En Grèce, la "stratégie économique" de la Troïka (Commission européenne, BCE, FMI), c'est-à-dire celle de Berlin, a échoué depuis longtemps et tout le monde le sait : le PIB a baissé de près d'un tiers en six ans (plus qu'aux Etats-Unis au pire de la Grande Dépression), le chômage touche 28 % de la population (25 % aux Etats-Unis au pire de la Grande dépression) et près de 60 % des moins de 25 ans, la dette, qui a servi de prétexte, explose.

Mais le but n'a jamais été de réduire la dette ou de redresser l'économie du pays ; on s'y serait pris tout autrement. La stratégie du choc, selon le titre de l'excellent livre de Naomie Klein consacré en 2007 aux "expériences" sud-américaines, polonaise, russe, post-crise asiatique, etc. destinées à imposer le néolibéralisme à des sociétés rétives, se poursuit, faisant de la Grèce un laboratoire de la façon dont l'Europe néolibérale peut imposer (avec le concours d'une sociale-démocratie en état de mort cérébrale) la liquidation de l'Etat social : tout droit du travail a disparu, les classes moyennes sont drastiquement paupérisées, souvent les salaires (diminués de 40 % ou plus, comme les pensions) ne sont plus payés qu'épisodiquement par des patrons qui arguent, à tort ou à raison, ne pouvoir les payer et continuer l'activité de l'entreprise, on ferme les écoles, les hôpitaux, la radio-télévision publique, on supprime les cours d'art à certains niveaux d'enseignement afin de pouvoir licencier des profs, on a privatisé ou fermé une grande partie des établissements d'enseignement supérieur, des régions comme les Cyclades ne disposent déjà plus de services médicaux publics de spécialité tandis que les établissements de santé privés fleurissent, proposant des couvertures complètes et de pointe pour ceux qui peuvent les payer, on vend tout le secteur public y compris ou surtout les sociétés bénéficiaires... et des gens meurent chaque jour, de désespoir par suicide, faute d'accès aux soins...

La Troïka est de nouveau attendue cette semaine et va demander de nouvelles "mesures d'économie". Merkel a dit sa volonté d'intensifier la pression sur la Grèce... Le scénario est donc déjà écrit et c'est celui du pire.

La protestation sociale n'a jamais cessé, elle redouble, mais la stratégie du choc a, pour l'instant, atteint son but. La masse du peuple est précarisée, sidérée, renvoyée à la nécessité d'assurer sa survie du lendemain. L'Etat de droit se dilue progressivement sous l'effet des Diktats de la Troïka qui réduisent à un rite vide de sens les procédures de ratification parlementaire des décisions prises à Berlin et Bruxelles. La dérive autoritaire du pouvoir, qui a surtout dû son étroite victoire électorale de l'an passé aux menaces de Merkel et Schaüble puis à la campagne de peur qu'elles ont permis d'organiser, et qui est, depuis, étroitement tenu en lisière par Berlin et Bruxelles, est chaque jour plus sensible. L'Aube dorée profite, comme jadis en Allemagne les nazis, du désarroi politique engendré par cette crise - provoquée - et par les conséquences des politiques qu'elle a permis d'imposer, le pouvoir se servant de manière de moins en moins discrète de ces nervis pour contenir la colère et les oppositions qui montent, tandis que les connexions entre hiérarchie policière et aubedoristes raniment le vieux spectre des Etats parallèles qui ont gouverné la Grèce entre la guerre civile et 1974 - voir Z de Costa Gavras. Pour partie paralysée par le tabou européen, la gauche radicale de Siryza peine à dégager les voies d'une sortie de cet état morbide dans lequel s'enfonce chaque jour un peu plus le pays en ne parvenant pas à identifier clairement la racine du mal : l'euro. La sortie de l'euro n'est pas toute la solution, mais elle est un préalable à toute solution : l'économie grecque, pas plus que la portugaise, l'espagnole, l'italienne, la française... ne peut vivre avec une monnaie construite et gérée en fonction des seuls intérêts de l'ex ou future zone mark. L'euro est à la fois la cause principale et l'instrument du martyre de la Grèce.

En juin dernier, un ami athénien me disait calmement, autour d'un déjeuner de seiches grillées, de salade d'aubergine et d'ouzo devant la rade du Pirée, dans la douceur incomparable de ce début d'été que, depuis quelques semaines, la phrase qu'on entendait revenir comme un refrain dans les conversations, c'était : "il va falloir que le sang coule". De fait, le démocrate dans l'âme que je suis, qui n'a jamais cru à la violence, se demande pourquoi il n'a pas encore coulé.

C'est sans doute que, l'an passé, les Grecs espéraient encore qu'une victoire d'Hollande en France pourrait infléchir la stupide et criminelle politique européenne. La capitulation éclair et sans combat de Monsieur Prudhomme devant la chancelière de fer les a bien vite désabusés. C'est sans doute que, hier, beaucoup de Grecs espéraient encore qu'une défaite électorale de Merkel pourrait infléchir la stupide et criminelle politique européenne. Ils viennent à nouveau d'être désabusés.

J'ai eu l'occasion de dire ici, maintes fois, que je ne partageais pas ces espoirs. L'Europe telle qu'elle s'est transformée, fondamentalement, au tournant des années 1980-1990 en machine à imposer le néolibéralisme et le libre-échangisme généralisé qui met en concurrence des semi-esclaves et des travailleurs protégés, la victoire idéologique totale de Thatcher dont le discours de Bruges est aujourd'hui la véritable charte européenne, une monnaie unique construite pour un pays de vieux (il y avait, dimanche dernier, autant d'électeurs allemands de plus de 60 ans que de 18-59 ans...) dont le pouvoir d'achat des retraites par capitalisation conditionne la surévaluation de l'euro, et qui fait l'essentiel de ses excédents commerciaux sur ses partenaires européens ( ce qui ne serait plus le cas si sa monnaie se réévaluait et si celles de ses partenaires dévaluaient) que cette surévaluation absurde empêche d'exporter à l'extérieur d'une zone monétaire aussi violemment dysfonctionnelle, ont définitivement changé la nature de la construction européenne des débuts ; elle est devenue irréformable et tous ceux qui, dans les "élites", disent qu'on peut la réorienter savent qu'ils mentent ou persistent à s'abuser.

Aujourd'hui, après la victoire de Merkel, il ne reste donc plus aucun espoir aux Grecs et la Troïka va sans doute se charger, dès la semaine prochaine, de le leur signifier. La Grèce, où la démocratie n'est déjà plus depuis le premier mémorandum européen qu'un théâtre d'ombres privé de sens et de crédibilité pour beaucoup de Grecs, rentre donc, à mon avis, dans une période à très haut risque, où, comme dans la Tunisie de ben Ali à la veille du "printemps arabe", un événement contingent, ne revêtant aucune importance majeure en lui-même, peut à tout moment déclencher une explosion. Faire couler le sang.

Mais ce jour-là, s'il vient, il ne faudra pas verser des larmes de crocodile comme celles qu'on a versées, ici, sur le meurtre d'un rappeur par des aubedoristes. Car les aubedoristes comme cette explosion, si elle intervient, sont le résultat d'une situation qui a été méthodiquement construite depuis 2009 et dont les responsables - et coupables - se trouvent à Berlin, à Francfort, à Bruxelles ou à Paris.