J'ai déjà expliqué maintes fois ici combien l'Europe qu'on nous a construit depuis les années 1980 était une résurrection de la vieille idée d'oligarchie : votez braves gens, de toute façon nous savons mieux que vous ce qui est bon pour vous ! Si les peuples disent non, soit on s'assoit sur leur vote, comme ce fut le cas en France, grâce à la complicité des socialistes qui ont permis la ratification de la photocopie d'un traité que les peuples français et néerlandais avaient massivement rejeté, soit on fait revoter ces peuples, ad nauseam, jusqu'à ce qu'ils consentent.

Invariablement, cette "construction" promet des lendemains qui chantent et des avancées sociales. Retournez voir les débats sur Maastricht : l'euro devait assurer une expansion forte et la fin du chômage. Peu importe ensuite si elle a enfermé les pays européens dans des logiques financières et budgétaires qui les condamnent au mieux à une croissance molle et à un chômage structurellement fort - lequel bondit à la moindre secousse économique -, ainsi qu'à la paupérisation des classes moyennes.

Même chose pour le traité de Lisbonne qui devait donner un visage et une efficacité à l'Europe. En suite de quoi, on vit, comme d'habitude, des tractations de couloirs aboutir à la désignation d'un non-président et d'une non-haute-commissaire, chargée d'une non-politique étrangère d'alignement inconditionnel sur les Etats-Unis d'Amérique - un tandem sans substance, sans projet, sans politique, sans soutien. Sans la moindre existence. Et à la reconduction d'un président de la commission ultra-libéral, flanqué d'un président de l'eurogroupe, représentant flamboyant du capitalisme mafieux (le vrai scandale Clearstream n'est pas celui dont on nous rebat les oreilles, mais celui du blanchiment industriel d'argent malpropre au coeur duquel est le beau pays sur lequel règne un grand-duc et le président de l'Eurogroupe), et d'un Trichet, monétariste borné, tous ensemble censés... conduire la réforme du capitalisme.

Tout cela est parfaitement logique : cette Europe s'est bâtie exclusivement sur le marché et la libre concurrence : c'est son seul horizon et sa seule logique. Les chartes sociales et autres plans de développement n'ont jamais été que des chiffons de papiers et des rideaux de fumée. Pendant ce temps-là, sous prétexte d'Europe, on démantelait la préférence communautaire et le tarif extérieur commun qui évitaient de mettre les travailleurs européens en concurrence avec ceux du Tiers-Monde, on déréglementait les marchés financiers et la circulation pathogène des capitaux, on privatisait les services publics et d'énergie (pourtant stratégique dans l'avenir, notamment au regard de l'enjeu vital que représente le réchauffement climatique), on poussait, sous prétexte de bonne gestion, au démantèlement des protections sociales acquises par plus d'un siècle de luttes, et qui avaient pris, après la dernière guerre mondiale, la forme la plus juste (la plus juste, pas la plus "généreuse", comme on entend dire de plus en plus, par ceux qui confondent la justice avec la charité) qu'elle ait jamais eue dans l'histoire de l'humanité.

Aujourd'hui, cette Europe-là pousse vigoureusement au démantèlement des systèmes de retraite, comme si, pendant que le ratio travailleurs/retraités diminuait, la productivité et les plus-values du capital n'avaient pas explosé, comme si depuis trente ans, par l'Europe, on n'avait pas imposé une redistribution massive de la richesse au profit du capital, au détriment du travail et des classes moyennes.

Dans ce processus, auquel les rodomontades de Matamore, les gesticulations de Guignol, les tartarinades du Caligula de l'Elysée convoquant tel patron ou promettant et repromettant ce qu'il sait parfaitement ne pouvoir tenir, ne changeront rien, les gauches européennes ont une responsabilité écrasante. Mitterrand tout le premier qui, à Maastricht, concéda au gouvernement conservateur allemand, par peur de "voir dériver l'Allemagne" loin de l'Europe après la chute du Mur, tout ce qu'il demandait pour accepter l'euro - devenu idée fixe et horizon indépassable du vieillard qui nous gouvernait et du parti qu'il avait subjugué, lui qui n'avait jamais été ni socialiste ni même social-démocrate.

Jeu de dupes : la France a obtenu un symbole, l'euro, qui n'a cessé d'appauvrir les classes moyennes par une hausse des prix que la Nomenklatura des politiques et des "économistes" continue à nier ; l'Allemagne conservatrice a obtenu tout le reste, et la mise en place de logiques lourdes, nées des phobies historiques allemandes d'un retour à l'hyperinflation de l'entre-deux-guerres, logiques qui sont supportables par l'économie allemande et quelques autres, du fait de leur histoire, des structures d'une économie puissante, très anciennement industrialisée, très fortement capitalisée, d'une société cohérente, riche, dont les productions sont assez peu sensibles aux effets dévastateurs sur les exportations que produit une monnaie surévaluée.

L'euro est une absurdité et la manière dont elle est gérée depuis son origine une catastrophe. La monnaie unique n'aurait dû être créée qu'au terme d'une harmonisation des politiques fiscales, des niveaux de protection sociale, d'un accord sur ce qui, dans l'économie, relève du domaine de l'initiative privée ou de la responsabilité des Etats. Elle ne pouvait être qu'une conséquence de l'unification européenne, non un moyen de la réaliser.

Autrement dit en langage populaire, on a mis la charrue avant les boeufs.

En suite de quoi, on a imposé, illégitimement, à tous les Etats de la zone euro, les contraintes que, légitimement, le peuple allemand avait décidé de s'imposer à soi-même, pour des raisons qui lui sont propres.

Mais la Grèce, l'Espagne, le Portugal et même la France ne sont pas l'Allemagne. Elles n'ont ni les mêmes contraintes ni les mêmes besoins. Leurs histoires nationales ne sont pas identiques. Pendant que l'Europe du nord-ouest connaissait ses trente glorieuses, la Grèce demeurait sous une dictature patronnée par Londres et Washington, à l'exception de quelques courtes phases de démocratisation, de 1945 à 1975. Durant cette période, elle n'a pu se doter d'un Etat providence, comme les pays de l'Europe du Nord-Ouest ; elle n'a pu le faire que dans les années 1980, dans une période de crise économique - déjà ! -, à un coût amplifié par le système politique clanique, entretenu depuis l'indépendance par le protecteur anglais, puis américain. Au Portugal, l'interminable dictature Salazar, elle aussi sous protection anglo-américaine, avait pour antienne officielle l'éloge très catholique de la pauvreté, de l'ignorance et du sous-développement. Et les opus deistes de Franco, artisans du développement économique espagnol des années 1960, n'avaient pas franchement pour modèle le capitalisme rhénan...

A leur sortie des dictatures, ces pays ont donc dû rattraper leur retard social sur le reste de l'Europe, mais sans disposer des structures économiques solides de pays anciennement industrialisés, éduqués, disposant de ressources naturelles, de savoir-faire, d'infrastructures, d'une solidité financière sans commune mesure avec celles des pays du sud. Même si les fonds structurels européens ont alors joué leur rôle, imposer à ces pays les contraintes allemandes était non seulement irréaliste, c'était absurde et criminel. Et il était évident que ce corset de fer exploserait au premier choc d'importance.

C'est ce qui arrive aujourd'hui. Et c'est grave. L'euro, en Grèce comme ailleurs, a appauvri des classes moyennes qui n'avaient jamais atteint le niveau de vie de l'Europe occidentale et qu'on a poussées depuis dix ans à s'endetter - comme en Irlande, l'explosion de l'endettement individuel a été, dans un pays où il était très faible, la soupape de sécurité aux pressions européennes sur l'endettement de l'Etat et les salaires. C'est donc toute la cohésion sociale et politique du pays qui est aujourd'hui en cause.

Le scandale absolu c'est que ce sont les mêmes agences de notation, qui ont couvert les malversations bancaires, qui ont elles-mêmes conduit à la "crise", c'est-à-dire au hold-up du siècle des banques sur les contribuables, qui aujourd'hui déchaînent la spéculation contre la Grèce, l'Espagne, le Portugal... les autres.

Or, face à une pareille situation, à laquelle est confrontée la Grèce depuis deux mois, qui touche aujourd'hui l'Espagne, le Portugal, l'Irlande, mais qui nous menace aussi, il n'y a pas trente-six solutions : soit on fait payer le capital en acceptant un peu d'inflation et en dévaluant la monnaie, soit on fait payer le peuple en continuant à augmenter les impôts, à démanteler les sécurités sociales et à interdire l'augmentation des salaires.

Le "pacte de stabilité", ou "pacte de brigandage social", interdisant la première voie (qu'empruntent au contraire sagement les Etats-Unis d'Obama), le gouvernement Papandréou - avant les autres - doit donc aujourd'hui passer sous les fourches caudines de la finance européenne et mondiale. L'Espagne et le Portugal devront faire de même.

Il n'est pas indifférent de noter qu'il s'agit là de trois gouvernements dits socialistes, qui vont donc devoir conduire des politiques conservatrices, sous la pression et la surveillance étroite de l'Europe, en rupture complète avec leur idéologie et leur programme électoral. En quoi l'Europe s'avère de nouveau un redoutable ennemi de la démocratie puisque, par ses logiques financières, elle montre une fois de plus aux citoyens qui ont choisi le changement que leur vote compte pour rien et que quelques agences de notations et des traders spéculant sur les dettes souveraines, bien que responsables de la crise sans en payer aucun des pots cassés, sont aujourd'hui plus puissants que la souveraineté populaire.

Quant à la responsabilité des socialistes, elle est de nouveau engagée. Américain d'esprit et de langue (son grec fait sourire beaucoup de ses compatriotes), M. Papandréou, président de l'Internationale socialiste, fait docilement le sale boulot qu'on exige de lui. Il le fait quelques semaines seulement après une élection où les Grecs ont choisi le changement de politique. Il le fait en aggravant la politique que les Grecs viennent de rejeter... en votant pour lui. Nouvelle trahison socialiste, qui engendrera forcément, chez nombre de citoyens, le sentiment justifié que la démocratie est devenue une rite dépourvu de tout sens.

On oublie aujourd'hui que l'Angleterre et la France ne se sont pas contentées, au XIXe siècle, de coloniser par la conquête armée, elles ont imposé, par la dette, leur contrôle politique à la Grèce, à l'Egypte, à l'Empire ottoman... c'est ce qui se répète aujourd'hui, ni plus ni moins, quand on met la Grèce "sous surveillance" de l'Europe, en lui intimant l'ordre de maltraiter ses citoyens, et de rendre compte régulièrement à Bruxelles que le dépeçage se fera bien sans faiblir.

On rêve que l'Europe ait eu la même sévérité pour les banques qui ont pu puiser, sans contrôle ni contrepartie, dans les fonds publics !

Combien de temps les peuples européens subiront encore, sans se révolter vraiment, la politique d'injustice sociale à l'oeuvre depuis trente ans sous prétexte d'Europe ? Combien de temps supporteront-ils cette nouvelle et implacable version d'un impérialisme financier par la dette géré par l'Europe au profit des intérêts privés ?