Nous sommes rentrés mardi, mais la semaine a été chargée avec, notamment, jeudi à l'Université interâges de Créteil, ma deuxième conférence sur le génocide arménien, et la reprise du boulot sur le bouquin d'histoire consacré à la Grèce et aux Balkans que je dois rendre en septembre.

Bref, je n'ai pas repris la plume sur le blog depuis notre retour, et ce n'est pas bien, car Frédéric et moi avons passé à Nice quelques jours d'exception. D'abord parce que nous y avons retrouvé (enfin moi, Frédéric a fait leur connaissance) Benoît et Sébastien, les chevilles ouvrières du festival In&Out, parce que nous y avons été accueillis comme des rois par toute une équipe aussi efficace, professionnelle, dynamique, que disponible, amicale, chaleureuse. Merci à Isabelle, Matthijs, Vincent, Loïc, Louis, Maxime, la maman de Benoît... (que tous les autres m'excusent) qui nous ont logés, transportés, cocoonés, accompagnés jusque tard dans les folles nuits niçoises !

Ensuite parce que chauffer sa carcasse au soleil et plonger dans la grande bleue (le vendredi ; j'ai raté la seconde occase samedi, dimanche fut frisquet et le vent n'est plus complètement tombé ensuite), prendre le pastis sur la plage ou déjeuner au Castel plage, en avril, au terme (enfin, on espère ! ) de cet interminable hiver, tenait un peu de la magie, du souverain bien, de la renaissance.

Aussi parce que la cuisine niçoise (ah ! la pissaladière et la daube aux raviolis du dernier déjeuner !) est une merveille.

Et puis parce qu'il y avait les soirées cinoche. Pour cette deuxième année (en fait troisième, In&Out est devenu In&Out la deuxième année après une première édition sous un autre nom), Benoît Arnulf, directeur artistique et programmateur, avait fait très fort. Il n'est pas facile, sur huit jours, de mettre au point un programme qui remplisse les salles, qui mélange harmonieusement des ambitions esthétiques exigeantes et des films grand public, qui permette à son public de rencontrer des créateurs, qui programme des oeuvres de patrimoine et d'autres qui sont dans l'actualité. Benoît et son équipe, les institutions niçoises qu'ils ont su mobiliser autour d'eux (le Conseil général et son cinéma d'art et d'essai, Le Mercury ; la cinémathèque de Nice ; le Musée d'art moderne et l'association Héliothrope pour les courts métrages ; l'Ecole d'art de la villa Arson...), ont pleinement réussi leur pari.

Pour ma part, je suis arrivé à Nice le quatrième jour du festival, dédié à Hervé Guibert. La soirée avait lieu à la villa Arson et a commencé par un spectacle vivant autour de textes de Guibert sur les images (des textes forts, tous ; et l'un plus encore que les autres, où Guibert raconte son histoire d'amour avec la photo d'un garçon qui finit par faire corps avec lui, par s'unir et se dissoudre sur sa peau, dans sa sueur : un moment superbe !) dits par Loïc Bettini (mise en scène), Fabien Duprat et Laurent Herrou, entrecoupés de musiques choisies et jouées par un pianiste de talent.

Puis fut projeté l'incroyablement émouvant La Pudeur ou l'impudeur, dans lequel Guibert se filme, en 1990, dans les derniers mois de son Sida, lui, Apollon dans la fleur de l'âge, aussi flétri par le mal qui le tue que ses deux tantes, vieilles femmes qu'il fait parler de la souffrance, de la mort et du suicide. Avec cette seule scène obscène, au milieu des images de ce corps de jeune homme qui fut rayonnant de beauté, transformé en corps de damné des camps de la mort, au milieu de ces images de Guibert sur les chiottes, de Guibert face à son miroir, dans sa baignoire, tentant de sauver ce qui lui reste de muscle ; seule scène obscène : la femme de lettres catholique lui écrivant combien elle a été émue par leur dernière rencontre à La Coupole, combien elle voudrait pouvoir mourir à sa place (les cathos ont cela de terrible que, pour les pires, ils croient que le sacrifice de leur petite personne, que personne ne leur demande, suffirait à annihiler n'importe quelle tragédie), combien elle va prier pour lui, et puis... in cauda venenum, que ses prières qui ont été si souvent efficaces, auraient plus de chances de l'être pour Guibert si seulement celui-ci voulait bien prendre l'engagement de renoncer, au cas où les prières de la dame réussiraient, à sa vie d'avant, à ses désirs si contraires aux Evangiles ! Comble du dégoût face à cette fausse charité, à cette fausse bonté qui, jusque devant la mort, n'abdique jamais son obsession de culpabilité, de haine du corps, du désir, du jouir...

Ce film est incroyablement dur - et beau. Il est aussi incroyablement littéraire - ce qui, sous ma plume, n'a bien sûr rien d'infamant. D'une certaine manière, il est enfin l'un des films emblématiques de ma génération. J'ai trois ans de moins que n'en a (avait, aurait) Guibert et je me rappelle, comme si c'était hier, le choc émotionnel intense que fut la lecture de A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie. Je me souviens aussi qu'à l'époque, lorsque TF1 (oui TF1, cette chaîne venait tout juste d'être privatisée et attribuée en vertu du principe du "mieux disant culturel"... autre obscénité !) a diffusé La Pudeur ou l'impudeur, je n'ai pas pu le regarder jusqu'au bout. J'ai zappé ou éteint le poste durant la scène de la douche. Pas pu. Insupportable. Nous vivions alors avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ; nous sommes des rescapés, mais nous n'étions tous que des sursitaires, même si nous nous protégions, parce que, tous, nous aurions pu être contaminés avant même de savoir que nous devions nous protéger.

Les trithérapies n'ont rien changé à la nécessité de se protéger, soi et les autres - fût-ce contre l'avis des criminels irresponsables du Vatican et l'ignominie des dames patronnesses qui prient pour le salut des pervers en tentant de monnayer leur vie contre leur repentance d'être ce qu'ils sont. Mais les trithérapies ont tout changé. Malgré tout. Heureusement.

Ce qui ne doit pas nous empêcher de rester vigilants, vis-à-vis de nous-même, de nos amants, vis-à-vis de l'autre ignominie, celle de Sarkozy, au hasard, qui nomme sa chanteuse à mi-voix ambassadrice de mes deux contre le Sida et qui coupe les crédits de recherche de l'INRS, lequel ne sait même pas comment il bouclera l'année, comme aux associations qui accompagnent les malades, font la prévention que l'Etat ne fait pas... Il est vrai qu'il y a tant d'autres priorités que ces dépenses-là, à commencer par le bouclier fiscal qui, comme chacun sait, est une question... d'équité. C'est comme la dame patronnesse, faut pas avoir peur d'oser !

Bref, et pour en revenir à In&Out, la dernière partie de soirée fut consacrée à L'Homme blessé de Chéreau, que je n'avais pas revu depuis sa sortie (1983 ! ça ne nous rajeunit pas : à peu près contemporain de ma très progressive sortie du placard). Film événement, film qui fut un événement dans beaucoup de nos vies, et pourtant... Je dois bien l'avouer, j'ai trouvé ce film vieilli, vieillot. Complaisant aussi, avec cette légende noire de l'homosexualité - tellement chrétienne -, avec cette malédiction, complaisance au glauque, à l'hystérie, à la violence qui me sont si totalement étrangères et que je cherche à combattre depuis que j'écris.

Il y a des livres qu'on peut reprendre indéfiniment, relire, redécouvrir à chaque âge de la vie. C'est sans doute plus difficile pour les films parce qu'ils laissent moins de place à l'imagination, à la liberté du spectateur, alors que celle du lecteur est totale. Il y a des livres qu'on a peur de reprendre, parce que l'on pressent que l'émotion qu'ils nous ont procurée est liée à un moment, un âge de la vie, une adéquation aussi subtile que fragile entre ce que l'on était au moment où on les as lus et ce qu'ils sont. J'étais curieux de me voir revoir L'Homme blessé ; désormais, il s'apparente pour moi aux livres de cette seconde catégorie.