Depuis trente ans, la vulgate qu’on nous corne aux oreilles c’est que plus l’activité économique sera libérée de toute contrainte étatique, plus les marchés et les institutions financières seront libérés de tout contrôle, de toute entrave, plus les échanges seront libérés de toutes les barrières douanières, et plus l’humanité entrera rapidement dans les verts pâturages de la félicité universelle.

Pour atteindre ce paradis, il fallait bien sûr démanteler l’État-Providence, appauvrir les pauvres qui, on vous le promettait, deviendraient ensuite plus riches puisque le gâteau à partager serait plus gros, dépouiller les classes moyennes qui avaient perdu le goût du travail dans une fallacieuse sécurité (comme dit Mme Parizot, l'amour aussi est précaire), privatiser la Sécu, réduire les retraites à une misère, et surtout prendre moins aux riches qui le sont devenus, bien sûr, seulement parce qu’ils ont travaillé plus que la masse des feignants.

Il fallait aussi privatiser, détruire la planification, abolir le contrôle des gouvernements démocratiques sur la monnaie pour les remettre entre les mains de banques centrales prétendument indépendantes, c’est-à-dire idéologiquement favorables à un système économique qui fait de la pression sur les salaires la seule variable d’ajustement dans un monde où l’on a mis en concurrence des travailleurs ayant conquis des droits et des esclaves ; bref empêcher l’intérêt général d’avoir un quelconque moyen d’action sur l’économie.

Tout cela a été réalisé chez nous, indistinctement par des gouvernements de droite et de gauche – à certains égards d’ailleurs plus efficacement par ceux de gauche –, au nom de la modernité et sous couvert d’une construction européenne qui n’est plus depuis longtemps que le moyen le plus pratique pour des nomenklaturas politiques nationales parasitaires d’imposer aux peuples les choix dont ils ne veulent pas.

Ce discours est devenu hégémonique et, depuis vingt ans, on a assisté à une fabuleuse redistribution des richesses au détriment du travail, en faveur du capital. On a discrédité idéologiquement puis déconstruit pierre à pierre les modèles européens (capitalisme rhénan ou système mixte de la France gaullienne) d’une économie de marché tempéré par un rôle important de l’État, garant de l’intérêt général, dont le but n’était pas le profit maximum de quelques-uns mais la plus juste répartition possible des fruits de l’effort de tous.

On a dérégulé ; on a vendu au privé des entreprises qui avaient été construites par l’investissement de la nation, qui servaient l’intérêt collectif, afin d’en faire des machines à cash seulement gouvernées par l’intérêt à court terme du plus fort rendement possible pour l’actionnaire.

On a vendu Elf à Total, GDF à Suez privatisée, demain on bradera EDF à quelque autre capitaliste, on poursuivra la privatisation du nucléaire, privant l’État de tout instrument de politique énergétique à une heure où il est vital d’en avoir une, face à Gazprom, face à la Sonatrach et à des producteurs qui défendent légitimement leurs intérêts.

Aujourd’hui, on privatise la poste ; en organisant l’inefficacité de l’Éducation nationale, on privatise déjà l’enseignement ; demain on va « ouvrir » le marché des transports : Air France va pouvoir faire circuler des TGV, la belle affaire ! Et Bruxelles veut casser le monopole de la RATP paraît-il ! Et permettre aux pauvres de se ruiner en jeux et en paris au profit d’entreprises privées : priorité des priorités, on en conviendra ! Mais en ayant forcé depuis vingt ans la SNCF à se plier aux lois du marché, où en est-on arrivé ? À un sous-équipement dont les banlieusards constatent chaque jour les ravages quand ils doivent prendre le train et le RER, à des TGV cloués sur place parce qu’on a pas investi dans la structure. La logique du privé qu'on a imposée à la SNCF depuis vingt ans est en train de rapprocher insensiblement ce qui fut une des plus modernes entreprises ferroviaire du monde, de l'état lamentable des chemins de fer privés britanniques.

On a abdiqué tout moyen d’agir sur la monnaie au profit de la BCE, de dévaluer si besoin est, comme le font les Américains quand ils le jugent nécessaire ; on s’est emprisonné dans les dogmes de Maastricht qui enlèvent toute marge de manœuvre aux gouvernements en période de crise.

On a enlevé à l’État tout moyen d’action sur la sphère financière, permis toutes les dérives de banquiers irresponsables. On a inventé des produits financiers d’une perversité inouïe, transformé la bourse – dont le but est de financer des entreprises produisant des richesses – en un casino où l’on « parie », à la hausse comme à la baisse, où il n’y a plus ni bon sens, ni rationalité des choix, ni garde-fous. Où des entreprises dont la valeur n’a pas changé, dont la richesse qu’elles produisent continuent à l’être, peuvent perdre 15 % ou 30 % en deux jours. Vous avez remarqué comme les libéraux vous ont asséné, dans les années 90, que les investissements calamiteux du Crédit Lyonnais condamnaient, dans son principe, l’économie mixte, l’irresponsabilité de l’État actionnaire, etc. Mais comme ils ne vous assènent pas que la crise actuelle remet en cause, dans leur principe, les politiques libérales menées depuis vingt ans.

Non ! ils vous disent juste que, pour éviter la crise, il faut que, après avoir privatisé les profits, on nationalise les pertes.

Pendant vingt ans on a privatisé les profits au détriment des projets collectifs, en considérant l’intérêt général comme une vieillerie idéologique à ranger au musée du marxisme. On a nié qu’il existât une troisième voie entre le libéralisme et le dirigisme. On a démantelé systématiquement tout ce qui avait permis d’avancer dans cette voie-là.

Aujourd’hui, on se lamente sur la crise financière, on joue l’ahurissement, on essaye de se rassurer comme on peut. Mais cette crise n’est pas fortuite. Comme celle de 1929, elle est le résultat d’une politique, celle de Reagan et de Thatcher ; celle dont, Sarkozy, avec son paquets fiscal, son bouclier fiscal, illustre mieux encore que ses prédécesseurs la stupidité, parce qu’il est à contretemps. Une politique qui, depuis vingt ans, ne considère plus que les moyens de produire du profit. Qui a totalement oublié les fins collectives, l’idée de l’homme, que ce profit doit servir ; les mécanismes, les contrôles, les entraves, les interventions étatiques et démocratiques nécessaires qui doivent permettre d’atteindre ces fins.

Et maintenant, comme dirait le camarade Lénine : Que faire ? Comment reconstruire ce qu’on a systématiquement détruit depuis vingt ans ?

C’est peut-être ce que devraient se demander les socialistes plutôt que de s’étriper pour savoir qui sera le syndic de faillite !… À cet égard, j’ai entendu Vincent Peillon, la semaine dernière, sur France Culture. Je ne sais pas pourquoi il est derrière Ségolène, parce que ses propos m’ont semblé à l’exact opposé de l’action de la dame, mais, en l’entendant, je me suis dit que tout n’était peut-être pas perdu si certains commençaient à songer au réarmement idéologique, à la réflexion sur la manière de rompre avec la gestion des affaires courantes, en se coulant dans le moule libéral et en tâchant d’en limiter les dégâts – ce qui est illusoire –, sur la manière d’imaginer, à partir du passé, ce que pourraient être les moyens à redonner à l’État pour lui permettre de reprendre son rôle et de faire prévaloir, de nouveau, l’intérêt public sur les intérêts privés, de réorganiser une économie de marché selon d’autres normes, sociales et écologiques, que le profit.