Travaillant cet après-midi, pour l'histoire de la Grèce et des Balkans que m'a commandée un grand éditeur parisien, sur la révolte crétoise de 1866-67 et cherchant la lettre qu'Hugo avait écrite aux insurgés, depuis Guernesey, après le massacre, par les Turcs, du monastère d'Arkadi, et l'ayant trouvée (un texte superbe, bien sûr ! où l'on retrouve la puissance et l'émotion qui me font toujours venir la chair de poule lorsque je relis "L'enfant grec" et quelques autres poèmes de ces Orientales écrits pour dénoncer les atrocités turques de la guerre d'indépendance), je me suis avisé que dans Actes et paroles, il y avait un deuxième - et forcément superbe - texte de l'inégalable Victor consacré à cette insurrection crétoise.

Il s'agit d'une défense de Gustave Flourens - "La nature l'avait fait penseur, la liberté l'a fait soldat" -, intellectuel français qui, dans la tradition du philhellénisme de la guerre d'indépendance grecque, la même qui conduira Malraux en Espagne, était parti se battre au côté des Crétois. Coopté député de l'Assemblée crétoise, parti en Grèce pour y trouver de l'aide, emprisonné par un gouvernement grec aux ordres de l'Angleterre qui lui interdit de soutenir les Crétois, renvoyé en France, reparti en Grèce, réemprisonné...

Hugo prend la plume, de peur que le silence ne condamne Flourens à disparaître ; il raconte son histoire, défend la lutte des Crétois contre l'occupation ottomane et la barbarie de la répression que les Turcs ont déchaînée sur l'île et ses populations civiles, puis il en vient à la France et à son refus de soutenir les insurgés. Et voilà que le père Hugo - décidément, on ne le lit jamais assez ! - donne une leçon d'identité nationale à tous les Hortefeux et Besson de notre beau pays...

"La France est une immense force inconnue. La France n'est pas un empire, la France n'est pas une armée, la France n'est pas une circonscription géographique, la France n'est pas même une masse de trente-huit millions d'hommes plus ou moins distraits du droit par la fatigue (j'aime bien ce: "plus ou moins distraits du droit par la fatigue", qui va comme un gant à la France de notre Caligula comme à celle de Badinguet) ; la France est une âme. Où est-elle? Partout. Peut-être même en ce moment est-elle plutôt ailleurs qu'en France (n'est-ce pas ? peut-être, en ce moment, est-elle aussi un peu dans les rues d'Athènes, où un peuple essaye de résister à l'injustice qu'on essaye de lui infliger). Il arrive quelquefois à une patrie d'être exilée. Une nation comme la France est un principe, et son vrai territoire c'est le droit. C'est là qu'elle se réfugie, laissant la terre, devenue glèbe, au joug, et le domaine matériel à l'oppression matérielle."

Rideau !