Ce matin, j'ai repris l'avion à Nice, après la rencontre, jeudi à la librairie Masséna (merci à Jean-Marie et Jérôme), montée par les amis de Polychromes (merci à Jean-Louis, Benoît, Sébastien, Julien et tous les autres Polychromiens), trois jours au festival du livre de Mouans-Sartoux (et un franc succès pour moi : quelques lecteurs qui me connaissaient déjà, qui avaient lu l'entretien du Magazine des livres, beaucoup de futurs lecteurs et d'échanges riches), puis une visite, hier, à mon copain Gérard (voir le billet du 26 juin), en rééducation au Centre héliomarin de Vallauris après une opération qui l'aidera à mieux marcher.

Et en attendant l'avion, j'ai lu Libé.

Retour à ce triste monde du fric-fou, fric-roi, du fric irresponsable qui va plonger dans la misère ou la gêne aggravée des millions de petites gens qui triment et qui ont déjà été victimes, pendant les dernières décennies, du libre-échange généralisé. Délocalisations pour satisfaire les exigences de rendements à deux chiffres pour les actionnaires ; critères de convergence du traité de Maastricht puis du Pacte de stabilité qui ont fait des salaires la seule variable d'ajustement de l'économie, ces humbles-là, qui tirent de plus en plus la langue depuis vingt ans, qui triment plus pour gagner moins puisque M. Trichet répète inlassablement que l'inflation menace et que "la modération salariale", comme il dit dans sa novlangue, est la clé du bonheur universel, voient soudain avec effarement le même M. Trichet et ses semblables faire pleuvoir les millions de dollars et d'euros, qu'il était, hier encore, si dangereux de distribuer aux salariés, sur les banquiers irresponsables qui ont conduit le système libéral à une de ces crises dont il a le secret.

Et voilà que M. Joffrin, un des fleurons de ce social-libéralisme qui nous a expliqué depuis vingt ans qu'il fallait privatiser, déréguler, européaniser, laisser les marchés donner libre cours à leur dynamisme et à leur créativité, voilà que ce type qui, avec tous ses camarades thuriféraires de la mondialisation heureuse, devrait aller cacher sa honte au fond d'un trou, continue imperturbablement à pérorer sur la catastrophe directement consécutive aux idées qu'il prêche depuis vingt ans.

Voilà que cet esprit faux qui a regretté depuis vingt ans qu'on n'aille pas plus vite et plus loin dans le démantèlement de l'Etat régulateur, de l'Etat interventionniste, de cet Etat keynésien et planificateur qui, pour la première fois dans l'histoire du capitalisme, avait assuré entre 1945 et 1975, en Europe de l'Ouest, une croissance continue, sans crise, une prospérité unique dans l'histoire de l'humanité, la sécurité pour le plus grand nombre et une réduction elle aussi continue des inégalités, voilà que cet esprit faux vient clouer au pilori les "irresponsables"!

Mais qui sont-ils, pour M. Joffrin, ces irresponsables-là ? Les Attali, Jospin, Fabius et autres Strauss-Kahn qui ont négocié, signé, défendu ce scélérat traité de Maastricht, terrible strangulateur de la croissance européenne depuis 1992, qui ont tout cédé aux thatchériens et aux blairistes, jusqu'à ouvrir le transport ferroviaire à la concurrence, plutôt que d'y faire les investissements massifs et publics qu'exige l'avenir, jusqu'à brader au privé ce secteur énergétique, stratégique et qui, plus que n'importe quel autre, aurait dû rester gouverné par la loi de l'intérêt général, pas par celle du profit ? Sont -ils les Chirac, Balladur, Sarkozy, Juppé et autre Raffarin qui ont mené les mêmes politiques, consenti aux mêmes capitulations, organisé une répartition des richesses toujours plus favorable à un nombre toujours plus réduit, sur le dos d'un toujours plus grand nombre de gens rejetés vers la précarité et la gêne ?

Irresponsables, ces socialistes qui, au nom du réalisme, ont oublié jusqu'au sens des mots "justice sociale" et qui ont jeté les humbles dans les bras de Le Pen puis de Sarkozy ? Irresponsables, ces socialistes qui sont aujourd'hui aphasiques, après avoir cédé et failli, après avoir brisé tous les liens qui empêchaient le capitalisme de courir à la crise, vers laquelle il court, toujours, dès qu'il est "libre" et qui détruira, comme toutes les autres fois, des millions de vies ? la dernière, il fallut une guerre mondiale, des massacres sans nombre et des crématoires pour remettre debout le "marché libre" !

Non, les "irresponsables", pour M. Joffrin ce sont les... "nationalistes" !!!

"Rarement le coût de la non-Europe aura été aussi visible et aussi douloureux. Rarement la rigidité des talibans du marché aura fait autant de mal."

Quand on a l'esprit faux c'est décidément pour la vie ! La "non-Europe", vraiment ? Mais quelle Europe nous manque au juste ?

Celle de Juncker, président de l'Eurogroupe depuis 2005, ministre des Finances depuis 1989 et Premier ministre depuis 1995 du paradis fiscal luxembourgeois, promis à la présidence de l'UE si on finit par se moquer de la volonté des Irlandais comme on s'est moqué de celle des Français et des Néerlandais ? Juncker ! parangon et symbole de cette Europe libérale qui nous a menés là, précisément, où nous en sommes aujourd'hui, qui a imposé la dérégulation des marchés et la privatisation des bénéfices. L'Europe des Barroso, Trichet et autres Lamy, tous plus libéraux, libre-échangistes et monétaristes les uns que les autres, qui a organisé la paupérisation des salariés et des retraités, au nom du maintien des "grands équilibres" et de la lutte contre une imaginaire inflation, tout en cassant la préférence communautaire et le tarif extérieur commun. L'Europe qui force à la privatisation de la Poste, en attendant celle des universités, des retraites ou de l'assurance-maladie. Une Europe qui impose aujourd'hui la socialisation des pertes, en faisant payer ceux que cette Europe-là n'a déjà cessé d'appauvrir depuis vingt ans !

Plus d'Europe Juncker-Barroso-Trichet, vraiment, M. Joffrin ?

Mais il faudrait expliquer à M. Joffrin que la crise actuelle c'est le résultat de cette Europe-là. Il faudrait que M. Joffrin comprenne une fois pour toutes que l'Europe qui a gagné depuis longtemps, c'est celle de Mme Thatcher, une Europe qui ne considère que le profit des puissants et qui lamine les droits des faibles, qui a levé tous les obstacles à la spéculation, aux transferts de capitaux tout en étant incapable de créer une recherche européenne ou d'investir dans les grands travaux d'infrastructure dont le continent a besoin pour préparer son avenir.

Il faut expliquer à M. Joffrin, pour faire court, que la seule Europe qui existe vraiment, c'est l'Europe du fric qui est, au premier chef, responsable de la catastrophe actuelle, une Europe qui a été le cheval de Troie du libéralisme, l'Europe qui a permis aux gouvernements conservateurs ou sociaux-libéraux d'imposer à des sociétés qui n'en voulaient pas, qui n'en veulent toujours pas, un libéralisme dont nous allons maintenant payer les pots cassés.

Il faudrait expliquer à M. Joffrin qu'il n'y a pas d'un côté les gentils Européens et, de l'autre, les méchants et bornés nationalistes, et que nous n'avons nul besoin de plus d'Europe, si cette Europe-là est celle des Juncker, Barroso, Trichet, Sarkozy, Berlusconi ou Joffrin. Nous n'avons pas besoin de plus d'Europe, nous avons besoin d'une autre Europe qui respecte enfin les peuples et les principes de base de la démocratie, qui s'occupe d'investissements pour l'avenir plutôt que de d'obtenir le démantèlement et la privatisation des services publics, une Europe qui retrouve un sens qu'elle a perdu depuis très longtemps, une Europe qui se préoccupe plus de niveau de vie que de libre circulation des capitaux, de tarif extérieur commun et de préservation des industries et des emplois plutôt que d'être obsédée, fascinée par les dogmes monétariste et libre-échangiste. Une Europe qui remette l'homme au centre alors que depuis vingt ou trente ans, elle ne parle plus que fric.