Les Ombres du levant

Éléni a-t-elle jamais réellement existé ? À sa mort, je venais d’avoir trente et un ans ; et bien des fois depuis, je me suis demandé si je n’avais pas rêvé Éléni. Tant ce que je me rappelle d’elle correspond au plus intime de ce que je crois avoir compris de la Grèce, du temps où elle a vécu, de ses chimères… et des milliers de destins broyés – comme celui d’Éléni – non pas seulement par les nazis – ce qu’Éléni, ses camarades, moi aussi, nous avions fini par trouver « naturel » –, mais par l’ignoble guerre civile que les « libérateurs » ont déchaînée – et dont Éléni fut pour moi toutes les victimes. (…)
Éléni (…) n’a jamais rusé. Éléni est d’autant plus admirable que je suis convaincu – mais je n’ai compris cela qu’après y avoir réfléchi presque quarante années – qu’elle savait tout, depuis toujours, de ce qui l’attendait ; avec ce don si intensément grec du tragique, ce sens du destin dont même les dieux ne sont pas maîtres. Elle commençait toujours par afficher ses convictions, ses désirs. Puis elle luttait jusqu’à ce qu’elle ait arraché le morceau. Ou qu’elle se soit cassé le nez. Jamais je ne l’ai vue esquiver. Négocier. Transiger. Même dans l’insignifiant. Et je l’imagine, dans ses derniers jours, crachant son mépris à la gueule de ses assassins, jusqu’à son dernier souffle, dans une ultime imprécation. (…)
Eléni était communiste et je ne l’ai jamais été. Elle l’était bien plus profondément que son frère, Pavlos. Les hommes sont toujours plus tête en l’air dans cette sorte d’engagement. Eléni se savait en charge du salut de son pays, de la liberté et de la justice dues à chaque Grec – dans ses jours d’humilité ; dans les autres, du salut de l’humanité. C’est ce qui est noble chez les communistes – ceux de ce temps-là et de ce lieu-là en tout cas. Ils se battaient comme si le destin du monde ne devait dépendre que de leur courage et de leur force d’âme. J’ai toujours cru qu’elle se trompait de chemin. Je le lui ai dit quelquefois. « Arrête de causer, causeur. Tu n’es qu’un bourgeois ; pas des pires, non, même plutôt moins borné qu’un vulgaire social-traître, mais tu ne comprendras jamais. Fais-moi plutôt l’amour, tu es plus convaincant. » Coincé Alexandre. J’ai toujours bien aimé qu’on me traite en gamin – et en objet sexuel. Mais je sais aussi que si Éléni s’est trompée, c’est parce qu’elle avait raison dans sa révolte, dans son combat ; de ne pas subir.