Je donne ici la parole à Stathis Kouvelakis, qui enseigne la philosophie politique au King's College de Londres, et dont j'apprécie depuis longtemps les analyses. Il a publié ce soir, sur Facebook, cette note sur la campagne électorale en Grèce, intitulée "Vers - et pour - un "tsunami Syriza". Je la reproduis ici, avec son autorisation, tant elle me semble pertinente, recoupe ce que j'ai tiré, à Nisyros, d'une soirée avec un ami responsable local de Syriza, et expose, mieux que je ne pourrais le faire, les questions qui devront être tranchées si, comme les sondages l'indiquent, Syriza est vainqueur... voire triomphant.

Voici donc ce qu'écrit Stathis :

Pour tenter de dépasser la frustration de ne pas être sur place, quelques brèves remarques, relativement "à froid" (la distance permet au moins cela) sur la campagne et la situation dans Syriza.

1. Les signaux que je peux recueillir auprès d'amis et de camarades aussi bien à Athènes que dans le reste du pays, corroborés par des sondages "locaux" (en régions, ou dans les deux grandes villes du pays) vont tous dans le même sens: c'est une vague Syriza qui se dessine pour dimanche. A Athènes dans les quartiers populaires, c'est une véritable débandade qui s'annonce pour la droite. En province, c'est désormais des pans entiers de l'électorat de droite qui se rallient, après ceux du PASOK. L'ambiance dans le pays est calme mais en même temps une forte attente monte. Les éléments d'une dynamique semblent être réunis.

2. Du point de vue politique, la bourgeoisie grecque et son personnel politique est abattue et aphone. Tous ces espoirs pour affronter Syriza se reportent sur les dirigeants, et les classes dirigeantes, européens. De ce côté, la ligne semble claire: c'est la politique de la "cage de fer" et dans laquelle il s'agit d'enfermer immédiatement un gouvernement Syriza. Le fer de lance est de l'obliger à demander une prolongation de l'actuel "programme d'aide", qui vient à échéance le 28 février. Une telle prolongation permettrait une poursuite du financement, donc du remboursement de la dette, mais elle implique également la poursuite de la politique actuelle et de la mise sous surveillance du pays par la Troïka - éventuellement sous des modalités légèrement réaménagées.

3. Les décisions de la BCE qui seront annoncées aujourd'hui s'inscrivent dans ce cadre. L'inclusion de la Grèce dans le programme de rachat des dettes publiques suppose l'acceptation d'un "programme d'aide" (les titres de la dette grecque, qui ne valent pas grand chose, ne remplissent pas les conditions d'un réachat standard). Il en est en substance de même pour l'autorisation accordée par la BCE pour l'accès à la liquidité des banques grecques via le mécanisme de l'ELA. Elle doit être renouvelée tous les 15 jours et suppose la poursuite d'un "programme d'aide". Comme on l'aura compris, il ne faut plus dire "mémorandum" mais "programme d'aide".

4. Les intentions de Syriza face à ces difficultés, parfaitement prévisibles dans leur grandes lignes, n'est pas claire. La campagne s'est surtout voulue "rassurante", visant l'électorat modéré et indécis, et a diffusé l'image d'une "Europe qui change", et même à toute vitesse, et qui est disposée à accéder aux demandes de Syriza. Ces derniers jours des déclarations de dirigeants de Syriza, tous particulièrement des principaux économistes (Dragasakis, Tsakalotos), mais aussi du "bras droit" de Tsipras et directeur de son staff personnel Nikos Pappas, laissent entendre que Syriza serait d'accord pour demander une prolongation "technique" du "programme d'aide" en cours, pour "donner du temps à la négociation". Les conditions qui seront exigées d'une telle prolongation prétendument "technique" sont passées sous silence.

5. On se retrouve donc face à un noeud de contradictions, qui, sous des formes diverses, jalonnent la trajectoire de Syriza et la situation grecque dans son ensemble. Déjà, entre les deux élections de mai et juin 2012, à peu près les mêmes dans Syriza (Dragasakis en première ligne) s'étaient démarqués de la ligne du parti et avaient écarté l'idée d'une annulation "unilatérale" du Mémorandum. Dragasakis avait alors développé des distinctions oiseuses entre la dénonciation "politique" du Mémorandum et la "dénonciation juridique", qui équivaudrait à ces "actions unilatérales" qu'il abhorre. De tels propos avaient coûté cher à Syriza à l'époque, donnant l'impression d'un flou artistique, annonciateur de repli, sur les questions les plus décisives. Mais in fine ce n'est pas cette ligne qui avait prévalu. Qu'en sera-t-il à présent? C'est peut-être LA question essentielle.

6. Actuellement, il faut miser sans la moindre tergiversation, et tout étant lucide sur les contradictions, pas simplement sur la victoire de Syriza mais sur le "tsunami Syriza" qui se dessine. Et cela pour trois raisons: - une telle victoire donnerait une majorité parlementaire et couperait court à toute alliance avec des formations-tampons, qui sont des jouets du système pour imposer des concessions à un gouvernement Syriza. - un tel raz de marée redonnerait confiance aux secteurs les plus conscients, et permettrait un redémarrage des mobilisations populaires. C'est bien sûr la variable clé. In fine c'est cela qui est mesure de faire barrage aux tentations de repli et de recul. - enfin, une telle vague aurait un très grand impact international. Sur les gouvernements et sur toute cette gauche sociale et politique qui mise; à juste titre, sur Syriza et qui a envie de se jeter dans des batailles. Ce qui se joue dimanche, on ne le dira jamais assez est énorme, proprement historique. La première brèche décisive avec le néolibéralisme en Europe. Et l'opportunité extraordinaire pour la "gauche de gauche" de rompre avec la malédiction des défaites qui sont celles des batailles perdues sans avoir été livrées. Une seule option donc: oser lutter, oser vaincre!

Londres, le 22 janvier 2015