Les ombres du levant

(Extrait pp. 320-321)

GuillemetsJe me suis essayé déjà à définir la nature de ce contentement que nous ne nous sommes jamais lassés d’éprouver au drôle de lien qui, même loin l’un de l’autre, nous a unis pour quarante ans : correspondances de réactions, connivence, tendresse, complémentarité de nos tempéraments (non sans heurts) et rites ludiques qui, à tout autre qu’à nous, eussent semblé d'un ridicule achevé. Est-ce la maternité – l’amour exclusif et la névrose qu’elle engendre forcément à mes yeux – qui fait les femmes plus rétives au jeu et aux comportements gratuits ? Est-ce le renoncement à la paternité qui rend les garçons amoureux des garçons moins inclinés à se prendre au sérieux, plus sensibles à la dérision, à ces riens sauvés du naufrage de l'enfance ? Toujours est-il qu’à soixante-cinq ans passés, avec Willy, nous nous appelions toujours « Canardo » et « Buseau », qu’il lui arrivait de battre des ailes en sautillant pour « faire le Willy », ou de baisser la tête – regard torve – afin de « faire le sournois », qu’il menaçait encore de m’infliger « le supplice de la chenille » et que nous évoquions souvent cet avenir où, pépés indignes et espiègles, nous nous courserions en fauteuils roulants dans les couloirs de quelque hospice, pour nous faire une niche ou punir l'autre d'une facétie méchante que son esprit sénile et malicieux aurait une nouvelle fois imaginée. (…)
» Quant à la dimension sensuelle de notre relation, intense dans nos premières années, elle changea radicalement de nature à partir de ce jour où, en plein 69 endiablé, nos regards se croisèrent, soudain plus sensibles au ridicule de la posture qu’à la frénésie de l’action, et où nous fûmes saisis du fou rire le plus fou de notre vie – qui pourtant en a connu beaucoup. Dès lors, nous ne nous retrouvâmes guère dans le même lit, sauf pour tromper notre faim dans une époque trop longue de disette, ou nous essayer à ces expériences de sociabilité de groupe qui furent en grande vogue dans la bonne société des années soixante-dix. Pour le reste et ayant décidé qu’on ne fait bien l’amour qu’avec un inconnu, si nous chassâmes parfois ensemble, nous préférions, d’ordinaire, dévorer nos proies chacun dans sa tanière. Non sans sacrifier à l’esprit de compétition ; non sans céder à l’autre, plus rarement, un numéro de téléphone pour comparer ensuite nos impressions de prédateurs. Ni l’un ni l’autre blasés, jamais ; nous avons l’un et l’autre connu d'intenses périodes de boulimie suivies de longues phases d'inappétence. 
Guillemets fermés


Fermer