LE CHÂTEAU DU SILENCE

(Extrait pp. 214-215)

GuillemetsIl n’est pas simple d’avoir à s’exposer au regard d’autrui. Fût-il celui, tout amical, de Peter. Qu’a-t-on l’impression d’être, alors ? au mieux, une coupe débordante de fruits ; au pire, un gibier flanqué d’une aiguière d’argent ou un bœuf écorché dont on scrute les entrailles – une vanité… Pendant quatre semaines, chaque matin, je me suis rendu chez Peter et Anna pour y boire un fond de café italien et m’asseoir, plein d’angoisse, en face de Peter. Qu’allait-il chercher à peindre de moi ? Mon apparence ? J’en doutais. Jusque dans quel recoin de mon être allait-il fouiller ?
Pendant trois heures, je me tenais immobile et muet ; sauf lorsqu’Anna avait pitié de moi et qu’elle venait causer cuisine ou bien de ses démêlés villageois, me demander la recette des œufs à la neige ou bien pourquoi tant de gens, même sans profit ni utilité, se croient obligés de mentir. (…)
» Trois heures dans l’odeur de la térébenthine, l’œil fixé sur un clou tordu, dix centimètres à droite de la porte verte de l’atelier, sous l’œil inquisiteur de Peter ; trois heures durant lesquelles l’œil de Peter restait fiché en moi, comme le clou dans le mur. Un triangle unissant les yeux de Peter aux miens, les miens à ce clou tordu ; un triangle auquel il manquait un côté : le clou n’avait pas d’œil.
» Peter presque nu, en slip à cause de la chaleur ; Peter à la peau brune, mouchetée de toutes les nuances de sa palette ; Peter aussi beau que ses autoportraits, désirable mais hors d’atteinte de mon désir ; Peter que je tentais d’observer, quelquefois, mais sans bouger d’un pouce, en lorgnant vers la gauche jusqu’à risquer d’en perdre l’équilibre. Peter concentré, buté, un pinceau entre chacun des doigts de la main gauche, un autre entre les dents, le dernier dans la main droite courant fébrilement sur la toile ; suspendu en l’air l’instant d’après, comme s’il commandait au temps de s’arrêter. Peter qui semblait prêt à cribler mon corps de ses pinceaux.
Guillemets fermés


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