Depuis deux jours, la Grèce urbaine flambe.

L'explosion est due au meurtre d'un jeune anar (précision que me donne Alain le lendemain de l'écriture de ce billet : anar, c'était trop vite écrit... il semble qu'il s'agisse d'un fils de bonne famille, ce qui n'est pas forcément antithétique d'ailleurs, tout cela pour dire que c'est une partie très importante de la jeunesse qui est entrée en révolte et pas seulement une jeunesse défavorisée.... parce que ce que je décris dans ce billet touche effectivement de plus en plus gravement les couches moyennes, voire moyennes supérieures, en Grèce comme en France), de manière brûleur de poubelles par un policier qui a tiré, à balles réelles, sur un groupe de jeunes contestataires qui manifestent sporadiquement, dans le centre des grandes villes, leur refus de la société qu'on leur fait, spécifiquement aujourd'hui contre le démantèlement du système de retraite et la privatisation rampante du système d'enseignement supérieur.

L'événement pourrait être anecdotique. Il ne l'est pas.

La vérité est que la société grecque va mal.

Elle va mal, d'abord, parce que depuis 1974, elle est dirigée par une classe politique totalement endogamique, structurée par deux partis de gouvernement déchirés par des luttes intestines qui trouvent leur origine dans des rivalités personnelles, non dans des analyses divergentes du libéralisme triomphant, du libre-échangisme généralisé ou des politiques économiques et monétaires européennes qui ont permis depuis trente ans aux responsables nationaux d'imposer au peuple grec ces choix libéraux et libre-échangistes et de démanteler progressivement tous les acquis sociaux qui avaient fait la vie plus douce et plus sûre aux humbles et aux classes moyennes.

Ca vous rappelle un autre pays ?

Elle va mal, ensuite, parce que l'euro, tel que l'ont imposé les Allemands lors du traité de Maastricht (à cause de leur traumatisme de l'hyperinflation de l'entre deux guerres) joint au libre-échange place tous les les pouvoirs européens dans un étau redoutable qui fait des salaires la seule variable d'ajustement de l'économie. Et que donc le pouvoir d'achat des Grecs, comme celui de tous les Européens, a été depuis quinze ans la première victime de cette obsession allemande de la stabilité monétaire, sur laquelle se fonde l'autisme de la BCE (qui augmentait ses taux, en juillet ! à cause des risques d'inflation... et qui a condamné depuis sa création la zone euro à une croissance cachectique), conjugué au démantèlement de la préférence communautaire et du tarif douanier extérieur commun sous la pression constante des libéraux, conservateurs ou travaillistes, britanniques.

Une monnaie commune ne pouvait qu'être la conséquence de quinze, vingt ou trente ans de convergence obstinée des politiques économique, fiscale, douanière ; mettre la charrue avant les boeufs, imposer le carcan allemand à des pays qui n'ont ni les mêmes structures économiques, ni les mêmes intérêts, ni besoin des mêmes politiques pour stimuler une activité économique qui n'a ni les mêmes points forts ni les mêmes points faibles que celle de l'Allemagne (on le voit bien encore aujourd'hui, avec le refus buté de Mme Merkel de coordonner la réponse économique à la crise, de financer une relance européenne), céder à l'égoïsme monétaire allemand et à l'obsession libre-échangiste britannique constituait une absurdité et une tragique erreur dont nous n'avons pas fini de payer le prix. Nous comme les Grecs.

Aussi en Grèce, comme aux Etats-Unis, comme Sarkozy le proposait dans sa campagne présidentielle en guise de remède miracle à la baisse du pouvoir d'achat, les gouvernements socialistes et conservateurs ont-ils encouragé les Grecs à s'endetter pour qu'ils puissent continuer à consommer. Pendant que Bruxelles et la BCE contraignaient la Grèce à combattre son déficit public et à réduire sa dette, les Grecs étaient, eux, contraints à s'endetter pour continuer à s'équiper, mais aussi à s'habiller ou à manger. C'est la vraie logique de Maastricht et du pacte de stabilité : substituer l'endettement privé des classes moyennes et des pauvres à l'endettement public. Jusqu'à l'absurde, car le surendettement, dans une société grecque traditionnellement très peu endettée, a pris aujourd'hui les dimensions d'une redoutable bombe à retardement politique, économique et sociale dont l'embrasement de ce ouiquende n'est peut-être que le prodrome.

La société grecque va mal, enfin, parce que dans un contexte national d'inflation restée forte, la stabilité monétaire assurée par l'euro conduit à une perte de compétitivité du tourisme et à une baisse de ses ressources qui sont pourtant indispensables pour combler une partie du déficit commercial (la Grèce a peu d'industries) et énergétique.

Depuis les années 90, tous les gouvernements, socialistes et conservateurs, ont donc conduit la même politique "de rigueur" budgétaire, saluée à Bruxelles, à Francfort, et par l'OCDE, cette Mecque des ayatollahs libéraux.

C'est "bien" mais ce n'est jamais assez ; la Grèce a fait des efforts, mais ils ne sont pas suffisants. Et depuis le début de la crise financière, l'Etat grec que l'OCDE félicitait pour ses "efforts" il y a six mois (c'est-à-dire pour sa progression sur le chemin qui conduit à la restauration de la loi de la jungle économique et sociale) est sanctionné par les... Marchés. Car l'un des phénomènes de cette crise dont on parle le moins, c'est que certains Etats européens ont, depuis quelques semaines, de plus en plus de mal à placer leurs bons du trésor, leurs titres de dette, et que, pour les placer, ils sont obligés de proposer des taux d'intérêt de plus en plus élevés. De plus en plus léonins.

Ceci alors que le taux offert pour la rémunération de la dette publique allemande reste stable, ce qui montre bien que l'euro n'a construit aucune solidarité de fait. Au contraire, puisque l'égoïsme allemand contribue aujourd'hui à étrangler la Grèce, l'Italie, l'Espagne... mais ne vous réjouissez pas trop, la France n'est pas si loin sur la liste.

Car l'absurdité du système de l'euro, c'est qu'autrefois, dans pareille situation, la banque centrale de chaque Etat aurait acheté les titres de dette nécessaires à ce que la machine continue à tourner, quitte à les financer par l'inflation et la dévaluation. Tandis qu'aujourd'hui l'égoïsme allemand conjugué aux verrous posés à Maastricht menacent certains Etats européens, après des banques, d'une pure et simple faillite. La Grèce en premier.

Face à de pareilles dérives, ce ne sont pas les cautères sur une jambe de bois du genre des faux plans de relance sarkoziens qui régleront quoi que ce soit. La Grèce devra-t-elle sortir de l'euro ? après ou avant l'Italie ?

Plutôt que de se crêper le chignon au seul profit de Sarkozy et de sa bande, Mmes Aubry et Royal devraient plutôt se demander par quelle aberration un gouvernement socialiste a pu négocier et signer un pareil traité. Car ce qui est en jeu, derrière cette affaire-là, c'est bien plus que l'euro. C'est même plus que le démontage de l'Etat providence, des retraites et de la sécurité sociale. A ce titre, le mort d'Athènes est aussi inquiétant que les mesures liberticides empilées par Dati, Alliot-Marie, Hortefeux et Sarkozy depuis des semaines, aussi inquiétant que des chiens policiers lâchés dans des collèges ou des complots d'ultra-gauche plus ou moins imaginaires opportunément démantelés à grand renfort de médias, aussi inquiétant que le racisme anti-rom de Berlusconi ratifié par l'Europe...

Ce qui est en cause c'est que, lorsqu'on laisse la Cocotte-minute sur le feu en ayant bouché toutes les soupapes, on risque généralement l'explosion ; lorsque le pouvoir a perdu, ou abdiqué, tout moyen d'action sur la situation économique et la paupérisation accélérée des classes moyennes, qu'il a renoncé à assurer un minimum de justice sociale pour permettre à une minorité toujours plus restreinte de se gaver toujours plus, la répression, la criminalisation de toute contestation, la violence d'Etat la plus brutale - la saine insécurité, comme a dit benoîtement une des procureurs de Melle Dati - restent les seuls moyens de régulation sociale, avec en ligne de mire, désormais comme dans les années trente, les libertés fondamentales et la démocratie.