OD

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mardi 30 septembre 2008

"A qui appartenaient ces tableaux ?" : un ratage exemplaire ? (1)

Sans doute attendais-je trop de cette exposition présentée au Musée d’art et d’histoire du judaïsme et que je suis allé visiter jeudi soir avec Frédéric et Chantal. En tout cas j’en suis sorti singulièrement déçu. Et avec des questions plein la tête : à quoi peut servir pareille expo coproduite par le ministère de la Culture, celui des Affaires étrangères, la Direction des Musées de France et la Réunion des Musées nationaux ? Quel est son propos ? Quelle est son utilité pédagogique ? Comment justifier l’utilisation de fonds publics au vu d’un contenu aussi médiocre, d’une mise en perspective aussi indigente ? Comment peut-on, en mettant ensemble des institutions de cette nature, sur un sujet aussi passionnant, complexe, si méconnu, sur lequel il y a tant à expliquer au public, aboutir à un résultat aussi piteux ?

« Cette exposition, précise le document qu’on distribue à l’entrée, veut contribuer à éclairer l’histoire de la spoliation. » Eh bien c’est raté !

« Nous souhaitons insister sur le fait que l’inventaire des œuvres dit « MNR », pour Musées nationaux récupération, dans sa composition, ne peut donner une vision exacte de la spoliation. » Exactement !

Autrement dit, en deux phrases qui se suivent : l’exposition que nous vous proposons ici est exactement antithétique de ce que nous désirons montrer.

Et c’est bien l’impression qu’on a lorsque, sortant de cette expo, on se demande ce qu’ont pu en tirer les visiteurs qui ne connaissaient pas la question en y entrant.

1 - On y voit quelques tableaux seulement, dont quatre cinquièmes de très médiocres : on n’a aucune idée ni de l’ampleur ni de la qualité des razzia qui ont été opérées par l’ERR (l'organisme chargé par Hitler de spolier les collectionneurs juifs), et l’impression dégagée par l’expo est l’exacte contraire de ce qu’elle aurait dû produire.

Réflexion naturelle du visiteur ne connaissant pas le dossier : ça n’est que ça, ils n’ont donc spolié que des croûtes, ce n’est pas si grave…

Si l’on voulait vraiment « éclairer l’histoire de la spoliation » aux yeux du public, il fallait emprunter à des collectionneurs privés de réels "trésors" spoliés durant la guerre et restitués depuis, présenter des photos d'avant guerre de ceux qui n’ont jamais réapparu.

2 – L’appareil de spoliation est lui-même présenté de manière tellement allusive qu’un visiteur non averti ne peut avoir aucune idée ni de sa nature, ni de son efficacité redoutable. Mieux, ou pire, la plupart des toiles présentées ont été… achetées et, même si on nous explique dans quelles conditions, forcées, grâce au cours surévalué de la monnaie allemande, on est loin de rendre compte de la réalité de la spoliation.

Réflexion naturelle du visiteur ne connaissant pas le dossier : spoliation, spoliation, oui, enfin ils ont tout de même acheté.

Et là encore on aboutit au résultat à la fois exactement inverse à celui qu’on recherchait et exactement contraire à la réalité historique, car l'immense majorité des objets d'art spoliés entre 1940 et 1944 a bel et bien été confisquée, non pas achetée.

3 – Rien ne montre non plus la dimension idéologique de la spoliation et de la conception de l’art qu’avaient les nazis.

Une conception qui les conduisirent à classer les œuvres spoliées par catégories : celles correspondant aux canons nazis, destinées aux collections des dignitaires du Reich ou à rejoindre les cimaises du grand musée que Hitler voulait créer à Linz ; celles qui dérogeaient à ces canons, qui furent malgré tout jugées dignes d’être vendues en Suisse ou dans d’autres pays neutres pour rapporter des devises ; celles qui, jugées trop « dégénérées » même pour cet usage, représentant des juifs ou produites par des artistes juifs (parmi lesquelles des Picabia, Klee, Miró, Ernst, Dali, Masson, Léger, Picasso) furent lacérées et brûlées avec des ordures le 27 juillet 1943.

Là encore, occasion manquée d’expliquer ce qu’était le rapport à l’art de cet État totalitaire et raciste. Réflexion naturelle du visiteur ne connaissant pas le dossier : ben oui, quoi, Göring (montré en train de faire son "marché" au Jeu de Paume, avec un commentaire lapidaire) et les autres, ils aimaient les belles choses et ils ont profité de la situation… comme Napoléon et les Français un siècle et demi auparavant en Italie.

Echec une fois encore - échec intellectuel, dans la conception même de l'expo - à faire comprendre ce que fut la radicale différence des spoliations nazies par rapport aux pillages "classiques" accompagnant toute guerre depuis l'aube de l'humanité.

4 – Rien non plus, ou presque (une phrase ou deux dans un cartel !), sur la Résistance dans les musées : je ne vais pas raconter ici, ce qu’ont fait Jacques Jaujard, directeur des Musées de France, et Rose Valland au musée du Jeu de Paume (vous n'avez qu'à lire L'Or d'Alexandre, na!), mais enfin se borner à citer le nom de l’un et afficher une vague photo de l’autre est totalement inacceptable. Dérisoire ! presque insultant pour leur mémoire et celle de tous ceux qui ont tenté de s'opposer, avec leurs moyens, là où ils étaient, à l'ignoble politique de spoliation nazie.

Une telle expo se devait de consacrer une section à leur action, à ses résultats, aux nombreuses œuvres qui ont été préservées, cachées dans les collections publiques, souvent par donations bidon, avec la complicité de dizaines de conservateurs qui ont parfois risqué leur vie pour la protection de ces œuvres.

Car non ! décidément, contrairement à la vulgate en vogue depuis quelques années, la France ne fut pas, entre 1940 et 1944, un pays peuplé de lâches, de veules, de plus ou moins antisémites et plus ou moins collabos. Et ce ne fut certainement pas le cas non plus dans les musées.

5 – Rien sur le milieu du marché de l’art qui s’est tellement enrichi, à Paris, en Suisse et ailleurs, ni sur les fortunes colossales "d'honnêtes" marchands qui se sont alors bâties dans la commercialisation des œuvres spoliées.

6 – Rien, encore et toujours, sur la découverte des entrepôts (sinon une carte et quelques photos laconiquement légendées) où les nazis concentrèrent le produit de leurs rapines, ni sur les collecting points où les rassemblèrent les Alliés, ni sur les procédures de restitution après guerre…

Bref, au total, on a l'impression d'une expo faite de bric et de broc, sans réflexion sérieuse sur ce qu'elle avait à dire, sur les moyens pour le dire. Une espèce d'abdication de l'intelligence face au sujet à traiter. Et l'on se demande vraiment, en sortant, à quoi sert une exposition aussi mal conçue et aussi mal réalisée. À rien.

La clé est peut-être dans la dernière phrase du papier qui nous est proposé à l’entrée. « De façon troublante, l’histoire de ces peintures porte la trace de la déréliction et du malheur où furent jetés, parce qu’ils étaient juifs, des dizaines de milliers de citoyens français et d’étrangers accueillis par la France. » Et voilà bien la marque de la politique culturelle et mémorielle de la France sarkozyste : substituer le pathos et l’émotion à la pédagogie et à la réflexion.

Cette exposition ne montre rien, n’explique rien, renonce à faire comprendre ; mais elle autojustifie son abdication à expliquer et faire comprendre quoi que ce soit au visiteur par « la trace » portée « de façon troublante » « de la déréliction et du malheur ». Comme il suffit sans doute de verser une larme en écoutant la lettre de Guy Môquet (choix stupidissime : rappelons que GM fut arrêté pour avoir distribué, à l’heure du pacte germano-soviétique, des tracts contre la guerre impérialiste… franco-anglaise) pour comprendre ce que fut la Résistance.

"A qui appartenaient ces tableaux ?" : un ratage exemplaire ? (2)

Excusez-moi encore de me citer mais voilà, pour ma part, l’expo à laquelle je rêvais, sur ce sujet, dans L’Or d’Alexandre.

« Marion avait déjà établi un précatalogue des oeuvres dont elle espérait pouvoir obtenir le prêt ; elle avait aussi travaillé sur la structure de l’exposition qui aurait dû comprendre quatre sections. La première aurait retracé le déménagement des collections nationales et leur acheminement plus ou moins rocambolesque vers une multitude de châteaux — comme celui de Montal, en Quercy, où la Joconde séjourna quelque temps sous le lit de son conservateur —, de musées ou d’abbayes du sud de la France.

La deuxième aurait été dédiée aux grands collectionneurs juifs d’avant-guerre : Rothschild, Alphonse Kann, Wildenstein, Edmond Obadia-Nassi, David-Weill, Berheim-jeune…, à la genèse et à la composition de leurs collections.

Quant à la troisième, elle aurait été consacrée au système de spoliation allemand. Marion désirait y présenter des pièces destinées au gigantesque musée dont Hitler avait décrété la création dans sa chère ville de Linz, et pour lequel il avait choisi l’honorable Doktor Hans Posse, ancien directeur du musée de Dresde, comme receleur en chef, avec droit de préemption sur les chefs-d’oeuvre razziés dans toute l’Europe. Elle souhaitait également montrer le rôle des prédateurs « privés », avec des œuvres illustrant le goût de ceux qui, chacun selon son rang, étaient habilités à prélever une part du butin : Göring en tête, mais aussi Bormann, Ribbentrop, Speer, le sculpteur Arno Breker… Sans oublier les marchands d’art, indispensables intermédiaires des nazis pour leurs opérations sur le marché international, indicateurs des planques de collections trop bien mises à l’abri, charognards profiteurs de l’aryanisation ou acheteurs à vil prix aux persécutés pour revendre à prix d’or aux bourreaux (1941-42 furent, à Drouot, les meilleures années depuis le début du siècle) — tous s’étant réunis en conclave, courant janvier 1945, pour décider de ne fournir aucun renseignement à l’administration française, afin d’obvier à toute velléité de poursuite, saisie ou sanction financière.

C’est aussi dans cette partie centrale de l’expo qu’on devait faire comprendre au visiteur le rôle qu’avait joué Rose Valland, seule face à la machine de l’ERR. Marion avait prévu que des toiles récupérées après guerre grâce aux fiches de la conservatrice espionne seraient accrochées en fonction de la nomenclature établie par l’ERR: celles, classiques, que les nazis s’appropriaient ; celles qu’ils jugeaient « dégénérées » (Courbet, Manet, Renoir, Degas, Monet, Matisse, Braque, Dufy, Laurencin, Bonnard, Vuillard…) mais néanmoins dignes d’être échangées contre des toiles de la première catégorie, ou bien vendues sur le marché international — principalement en Suisse — au profit des finances du Reich millénaire ou de comptes à numéros qui pourraient se révéler utiles si jamais ledit Reich venait à ne pas durer tout à fait mille ans. Et puis celles de la dernière catégorie (plus d’un demi-millier), pour lesquelles il n’existe plus que des documents de seconde main puisque, trop juives ou trop dégénérées, les nazis avaient estimé qu’elles ne méritaient même pas d’être négociées et les avaient détruites en juillet 1943.

La dernière section de l’expo devait être consacrée aux milliers d’œuvres artistiques disséminées dans une Europe à feu et à sang, entre retraite allemande et avance alliée. Il y avait les trésors dont la sauvegarde dépendit en dernier ressort du courage des conservateurs qui en avaient la charge : André Chamson, Germain Bazin, Michel Martin, René Huyghe, philosophe de l’art devenu officier FFI, ou Gérald Van der Kemp qui, fleur à la boutonnière et canne à la main, parvint au dernier carat à empêcher un capitaine de la division Das Reich (celle des pendaisons de Tulle et du massacre d’Oradour) de brûler le château de Valençay, sauvant ainsi la Victoire de Samothrace, quelques dizaines d’autres chefs-d’oeuvre et sa propre vie. Il y avait ceux que Rose contribua à préserver en indiquant au commandement allié où se trouvaient un certain nombre des dépôts de l’ERR vers lesquels les pièces passées par le Jeu de Paume avaient été dirigées et qui, grâce à cela, ne furent pas bombardés. Les dizaines de milliers d’objets d’art, de peintures, statues, livres précieux, meubles anciens, bijoux, etc. que, au fur et à mesure de l’avance alliée à travers le Reich dévasté, la MFAA découvrit dans une infinité de caches : châteaux de Louis II de Bavière, couvents ou mines de sel du Salzkammergut autrichien.

Enfin, il y avait ces centaines de merveilles qui n’ont jamais reparu. Ici un Titien, là un Vinci, ailleurs un Raphaël ou le cabinet d’ambre de Leningrad, tant d’autres : détruits ? ou « entrés » discrètement dans des collections privées dont ils ne sont plus ressortis ? Les toiles de la collection Bernheim-jeune : brûlées, en mars 1944, dans l’incendie du château de Rastignac en Dordogne ? ou entassées juste avant dans des camions par les SS ? Celles du Jeu de Paume que l’ERR avait déposées au château de Nicolsbourg /Mikulov, en Moravie : anéanties par l’artillerie soviétique en avril 1945 ? ou emportées par l’Armée Rouge, on ne sait où, comme prise de guerre ? "

À part cela j’ai passé un excellent ouiquende au premier salon du livre de Béziers : le soleil était de la partie , et il n’est pas donné à tout le monde d’avoir un éditeur qui fait le cassoulet aussi bien qu’Olivier Tourtois ! Merci à mes nouveaux lecteurs rencontrés là et, pour leur patience, à ceux qui m’ont écouté présenter L’Or dimanche après-midi.