L'Or d'ALexandre

(Extrait)

GuillemetsSi le jouir m’est inaccessible, le désir, lui, est resté bien vivace. Plus qu’autrefois peut-être, lorsqu’il pouvait s’assouvir. Parce qu’il s’accumule en moi, sans plus trouver d’exutoire, comme le niveau de l’eau monte derrière un barrage. Il a fait du libertin épanoui que j’étais, un frustré dont tout l’être tend vers ce qu’il ne peut plus atteindre. Tantale est devenu mon saint patron. Et plus le temps passe, plus mes yeux et mon esprit ont besoin de se gaver de la représentation des jeux dont j’ai été éliminé. Films pornos, littérature érotique, rêves endormis ou éveillés sont les seules dérivations par lesquelles peut s’écouler un peu du flot dont la pression sur le barrage est chaque jour plus forte. Afin d’éviter qu’il ne finisse par céder. Je sais que, pour beaucoup, un handicapé ne peut qu’être asexué. Je sais qu’ils jugeront obscène ma manière de ne pas m’y résoudre. Mais je m’en fous.
À Garches, en rééducation, j’ai sympathisé avec un jeune gars de dix-huit ans dont les dernières vacances avaient duré cinq jours. Le sixième, il avait plongé du haut d’un rocher dans une eau trop peu profonde. Un soir, il m’a raconté que, ado un peu coincé, il n’avait jamais dépassé le stade du flirt avant son accident. Puis il a éclaté en sanglots.
Et moi qui ne pouvais pas même le serrer dans mes bras, je me suis demandé qui, de nous deux, était le plus maudit ? Celui qui a tout goûté, savouré, dévoré et qui connaît la valeur de ce qu’il a perdu, qui garde comme une plaie vive la mémoire de toutes les jouissances dont il est désormais privé ? Ou celui qui doit faire le deuil de ce qu’il ne découvrira jamais, qui doit se résigner au fait d’avoir raté, irrémédiablement, une des plus belles parts de l’existence ? Celui qui ne peut que se repaître des souvenirs qui l’obsèdent ou celui qui est condamné à imaginer ce qu’il ne ressentira jamais ?
(…) Je sais que certains trouveront ça dégueulasse. Parce que la compassion qu’ils éprouvent pour nous, leurs généreuses cogitations s’arrêtent à l’accessibilité et à l’insertion professionnelle, à nous permettre de trimer et de monter en ascenseur. Parce qu’ils seraient scandalisés, dégoûtés, si jamais nous parlions aussi de notre droit au plaisir. Parce qu’avec sa très catholique pruderie, la patrie universelle et soi-disant laïque des Droits de l’homme mettra autant de temps à se doter de prisons respectant la dignité des détenus qu’à reconnaître le droit au suicide assisté ou à instituer le remboursement par la Sécurité sociale des services sexuels rendus par des professionnels aux handicapés. Aux hommes comme aux femmes. Aux hétéros comme aux homos. À ceux qui sont ou non capables de baiser et de jouir. Alors que ces soins d’amour sont déjà un droit aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne ou dans le canton de Zurich. Je sais que certains trouveront répugnant que nous osions prétendre vivre notre libido autrement que comme un malheur supplémentaire. Mais je m’en fous
.Guillemets fermés

L’Or d’Alexandre, pp. 168, 169.


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