Emborio, dimanche 5 juillet, 23h33, 23° et 971 millibars à ma table de travail

Donc, les grandes orgues de la trouille n’auront pas suffi !

Depuis hier, ma chambre sent le thym, la sarriette et l’origan. Hier, nous sommes allés faire la cueillette sur les hauteurs du village, entre la citerne municipale et le cimetière. En se promenant au hasard, pendant que je jouais du sécateur, Frédéric a découvert un point de vue que nous ignorions encore, depuis plus de vingt ans que nous fréquentons cette île : un vallon aux versants couverts de fougères, parsemés de chênes verts modelés, courbés, sculptés par le vent dominant, avec ici ou là quelques chèvres. Un paysage des Bucoliques de Virgile. Nous nous sommes assis là, dix, quinze minutes, pour jouir de cette découverte : la mer, le ciel en dégradés de bleus ; Kos et la côte turque à l’arrière-plan. Sérénité.

Avant-hier, nous étions montés jusqu’à l’un de nos lieux préférés dans l’île, un petit plateau isolé (une bonne heure de marche et un raidillon terminal), autrefois voué aux nymphes. Ici, il y eut, semble-t-il, une source, jusqu’à ce qu’un tremblement de terre ne l’obture ; là, il y a une petite église dédiée au Christ « nymphios » (céleste époux), régulièrement reblanchie, où des îliens et un pope montent célébrer le culte une fois l’an. Un peu plus loin, nous accomplissons toujours un pèlerinage… en visitant la petite église entièrement troglodyte et à demi souterraine au centre de laquelle se trouve un pilier possiblement minoen. Plus loin, on traverse un petit bois – dont j’ai toujours pensé, dès ma première visite, qu’il avait été un bois sacré d’Artémis. Puis on arrive au point d’où l’on a une vue imprenable sur la zone des cratères et où, à chacune de nos excursions (deux fois, trois fois par an), je prends, au déclencheur automatique, une photo de nous deux… J’ai toujours imaginé que, plus tard, nous les regarderions dans la continuité. Même endroit, tous les trois ou six mois, durant…

Là aussi c’est l’impression d’être loin de tout, de l’agitation du monde, de sérénité.

Et pourtant, depuis huit jours, cette sérénité ne fut jamais complète : toujours au cœur, à l’esprit ou à l’estomac, cette question : auront-ils le courage ? céderont-ils aux intimidations, à la peur que les grandes orgues de la trouille ont serinée sur tous les tons et sur toutes les ondes (sauf celles de l’ERT, l’audiovisuel public récemment ressuscité) ? Car la trouille fut le seul argument de campagne des eurolâtres – vraie droite, droite du PASOK dissimulée sous le vocable de socialiste, droite de Potami, nouveau parti fantoche que Berlin et Bruxelles ont tenu sur les fonds baptismaux en espérant qu’il servirait d’appoint à une majorité collabo après l’éclatement espéré de Syriza.

Mais voilà, le déferlement inouï de propagande des médias dominants, tous ligués contre le Non, et les grandes orgues de la trouille n’auront pas suffi.

Lorsque nous étions arrivés à Nisyros, en juin 2012, le jour des élections qui devaient porter au pouvoir la droite et le PASOK, nous avions croisé, peu après notre sortie du bateau, notre ami Iannis, militant de Syriza, dont j’ai déjà parlé dans mon billet sur Schäuble et le kontosouvli. Il croyait à la victoire : « tu vas voir, m’avait-il dit, on va leur montrer qu’on n’est pas des rayades » (den eimaste rayades). Raya, au pluriel rayades, c’était le mot par lequel les Turcs, pendant les quatre siècles (plus dans le Dodécanèse) de domination ottomane, désignaient les Grecs – et plus généralement les chrétiens. Au sens propre : le troupeau ; celui qui se laisse conduire, maltraiter, mener à l’abattoir. Quant au « leur montrer », il s’agissait bien sûr des Allemands, et plus largement des Européens qui leur obéissent le petit doigt sur la couture du pantalon – du genre Sarkozy ou Hollande.

En 2012, les Grecs avaient eu peur.

Mais de 2012 à 2015, la politique néolibérale et déflationniste appliquée en Grèce par le gouvernement – droite et « socialistes » –, a été si injuste, si imbécile, si inefficace, si destructrice de toute une société – à l’exception des plus favorisés, merci pour eux, ils vont très bien ! – qu’en janvier dernier, les Grecs ont dit une première fois que non, ils ne seraient plus des rayades. À tort ou à raison, trop d’entre eux pensaient désormais qu’ils n’avaient plus rien à perdre.

Ce soir, ils viennent de le dire une seconde fois. Haut et fort. Depuis huit jours, nous nous demandions s’ils auraient l’audace. Car depuis huit jours, les pressions, les menaces n’ont pas cessé : Armaguedon, l’Apocalypse est pour demain ! Les banksters de la Banque centrale européenne ont aussi essayé le coup de l’étouffement : avec la fermeture des banques devenue inévitable, au moins on allait faire peur aux retraités !!! Manque de pot… J’ai croisé Paraskévi, tout à l’heure, juste avant de remonter au village : c’est une vieille dame charmante et très digne, qui a été très malade il y a deux ans, plus de 80 ans, elle a élevé trois filles et trois garçons, tenu un restaurant, aujourd'hui un bar avec un de ses fils, en même temps qu'elle continue à s'occuper des Rooms to let de la famille : c'est bien connu, les chauffeurs de taxi grecs sont aveugles, tous les Grecs feignants et en retraite à 45 ans... comme écriraient le Bild ou Libération, comme diraient un Quatremer ou un Guetta, un Leparmentier ou un Couturier, un SPD allemand ou un socialiste français. Elle était bien contente, Paraskévi, le premier signe qu’elle m’a fait avec un grand sourire aux lèvres, comme je m'approchais pour l'embrasser, c’est de taper du plat de sa main droite sur le poing serré de sa main gauche : et bien profond !

Plus tôt, nous avions vu un de ses fils (il a vécu et travaillé longtemps aux Pays-Bas) descendre les marches du bureau de vote : « Nein, nein et nein », nous avait-il répondu lorsque nous lui avions posé LA question.

Nisyros, 800 habitants, a voté Οχι à 70 %, le Dodécannèse à 65 %, un peu plus que la moyenne nationale. Mais ce qui est passionnant, c’est de voir que le Non l’emporte partout. Même en 1974, après la chute des Colonels, lors du dernier référendum – monarchie ou république ? –, alors que la République l’avait emporté par 69,18 % des suffrages exprimés, les nomes (départements) de Laconie – fief réactionnaire du sud – et des Rhodopes au nord avaient voté pour la monarchie. Cette fois, ces deux nomes-là ont également voté Non. Comme le fief méssénien de l’ultradroitier Samaras, comme l’Épire ou les confins bulgares, structurellement de droite depuis la guerre civile. Dimitra, qui cultive les pommes de terre à Névrokopi (les meilleurs de Grèce !), un petit village du nome de Drama, près de la frontière bulgare, m’a envoyé ce SMS : « Sur 2021 voix que j’ai comptées, 1228 disent Non. Je n’en crois pas mes yeux !! La droite était toujours largement majoritaire ici. »

C’est un vrai vote national, franc et massif.

Accueilli ici dans le plus grand calme ; presque avec indifférence.

Moi, c’est une soirée dont je me rappellerai longtemps. Confiant au début de la campagne, j’ai eu un coup de mou au milieu de la semaine, lorsque j’ai vu l’incroyable violence de la campagne de trouille. Depuis deux jours, je pensais de nouveau que le Non allait l’emporter… Frédéric refusait de donner le moindre pronostic. Aujourd’hui, je pensais à un 52-48 pour le Non, j’espérais 55 – sans y croire. Lorsque nous sommes arrivés à Mandraki, sur le coup de 19h30, j’avais une boule à l’estomac… Puis on a vu les télés qui donnaient une légère avance pour le Non et ce fut le soulagement. Puis, devant un ouzo, une assiette de tyrokaftéri (fromage pimenté) et une autre de beignets à la pastourma et au fromage, nous avons senti l’espoir monter en voyant les résultats régionaux qui donnaient bien plus qu’une petite avance… Je n’en ai pas cru mes yeux en voyant la première estimation à 61 % !!!

Quelle leçon nous donne ce peuple ! Une fois de plus. Courage et inflexibilité dans l’adversité. Résistance. Les Grecs de 2015 sont les dignes fils de Makriyannis et des combattants de 1821, de ceux du Οχι à l’ultimatum italien de 1940 et des combattants d’Albanie, de ceux de l’EAM et de l’ELAS.

Et puis il y a la joie – intense – d’imaginer la tronche de Merkel, Juncker, Hollande et consorts, la rage de l’eurocrature…

Maintenant, rien n’est réglé ; tout commence. Le gouvernement Syriza-ANEL (Grecs indépendants) a su conduire l’action pédagogique dont je parle depuis janvier, créer le kairos ; il a gagné son pari. L’ultradroitier Samaras ne peut que démissionner, l’opposition est en ruines. Tsipras va retourner « négocier »… mais le plus probable, à mes yeux, c’est qu’il n’obtiendra rien. Parce que l’eurocrature et l’Allemagne se sont assises depuis longtemps sur la démocratie. Alors ? Ce que n’a pas compris le KKE (parti communiste orthodoxe) qui a prôné l’abstention, mais n’a apparemment pas été suivi par sa base (à moins que le mot d’ordre interne ait été de voter Non tout en refusant d’afficher un soutien au gouvernement), c’est que, dialectiquement, ce référendum crée une situation nouvelle. Il ne donne pas – hélas, à mon avis – un mandat au gouvernement pour sortir de l’euro, mais il constitue un pas supplémentaire, décisif, vers cette sortie… si l’on considère que les eurocrates n’en tiendront aucun compte – autrement qu’en paroles.

Ce résultat ne doit pas être gâché en acceptant, demain, un paquet de mesures déflationnistes qui serait comparable – avec quelques concessions de forme – à celui qui vient d’être rejeté par le peuple souverain.

Ce Οχι doit servir de base à une stratégie de rupture. Le gouvernement a désormais la légitimité pour la conduire. Pour ma part, je suis plus confiant que jamais.

L'autre leçon, française, de ce scrutin grec c'est que si, au lieu de trahir dès le lendemain de son élection les engagements qu'on a pris devant les électeurs et de passer sous la table au premier froncement de sourcil de Merkel, on tient ses engagements et qu'on résiste aux fausses fatalités, on a le peuple avec soi, au lieu de l'avoir contre soi.