LE PLONGEON

(Extraits, pp. 237-244)

Guillemets Ce soir-là, au monastère*, la quasi-totalité de l’île est rassemblée autour des trois moines, de leur higoumène qui célèbre la messe assisté par les popes des trois villages, et par deux autres venus tout exprès, l’un de New York, l’autre de Kalgoorlie. L’office a débuté depuis longtemps lorsque Iannis et Marc franchissent le seuil du monastère pavoisé, illuminé de tous ses feux. Des femmes se pressent dans l’église, avec des miches de pain à bénir sous le bras ; d’autres assiègent la porte gauche de l’iconostase, tendant un billet au bedeau dont la tête sort par l’embrasure comme d’un guichet.
– Regarde, lapin, cela paraîtrait scandaleux chez nous, mais c’est ce que j’aime dans l’Orthodoxie,  une des raisons pour lesquelles il ne faudra pas trop t’étonner si je m’y convertis un jour : son côté humain – sans « moraline » dirait Nietzsche. (…)
Les deux garçons grimpent une dizaine de marches. Dans une cour plantée de figuiers dont l’odeur rend fou, au bord d’un espace circulaire et dallé, trois musiciens terminent leurs essais de sono : un violoniste, nonagénaire et crétois, réputé pour ne jamais repartir d’une soirée sans une jeunesse à son bras, un joueur de laouto (le luth), et un clarinettiste. Au-delà, les tables sont dressées sous une treille aux pampres exubérants et aux grappes pendantes. Sous la direction des épouses des prêtres, un bataillon de femmes s’affaire en cuisine autour de gigantesques marmites fumantes, débouche les bouteilles de retsina, emplit les verres d’ouzo ou distribue les assiettes de salade au foie de volaille. Chacun contient avec peine son impatience que se taisent les haut-parleurs diffusant les dernières litanies de la cérémonie.
Car ici, explique Marc à Iannis, on ne communie pas en ingérant gravement, chacun dans son coin, un bout de pâte sans levain, on vit le partage des plaisirs : Platon a payé une partie des haricots pour la soupe, Aristote a saigné une de ses chèvres, Christos a donné l’huile d’un de ses oliviers ; tous, ils ont offert quelque chose au monastère afin que le monastère offre à la communauté cette soirée durant laquelle ils vont ripailler, boire et danser ensemble au son du violon d’un vieux trousseur de jupons. (…)
Grigorios, le pope de la Chora, quitte la table d’honneur ; il se dirige vers le cercle dionysiaque, retrousse sa soutane, tire de la poche de son pantalon un billet de cinq mille drachmes qu’il dépose en s’inclinant devant le violoneux, puis agite un mouchoir blanc que le Gréco-Américain ne tarde pas à saisir, avant de faire signe aux trois autres prêtres. Et les cinq popes de se lancer dans une sousta du diable, bientôt suivis par une bonne partie de l’île. Quant à ceux qui ne rejoignent pas la danse (à regret, l’higoumène a jugé ses vieilles jambes trop fatiguées), chacun à son tour brandit en l’air un billet, pour manifester son contentement à l’Église de Grèce, et va en faire l’offrande au vieux libertin – plus rares étant ceux qui respectent l’ancien usage : un crachat dans la main appliqué sur le front de l’un des musiciens, promesse devant l’Éternel d’une récompense plus substantielle encore.
Il y a deux phases dans une sousta. Durant la première, la plus lente, chacun tient ses voisins par le bout des doigts, les bras levés vers le ciel. Mais dès que le rythme s’accélère, les bras s’abaissent et chacun saisit la main du danseur qui précède et de celui qui suit son voisin. C’est à ce moment-là qu’Iris entraîne Marc et Iannis dans la sarabande des popes :
– Tu te rappelles ce que dit Nietzsche, lumière ? Je ne croirai jamais qu’en un dieu qui danse.Guillemets fermés


* Le grec monastiri ne désigne pas forcément un monastère au sens occidental du terme, occupé en permanence par des moines. Dans les îles notamment, il s’agit souvent d’églises, en pleine campagne, disposant d’une cuisine, de dortoirs et d’un lieu de banquet, où toute l’île se retrouve, à la date de la fête patronale, pour l’office, mais aussi pour le repas en commun, les libations et les danses qui suivent. .


Fermer