Grèce aurait eu besoin d’une monnaie à 0,9 ; aujourd’hui le taux de change de l’euro a baissé, mais du fait des politiques de déflation euro-allemandes, la Grèce a perdu 25 à 30 % de son PIB. Pour que son économie reparte, il lui faudrait une monnaie à 0,6, alors que l’euro est à 1,19. Si la Grèce conserve l’euro comme monnaie, elle devrait donc couper dans ses coûts de production, salaires et dépenses sociales, à hauteur de… 50 % !!!

De même pour le stock de dettes. Un pays ne peut rembourser ses dettes que de deux façons : par la croissance de son économie, mais les mesures imposées par le récent Diktat euro-allemand vont enfoncer encore plus la Grèce dans la récession. Par la dévaluation et l’inflation, qui permettent de rembourser dans une monnaie qui vaut moins par rapport à la richesse produite. En tout cas, jamais, nulle part, dans l’histoire, une dette n’a été remboursée par la mise en œuvre des politiques délirantes que Tsipras vient d’accepter de cautionner.

Or, dans cette affaire, l’homme et la morale importent peu : Tsipras est-il courageux ou lâche, traître ou pas ? Là n’est pas la question. Cet homme a su incarner l’espoir, mais la question de son comportement depuis une semaine est politique. Oui, il a incontestablement trahi ses convictions affichées, ses engagements devant les électeurs de janvier et ceux à qui, en juillet, il a demandé de voter Non. Et oui, il a incontestablement subi des pressions extraordinaires dont on saura peut-être un jour la nature ; je n’exclue ni les menaces de mort, de putsch, ou du genre : vous savez, si la Turquie vous attaque, nous ne pourrons la retenir. Mais là encore ce n’est pas l’essentiel.

La question est fondamentalement, dès l’origine, une question de ligne politique. Avant la victoire de janvier, j’étais très sceptique sur les capacités de réussite d’un gouvernement Syriza si ce gouvernement s’en tenait, dans sa pratique du pouvoir, à l’attachement inconditionnel à l’euro proclamé par Tsipras et le courant majoritaire de Syriza où ont trouvé refuge nombre d’anciens pasokiens qui n’ont rien compris aux raisons de l’échec du Papandréou. Mais en même temps, Syriza était le seul espoir dans la marée de désespérance qui avait submergé le peuple grec après la victoire étroite de la droite en 2012 et le mémorandum Samaras. Et vu l’état de l’opinion alors, on pouvait comprendre que Syriza prenne cette position ; il n’aurait, alors, assurément pas gagné en prônant une sortie de l’euro.

Mais on pouvait aussi parier que, tout en tenant ce discours qui permettait d’arriver au pouvoir, la direction de Syriza était consciente du caractère destructeur de l’euro et que, tout en cherchant un compromis acceptable, le futur gouvernement préparerait, politiquement et techniquement, l’alternative ; la sortie.

Car pour ma part, j’ai toujours été convaincu qu’aucun compromis n’était possible avec ce qu’il est convenu d’appeler l’Europe, parce qu’un compromis remettrait en question ses fondements idéologiques. Jacques Sapir a eu parfaitement raison de faire le parallèle entre ce qui se passe aujourd’hui et la doctrine Brejnev, dite de la souveraineté limitée, qui justifiait l’intervention militaire des troupes du Pacte de Varsovie dans un pays dont les choix remettaient en cause son appartenance au système.

Dès l’entrée en fonction de Tsipras, j’ai été bluffé par son sens du maniement des symboles, par la qualité intellectuelle de son équipe, par les premières mesures qui témoignaient que l’arrivée au pouvoir avait été minutieusement préparée. Je me suis dit que j’avais été trop sceptique ; sans doute par habitude d’être déçu par les politiques qui trahissent leurs engagements, je n’avais pas voulu trop espérer. Mais cette équipe était foutrement convaincante. Et le fait de ne plus accepter la logique mémorandaire de la Troïka constituait pour moi, je l’ai dit à Mediapart, une révolution copernicienne : désormais le gouvernement ressaisissait les leviers de la souveraineté, on ne lui imposerait plus des « reformes » idéologiques, il proposerait ses réformes. Car la Grèce a besoin de réformes : professionnalisation de la fonction publique, lutte contre le clientélisme et la corruption entretenus par les partis soutenus par Bruxelles et Berlin (la corruption profite d’abord aux corrupteurs dont le champion en Grèce s’appelle Siemens, suivi par Krupp, Ferrostal, Dassault… qui ont construit la dette grecque en faisant payer au contribuable grec la surfacturation servant à arroser – on dit huiler en grec – le personnel politique grec que Merkel et Juncker tiennent tant à voir revenir), alourdissement de la fiscalité sur les plus riches et le capital, historiquement sous-imposés en Grèce : tous problèmes auxquels la Troïka ne s’est non seulement jamais intéressé mais qu’elle a de surcroît notablement aggravés.

J’ai alors écrit et réécrit : si le gouvernement croit vraiment à une inflexion des politiques européennes, il ira inévitablement dans le mur, mais si, comme je le crois, il s’engage dans une démonstration pédagogique auprès de son peuple qu’aucune solution de bon sens et de bonne foi n’est possible dans l’eurozone et qu’il prépare techniquement cette sortie (contrôle des capitaux, nationalisation des banques, contingentement provisoire des importations non indispensables durant la période transitoire afin d’assurer l’approvisionnement en énergie et en médicaments, accord avec la Russie, les Brics, pour obtenir des facilités en devises contre des nouvelles drachmes...), alors tout est possible et l’économie grecque ne sera pas longue à repartir, probablement de manière très vigoureuse.

Dans ce sens, j’ai défendu, contre ceux qui y voyaient les prémisses d’une capitulation, l’accord de février. Une sortie sèche, sans préparation, avec une opinion brutalisée, était trop risquée. Il fallait bien s’acheter du temps : l’opinion, ça se travaille, un gouvernement responsable n’est pas là pour la suivre – surtout dans un pays où les sondages sont le fait de sociétés de médias appartenant à la nomenklatura chassée du pouvoir en janvier, violemment hostiles et au nouveau gouvernement et à la remise en cause du cadre européen qui garantit les privilèges de la caste dominante : on a vu la crédibilité de ces sondages qui donnaient le Oui gagnant la veille du scrutin et on peut juger à cette aune les sondages qui prétendent montrer que les Grecs sont à tout prix attachés au maintien dans l’euro –, un gouvernement responsable est là pour montrer à l’opinion que certains choix, même s’ils sont risqués, même s’ils entraînent un surcroît de difficultés passagères dans un premier temps, sont salutaires, vitaux, indispensables.

J’ai eu des doutes, mais j’ai voulu y croire. La ténacité du gouvernement sur ses lignes rouges m’a conforté. Le gouvernement ne pouvait pas, raisonnablement, tenir cette position s’il n’envisageait pas une alternative à l’échec des négociations dans lesquelles il se montrait si coriace. Le référendum m’a conforté : si Tsipras demandait un mandat clair de refus des propositions, c’est que l’alternative était prête. Il allait trancher le nœud gordien. Et la large victoire du Non lui en donnait la légitimité plus que, sans doute, il ne l’avait espéré. Il n’aurait plus qu’à dire, une fois constaté l’intransigeance de la partie adverse, qu’il en tirait les conclusions.

Oui mais voilà, plus que les pressions, la raison de la capitulation c’est que Tsipras n’a jamais sérieusement envisagé la rupture et la sortie. En réalité, ce qui ressort des confidences des uns et des autres c’est qu’il a toujours cru, vraiment, à la possibilité d’un accord. Qu’il n’a jamais envisagé l’option contraire et ses conséquences. C’est plus qu’une erreur de jugement, d’analyse, c’est le résultat d’un aveuglement idéologique sur la nature de l’Europe. Et c’est une faute, pas morale, politique. De celles dont on a beaucoup de mal à se relever, surtout dans un pays qui a été aussi maltraité, brutalisé, que l’a été la Grèce depuis 5 ans, face à une société aussi fragilisée, déstructurée, que l’est la société grecque après cinq ans des médications folles des médecins de Molière euro-allemands.

En réalité, Tsipras a répété la même faute que Papandréou. Dans le troisième tome de La Grèce et les Balkans, terminé à l’été 2013, j’écrivais : « La gestion politique de la crise par Papandréou apparaît elle aussi fort contestable. (…) En entrant dans la négociation sans alternative à son échec – moratoire sur le paiement des intérêts et le remboursement de la dette, défaut partiel voire sortie de l’euro, afin d’exercer des pressions sur l’Allemagne et la France dont les banques, importantes détentrices de dette grecque, avaient beaucoup à perdre –, le gouvernement PASOK s’est mis d’emblée en position d’accepter même l’inacceptable. » Je pourrais réécrire à peu près la même chose sur Tsipras.

Aube dorée ramassera sans doute une bonne partie de la mise, et l’extrême droite devra une fois de plus une fière chandelle à Merkel, Schäuble, Juncker, Hollande et consort. Le reste dépendra des Grecs et de Syriza. Dans l’entretien que j’avais donné à L’Arène nue de Coralie Delaume, je disais qu’en définitive les choses dépendraient sans doute des rapports de force internes à Syriza. Jusque-là, la plate-forme de gauche était autour de 40 %. On a appris aujourd’hui que plus de la moitié des membres du Comité central (au moins 109 sur 201) demandaient la réunion de ce dernier et rejetaient le Diktat euro-allemand qualifié de « coup d'État dirigé contre toute une nation, contre la démocratie et la souveraineté populaire ». De même, est-il probable que Tsipras n’obtiendra pas de majorité pour la politique qu’il a endossée sans l’actuelle opposition. Dès lors, Syriza éclatera-t-il, rêve de Merkel et Juncker depuis le début, laissant la place à une majorité d’apostats, comme dans la période de 1965-1967 qui avait conduit au coup d’Etat des Colonels, et des partis battus en janvier et en juillet par le suffrage populaire ? Ce serait un déni de démocratie patent. Tsipras démissionnera-t-il pour laisser la place à un gouvernement de banquier comme Papandréou en 2010 ? Va-t-on vers de nouvelles élections ? (Mais ce sera compliqué : jusqu'aux dernières élections, la proportionnelle se corrigeait d'une prime de 50 députés sur 300 accordée au parti arrivé en tête afin de faciliter la formation d'une majorité. La Constitution grecque précise sagement qu'une réforme du mode de scrutin, pour éviter les réformes de circonstances, ne peut s'appliquer que dans le deuxième scrutin législatif suivant la réforme. Et Samaras a pris soin de faire supprimer la prime afin d'empêcher un éventuel maintien de Syriza au pouvoir deux mandats de suite. Les prochaines élections se feront donc à la proportionnelle intégrale sans prime, ce qui laisse présager, dans l'état actuel de désarroi de l'électorat, d'une chambre probablement ingouvernable par éclatement de la représentation.) La société va-t-elle faire irruption/éruption (j’habite sur un volcan !) dans le jeu par la rue, les grèves ?

Autant de questions qui montrent que le Diktat ne clôt en rien la question grecque. Il la relance au contraire. Encore faut-il dire que l’argument central de l’intervention pathétique de Tsipras, hier à la télévision, n’est à mes yeux nullement recevable. Le moindre mal est toujours la garantie du pire. Car accepter une capitulation au nom du moindre mal enclenche une mécanique infernale d’autres capitulations consécutives à la première. « Vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre, vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre », dit Churchill à Chamberlain qui rentrait, fier d’avoir évité le pire à Munich en 1938. On ne peut pas plus comparer Tsipras à Chamberlain qu’à Pétain, mais c’est aussi par le moindre mal et la préservation du pire que Vichy n’a cessé de justifier l’armistice qui a entraîné toutes les autres honteuses et criminelles capitulations de l’Etat français. C’est même pour éviter le pire – que les Allemands s’en occupent – qu’on a fait rafler les juifs par la police française, sous prétexte qu’elle serait plus humaine.

La conviction profonde du gaulliste que je reste est que la solution n’est jamais dans le soi-disant moindre mal qui consiste à se soumettre aux soi-disant fatalités et contraintes qu’on vous impose. C’est que le salut est toujours dans le courage et l’intransigeance sur l’essentiel. Même si c’est dangereux, risqué, c’est toujours là qu’est la source du sursaut salvateur.

Ce soir, à Rhodes où je suis depuis lundi, où j’ai parlé hier aux francophones qui m’ont fait le plaisir de m’écouter dans ce lieu superbe qu’est l’Auberge de France, un 14 juillet, grâce à l’initiative d’Alain Grandjean, d’où je repars vers mon volcan demain, où je vois devant moi, les formidables murailles des chevaliers de Saint-Jean, les églises byzantines, les minarets ottomans, le clocher de la cathédrale catholique construite durant l’occupation italienne, devant le soleil qui se couche sur ce superbe panorama qui garde les traces de l’impérialisme turc et des impérialismes occidentaux qui, dans le passé, ont si souvent et tant maltraité ma pauvre Grèce, je souhaite ardemment que le peuple grec, aujourd’hui, trouve, comme ses ancêtres en bien d’autres moments tragiques, les voies du salut dans le sursaut et pas dans l’affaissement, dans le courage et pas dans la capitulation.

PS du jeudi matin : 229 des 300 députés ont voté la capitulation ; 64 s’y sont opposées, dont l’ancien ministre de l’Economie Varoukafis et la présidente du Parlement Zoé Konstantopoulou. Syriza dispose de 149 sièges et son allié souverainiste Grecs indépendants 13. La majorité de janvier compte donc 162 députés. Les 13 ANEL ont validé la capitulation ; 32 Syriza ont voté contre, 6 se sont abstenus, une n’était pas présente. Tsipras n’a donc obtenu le soutien que de 123 députés de sa majorité et fait passer sa capitulation avec le soutien du parti fantoche Potami et des battus ND et PASOK du suffrage universel. C’est une bien mince légitimité pour continuer à prétendre gérer le désastre.