Le Château du silence

(Extrait)

Guillemets– Je sens que je vais crier,
dit l’Homme.
– Ne le fais pas, ils vont te battre.
– Je le sais bien, Kosta,
Mais quand je sens le cri monter en moi
De cette façon-là,
Je sais aussi que rien ne peut le retenir.

L’Homme rentre en lui-même.
Pour tenter de le contenir,
Malgré tout,
Ce cri.
Il n’entend plus les autres ;
Il n’entend plus rien.

– Il va finir par nous faire fusiller.
– Et alors,
N’est-ce pas ce qui pourrait nous arriver de mieux ?
– Ne blasphème pas, Kosta.
Dieu nous a mis sur terre pour vivre et chanter ses louanges ;
Personne n’a le droit de reprendre ce qu’Il nous a donné.
– Tu nous la bailles belle ! Papa Yorgo.
S’il existe, ton putain de Dieu,
C’est un sacré salaud ou un beau maladroit !

Celui que les autres appellent le « gros » Dimitri,
Bien qu’il soit plus maigre qu’un clou,
Se met à sangloter comme un gosse.
– Tout ce qui advient est utile,
Reprend le pope.
Et les épreuves qu’Il nous envoie,
Nous les avons méritées.

Le gros Dimitri s’arrête de pleurer.
– Mais qu’est-ce que j’ai fait, moi, pour mériter ça ?
J’avais une terre et je la cultivais.
J’avais une femme et des enfants ; je les aimais.
J’ai toujours honoré Dieu, respecté mes voisins ;
Même les Turcs.
J’ai toujours pratiqué les lois sacrées de l’hospitalité ;
Ma femme, j’ai parfois été injuste avec elle,
Et j’ai bien volé un peu Ali qui m’achetait mon vin…
Mais qui ne le fait pas ?

– Et les gamins qu’ils ont emmenés dans l’autre camion ?
Et le bébé qu’ils ont arraché devant tes yeux,
Du sein de la petite Mélina,
Avant de la violer et de la tuer,
Qu’est-ce qu’ils avaient fait, eux ?

Ni le pope ni personne ne répond à Kostas.
Tous, ils regardent leurs souliers
Sans lacets,
Usés jusqu’à la corde.
Parfois l’un d’eux ose élever ses yeux
Jusqu’au visage décavé d’un de ses compagnons,
Jusqu’à la barbe ;
Rarement plus haut.
Puis il les rebaisse à la hâte,
Refusant de se faire le témoin de cette humiliation
Qui est aussi la sienne.
La leur.

– Je ne peux plus.
Soupire l’Homme,
Des larmes dans les yeux.

Quelle chance on a !
Pensent-ils tous ;
Yorgos, le pope, comme les autres.
Quelle chance on a !
Nous,
De pouvoir le retenir, ce cri !
Ou de n’avoir plus besoin
De le pousser
. Guillemets fermés

Le Château du silence, pp. 34-36.

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