Le Château du silence est mon meilleur livre, j'en reste persuadé et je ne suis pas le seul de cet avis ; il est aussi mon plus grand échec en terme de ventes. Il n'a pas eu de chance : il est sorti en septembre 2003, trois mois avant le dépôt de bilan du diffuseur d'H&O, lequel diffuseur n'a trouvé de repreneur et n'est reparti sur de nouvelles bases qu'à l'été suivant (le diffuseur, c'est ce maillon essentiel de la chaîne du livre, dont les lecteurs ignorent souvent l'existence, mais qui est capital puisque c'est lui qui assure la mise en librairie des livres et... empoche la plus grande partie du prix que paye le lecteur à son libraire). Il n'a doublement pas eu de chance : des attachées de presses particulièrement incompétentes ont été incapables de le défendre.

Il n'était sans doute pas non plus dans l'air du temps. Qui, en France, s'intéresse à Chypre et aux disparus de 1974 ? En 2003, personne. C'est vrai que c'est beaucoup moins passionnant que l'usage que fait de ses trous Mme Angot, les galipettes de Mme Despentes, le nombril de MM Beigdeder ou Zeller, les états d'âme d'un maoïste devenu fan du pape, les affres d'une ex-truie devant la maternité, le dernier produit marketing de la fille naturelle ou du conseiller polygraphe, et condamné pour plagiat, d'un président défunt...

Mais l'été dernier L'Express, puis hier, ''Le Monde'', semblent soudain découvrir le problème : il n'est jamais trop tard pour bien faire !!!

Lorsque je l'ai découverte, moi, cette question des disparus, à l'été 1987, à l'occasion de vacances à Chypre avec mon homme, j'en ai été complètement bouleversé. J'étais en train d'écrire alors mon premier roman, mais j'ai su tout de suite que, si jamais j'arrivais au bout, si jamais je continuais à écrire, ce serait aussi pour faire sortir ces disparus-là d'une deuxième mort, celle du silence dont on les a enveloppés, parce que la Turquie est l'alliée privilégiée des Américains et que, comme Israël, elle a donc tous les droits. A commencer par celui de massacrer qui bon lui chante et quand bon lui chante, à commencer par celui de violer impunément le droit international, depuis 1967 pour Israël et 1974 pour la Turquie à Chypre.

Il m'a fallu longtemps, onze ans, pour trouver le moyen romanesque de parler de cette question. Et puis un jour, pendant les deux ans que j'ai passés à Nisyros, dans l'été 1998, alors que j'étais allé me balader avec Chantal, une amie très chère, à Rhodes, sur le bateau du retour, le Nisos Kalymnos qui a depuis pris sa retraite, tout s'est mis en place.

J'ai écrit Le Château du silence comme je n'ai écrit aucun autre de mes livres. Avec un sentiment d'urgence et de nécessité absolus. Plus vite qu'aucun autre de mes livres, en quelques semaines, et en arrivant presque du premier coup à ce que je voulais. En me couchant avec et en me levant avec, en étant occupé que de lui. Il s'est passé des choses étranges durant l'écriture de ce livre et, souvent, j'ai eu l'impression de n'être pas seul à l'écrire, même si, au final, je n'ai pas disjoncté comme mon narrateur. J'avais besoin de rendre la parole à qui on l'avait enlevée, à qui avait été martyrisé, à qui était peut-être encore martyrisé à l'heure où j'écrivais ce livre. Car des sources convergentes ont indiqué, jusque dans les années 1990, que la Turquie détenait encore, vivants (vous avez vu Midnight Expres et Yol ?) certains de ces disparus ravis à la vie en 1974.

J'ai donc été content de lire, hier, cet article du Monde, racontant comment on est en train de faire progresser la paix sur cette île si douée pour le bonheur, que les Anglais d'abord, puis les Américains, tantôt aidés de leurs séides fascistes grecs, tantôt appuyés sur leurs séides turcs, ont balafré, marqué au fer rouge, ravagé, en dressant l'une contre l'autre, puis en séparant, enfermant dans une logique de purification ethnique des communautés grecque et turque qui vivaient en parfaite harmonie.

Il faut lire Citrons acides de Lawrence Durrell.

Voilà donc, après que les Chypriotes turcs ont enfin chassé cette ordure de Denktash en 2005, qu'on est en train de refermer doucement les plaies. Même si c'est au prix de quelques mensonges, car les disparus turcs de 1964, ceux d'une guerre civile larvée provoquée par la volonté de puissance de Denktash qui bloqua le fonctionnement d'institutions impraticables concoctées par les Anglais afin de rester arbitres, puis par refus brutal de Makarios de rester otage de cette situation, ces disparus-là n'ont rien à voir avec les disparus grecs de 1974, victimes de l'impérialisme turc auquel donnèrent libre cours les imbécillités de la junte grecque d'alors, poussée par les Etats-Unis pour de fumeuses raisons stratégiques : Makarios un Castro de la Méditerranée, il fallait vraiment être un Talleyrand aux aussi petits pieds que M. Kissinger pour y croire !

Sans doute faut-il en passer par cet amalgame pour ne pas désigner la Turquie comme seule responsable des crimes qu'elle a commis. reste la question centrale : il n'y aura pas de véritable paix à Chypre, comme il n'y aura pas de véritable paix en Palestine, tant que les puissances occupantes n'auront pas rapatrié les colons qu'ils ont illégalement implantés dans des territoires qu'ils occupent illégalement.

Pour mémoire :

Le recensement de 1960 donnait une population de 573.566 habitants dont 81,7 % appartenant à la communauté grecque (77 % d’orthodoxes, 4,7 % de maronites et arméniens) et 18,3 % à la communauté turque (dont une partie est d’ailleurs alors hellénophone).

Depuis 1974, ces 18,7 % de la population chypriote turque ont été regroupés sur les 38 % du territoire de la République de Chypre, devenue entre-temps membre de l'Union européenne, qu'occupe la Turquie, reconnue candidate par l'Union européenne - ce qui est tout de même un comble d'absurdité d'européenne !!! Les Turcs ont procédé au Nord à une "purification ethnique" presque totale de la population grecque qui, là comme ailleurs était massivement majoritaire, car la population turcophone était disséminée sur l'ensemble du territoire de l'île. Ils y ont proclamé un Etat fantoche du nord de Chypre qu'ils sont seuls à reconnaître.

Le rapport entre populations grecque et turque a sensiblement varié depuis 1974 : la population chypriote turque a en effet été touchée par un fort mouvement d’émigration depuis 1974, essentiellement dû à l'incurie et à la corruption des gouvernements Denktash (1974-2005), alors que le sud de l'île, grec, passait du sous-développement à une remarquable prospérité. La communauté chypriote turque ne représente plus aujourd’hui que 11,7 % de la population légale de l’île, par rapport aux 88,3 % de Grecs (85,1 % d’orthodoxes et 3,2% de maronites et arméniens).

Ces chiffres ne tiennent pas compte des 115.000 colons anatoliens que la Turquie a illégalement installés depuis son invasion du Nord de l’île en 1974 afin d’infléchir le rapport démographique global : ceux-ci sont désormais plus nombreux dans la zone occupée que les 88.000 Chypriotes turcs. Ils excluent également les 35.000 soldats turcs des forces d'occupation qui font du Nord de Chypre, selon le rapport du secrétaire général de l’ONU (5/1995/1020 du 10/12/1995) « une des zones les plus militarisées dans le monde ».